Un drone iranien Shahed-136 va frapper Kiev – photo AFP du 17 octobre 2022.
L’Iran, l’Ukraine et la Russie. Pourquoi la République islamique apporte-t-elle un soutien militaire et politique à la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine ? Elements d’analyse présentés à la 8e Journée internationale de Sciences Po Grenoble, le 2 décembre 2022, autour du thème: « Le Moyen-Orient et la guerre en Ukraine ».
Depuis au moins l’été 2022, Téhéran a livré des armements à la Russie, utilisés contre l’Ukraine. Ce qui est cohérent avec la reprise par l’Iran du narratif russe sur la nécessité d’intervenir en Ukraine. Mais ce qui pose problème au regard des principes de la politique étrangère iranienne fixé par le Guide suprême Khomeyni en 1979.
De quels engagements de l’Iran aux côtés de la Russie parle-t-on dix mois après le début de la guerre en Ukraine ?
Nous sommes tributaires des évaluations des services de renseignement américains – mais sur l’Ukraine, ils sont plutôt crédibles depuis l’automne 2021 ; des mensonges de Moscou et de la dissimulation de Téhéran – mais on peut en trier les éléments.
1) Ce qui est sûr : En juin et juillet 2022, une délégation russe a visité à deux reprises la base aérienne de Kashan (centre) où sont stockés des drones iraniens. Téhéran a livré à l’été 2022 des drones-suicide Shahed-136 de longue portée (2000km), destinés à frapper des cibles fixes1. Le chiffre de 2000 drones a été avancé. Plusieurs centaines d’entre eux ont été abattus par l’Ukraine sous l’appellation russe de Geran’-2 [Geranium-2]. Téhéran a également livré des drones de combat Mohajer-6, comparables, en plus sommaire, aux Bayraktar TB-2 livrés à Kiev à partir de 2018 par la Turquie2. Les drones considérés sont des armes simples à concevoir, à construire et à utiliser. Ce n’est pas la première fois que l’Iran livre des drones et des missiles basiques, prêts à l‘emploi, à monter en kit ou à répliquer. Téhéran en a livré et en livre au Hezbollah libanais (via la Syrie, d’où la fréquence des bombardements israéliens), aux rebelles houthis au Yémen (utilisés contre l’Arabie saoudite et les EAU en 2019 surtout).
2) Ce qui est de l’ordre des hypothèses :
– Un accord aurait été conclu pour la fabrication de drones iraniens en Russie. Des techniciens iraniens seraient présents en Crimée pour assister les Russes dans la mise en œuvre de ces drones.
– Les Iraniens auraient rétrocédé à la Russie des batteries de missiles sol-air S-300 acquis en 2015, que Moscou utilise pour du bombardement sol-sol en Ukraine. Ainsi qu’une variante iranienne, le Bavar-373, équivalente aux Patriot américains.
– Les Iraniens auraient proposé à la Russie de leur fournir des missiles balistiques. Les sources sécuritaires israéliennes s’inquiètent des interactions russo-iraniennes dans ce domaine. Moscou pourrait aider les Iraniens à améliorer les capacités des missiles, et partager les retours d’expériences de combat réel.
3) Ce qui est sûr également, au plan politique :
– depuis 2021 , et la finalisation en mars d’un accord de partenariat stratégique de 25 ans avec Pékin, Téhéran ne cesse d’annoncer la finalisation d’un « partenariat stratégique » de long terme avec Moscou ;
– après le 24 février 2022: Téhéran légitime l’intervention russe en Ukraine en reprenant le narratif de Moscou;
– depuis le 16 septembre 2022: dans les enceintes internationales (onusiennes principalement), et dans ses médias, Moscou reprend le narratif iranien sur les origines du grand mouvement de révolte que doit réprimer Téhéran.


I/ Du « Ni Est, ni Ouest » (1979) au « Regard vers l’Est » (2005)
La politique étrangère de République islamique repose en principe depuis 1979 sur le mot d’ordre formulé par Khomeyni « – Na sharqi, Na gharbi – Ni Est, ni Ouest ». Le nouveau régime se voulant anti-impérialiste et non aligné3. Ce qui vise bien sûr les États-Unis, mais également l’Union soviétique, marxiste et athée, et qui vient alors d’intervenir en Afghanistan. Mais l’anti-américanisme idéologique systémique, obsessionnel et paranoïaque (Le Grand Satan / Marg bar Amrika !) l’a toujours emporté. Associé à un anti-sionisme virulent qui ressort parfois de l’antisémitisme(Marg bar Israil !). Il est vrai que la politique américaine a largement contribué à entretenir l’antiaméricanisme (G.W.Bush & son « Axe du Mal » ; Trump retirant la signature américaine de l’accord de Vienne de 2015). Officiellement, le mot d’ordre « Ni Est, ni Ouest » est toujours affiché en 2022, ne serait-ce qu’au-dessus de tous les porches du ministère iranien des Affaires étrangères à Téhéran, et sur nombre de sites internet officiels.
La « Look East policy » est formulée en 2005, remisée en 2015, relancée dès 2018
Un tournant intervient en 2005 après l’élection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013) et l’influence croissante des pasdaran. Une nouvelle doctrine officielle, le « Nagah be Shargh / Regard vers l’Est / Look East Policy » ouvre la voie à une coopération accrue avec la Chine et la Russie (définis comme des Etats « anti-hégémoniques » eurasiatiques), et à une candidature à l’Organisation de coopération de Shanghai. La doctrine a été formulée vers 2001, semble-t-il, par l’ancien secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, futur négociateur en chef du dossier nucléaire, et futur président du majlis, Ari Larijani. Cette orientation (idéologique, économique, sécuritaire) vers Pékin et Moscou renvoie à l’anti-américanisme fondateur, alimenté par les engagements américains au Moyen-Orient (guerre en Irak) et contre l’Iran (renforcement des sanctions après la révélation du programme nucléaire en 2002). Moscou et Téhéran avaient signé en 2001 un accord de partenariat de 10 ans (renouvelé deux fois 5 ans), dont on n’a jamais vraiment su grand-chose. Des coopérations -civiles surtout – se sont engagées avec les Russes, qui mènent à bien la construction du premier réacteur de la centrale nucléaire de Bousheir ; livrent des avions civils Tupolev-154 (à la fiabilité très médiocre), et prennent des commandes d’armements modernes (missiles anti-aériens S-300, véhicules blindés, avions et hélicoptères). Et le Guide a encouragé les étudiants et les universitaires à se tourner eux aussi vers l’Est, alors que leur tropisme est de manière écrasante tourné vers les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne 4.
Toutefois le partenariat avec Moscou n’a pas tenu toutes ses promesses, car dans les deux décennies qui ont suivi, les relations ont été en dents de scie, et ont plusieurs fois mécontenté Téhéran. Le « Regard vers l’Est » est vite parasité par le vote des sanctions internationales sur le nucléaire par Pékin et Moscou ; par le fait que Pékin en profite pour n’acheter le pétrole iranien qu’à des prix très faibles, et que Moscou suspend les commandes militaires déjà signées. D’autre part, après la signature de l’accord de Vienne en 2015, l’ouverture à l’Occident apparaît beaucoup plus prometteuse pour l’économie iranienne que les échanges avec « l’Est ». A peine l’accord signé, on a vu une foule de délégations économiques occidentales se presser à Téhéran, ce qui était technologiquement et en terme de consommation des ménages iraniens autrement plus attrayant que les échanges avec la Russie, somme tout limités. Et de grosses commandes de Boeing et d’Airbus sont-elles passés, de préférence aux Tupolev…
Cette ouverture à l’Occident est privilégiée pendant 3 ans, jusqu’au retrait américain de l’accord, et la relance des sanctions, qui rétablissent le « Regard vers l’Est » comme une priorité, pour les « réformateurs » comme pour les « ultra-conservateurs »5. Avec Pékin (surtout au plan économique) et avec Moscou (sur d’autres terrains).
II/ Des intérêts partagés avec la Russie, mais aussi de nombreux contentieux, historiques ou récents
Les intérêts partagés sont surtout sécuritaires et stratégiques…
1) En Syrie. Dès le premier jour, Moscou et Téhéran ont partagé la même analyse des « printemps arabes » comme « complot occidental », des « révolutions de couleur » visant à déstabiliser des Etats souverains et des régimes anti-impérialistes (Libye, Syrie). Moscou comme Téhéran dénoncent également une « insurrection islamiste [sunnite : Les Frères musulmans]», encouragée par les Occidentaux et les pétromonarchies. La composante djihadiste radicale (en Irak et en Syrie : Al-Qaïda, Al-Nosra, l’Etat islamique-Daech) est présentée comme le produit des interventions militaires américaines sur zone (en Afghanistan dans les années 1980, en Irak en 2003). D’où la double intervention en Syrie pour « sauver Bachar »: la Force Al-Qods des pasdaran dès 2012 ; les Russes par des livraisons d’armes dès 2011, puis directement sur le terrain à l’été 20156.. Soulignons que le partage des tâches a été inégalitaire sur le terrain : les Russes ont très largement limité leur action à des bombardements aériens, accompagnés de quelques sorties sanglantes de la milice Wagner, puis de détachement d’une Police militaire essentiellement composée de Tchétchènes. Au sol, ce sont les officiers de la Force Al-Qods qui ont du structurer et commander les milices de « volontaires chiites » recrutés parmi les Afghans, les Irakiens et les Pakistanais, et se battre contre les rebelles (Alep) et les djihadistes. Les Iraniens en ont conçu un ressentiment certain.
2) Face aux Etats-Unis. Le retrait par Trump de l’accord annoncé dès 2017, avec entrée en vigueur de sanctions brutales au printemps 2018, et absence de réaction de ses alliés (l’UE), ont refermé la porte de l’ouverture à l’Ouest prônée par les « réformateurs » autour du président Hassan Rohani (2013-2021). Pour les dirigeants iraniens de tous bords, l’Occident est désormais perçu comme un tout hégémonique, belligérant, intrinsèquement « indigne de confiance ». Dès son élection en juin 2021, le président Ebrahim Raïssi a réaffirmé la primauté de la « Look East Policy ». Réinterprétée et présentée comme un élément permanent de la politique étrangère de l’Iran adoptée et poursuivie depuis 2005 ; et s’incarnant selon la ligne fixée par le Guide tout autant dans la stratégie de détente (tashanojzedai) d’Hassan Rohani, que dans la stratégie offensive (tahajomi) de M.Ahmadinedjad, Q.Soleimani ou E.Raïssi 7.
– Avec la Chine, alors que rien ne se passait depuis 2016, Téhéran a relancé les discussions en 2019-2020 pour aboutir à la signature annoncée le 27 mars 2021 d’un accord de partenariat stratégique de 25 ans avec la Chine 8 (en gros : pétrole et gaz iranien contre investissements chinois sur le long terme).
– Parallèlement, on a relancé les feux avec la Russie, avec renouvellement annoncé le 11 octobre 2021 d’un accord global de partenariat renforcé de 20 ans -sans confirmation de Moscou à ce jour, visiblement peu pressé..
– Avec l’OCS: admission de plein droit de Téhéran, effectif au sommet de Samarcande le 15/9/2022. La formalisation de l’intégration de l’Iran au sein de l’OCS renforce et l’Iran, et, à la marge, cet organisme eurasiatique de stabilisation et sécurisation régionale, parfois (et totalement abusivement) présenté comme un pendant de l’OTAN 9.
… mais les contentieux avec Moscou ne manquent pas
L’histoire de la Perse à l’Iran alimente la méfiance à l ‘égard de Moscou, tant elle est lourde de contentieux séculaires : les traités du Golestan (1813) et Turkmantchaï (1828) sont pour l’Iran l’équivalent des Traités inégaux imposés à la Chine au XIXe siècle, sans cesse rappelés par Pékin ; le « Grand Jeu » entre « l’Ours russe » et le « Lion britannique », a débouché sur la convention anglo-russe de 1907, partageant la Perse en deux zones d’influence ; l’Iran est partagé en zones d’influence soviéto-anglo-américaines de 1941 à 1946 10 ; Staline manœuvre en 1945-1946 pour détacher l’Azerbaïdjan et le Kurdistan iraniens de Téhéran, et pour essayer de mettre la main sur une partie des pétroles iraniens…
L’incident d’Hamedan, à l’été 2016, montre que la méfiance nationaliste iranienne reste à fleur de peau. A l’automne 2015, les Russes ont envoyé une salve de 21 à 26 missiles de croisière mer-sol contre la Syrie depuis la Flottille de la Caspienne (qui étaient de pure démonstration à l’international, le tir ne présentant aucun intérêt tactique ou stratégique). Ce qui supposait une autorisation de traversée de l’espace aérien iranien (et irakien), jusque-là jamais accordée. Peu après, dans l’été 2016, un communiqué du Kremlin se félicite de l’ouverture d’une présence militaire russe permanente sur la grande base iranienne Shahid Nojeh, près de Hamedan (centre-ouest), pour le transit des matériels militaires vers la Syrie. Tollé immédiat des souverainistes, nationalistes, et autres principalistes à Téhéran, qui dénoncent « le manque de fiabilité » des Russes, « agissant en fonction de leurs seuls intérêts ». Ils en appellent au « Ni Est, ni Ouest » & imposent à Moscou un démenti formel. Car l’Iran ne peut absolument pas autoriser une puissance étrangère à stationner des troupes sur son sol, puisque même le shah ne l’avait pas accordé aux Américains, même si des dizaines de milliers de conseillers militaires américains y étaient présents à la veille de la révolution islamique .… Un simple communiqué russe a ainsi provoqué une crispation immédiate au sommet du régime de Téhéran : la menace russe historique ressurgit avec une initiative contraire aux principes anti-impérialistes fondamentaux de 1979. Ali Larijani, le président du majlis doit se démener pour expliquer que les passages russes ne sont pas contradictoires avec la Constitution ; et qu’il s’agit, dans le cadre des accords bilatéraux irano-russes, d’un stockage d’équipements militaires nécessitant la présence provisoire de personnels militaires russes 11. Mais, à la même époque, en Syrie, les Iraniens sont confrontés à d’incessantes frappes israéliennes sur leurs dépôts et ateliers qui ravitaillent le Hezbollah libanais. Bombardements qui ne peuvent se faire qu’avec l’autorisation des Russes, qui contrôlent l’espace aérien syrien depuis 2015 – encore un motif de mécontentement pour Téhéran.
On a entendu les mêmes discours, et les mêmes références anti-impérialistes, venant des mêmes acteurs politiques nationalistes et souverainistes, et d’une partie de l’opinion publique en 2020-2021, lors de la négociation du partenariat avec « le Dragon [chinois »]qualifié le « nouveau traité de Turkmantchaï », ou de « nouvelle Convention de 1907 » entre le Lion et l’Ours….. On a vu réapparaître ces derniers temps, du côté d’universitaires et d’éditorialistes, des critiques du partenariat annoncé avec Moscou. Un peu sur les mêmes thèmes que contre la Chine : « il faudrait peut-être effacer le «Ni Est, ni Ouest » des frontons du ministère des Affaires étrangères »12. Des réformistes critiquent le « paternalisme russe » dans les négociations nucléaires, au détriment d’une réouverture vers l’Occident. En mars 2021, un enregistrement fuite où l’on entend le ministre des Affaires étrangères M.Javad Zarif accuser les pasdaran de jouer la carte russe pour faire échouer une reprise des négociations nucléaires. Mais les modérés sont totalement marginalisés après Rohani. Faute de pouvoir attaquer frontalement le pouvoir, on reproduit donc dans les médias des critiques occidentales (si possible anglo-américaines) de ce rapprochement avec Moscou. Et des khomeynistes souverainistes convoquent le « ni-ni », contre Moscou comme contre Pékin.


La Perse (le shah persan…) , coincée entre l’Ours russe et le Lion britannique: deux caricatures britanniques de 1907 et 1911. Le fondement historique du mot d’ordre de Khomeyni en 1979: « Ni Est, ni Ouest »…
III / En quoi la guerre en Ukraine accélère-t-elle le rapprochement Téhéran-Moscou?
Quelques heures après le lancement de « l’opération spéciale » russe, les autorités iraniennes légitiment et soutiennent la décision de Poutine : « le conflit en Ukraine trouve ses racines dans la politique irresponsable et malveillante des Etats-Unis et de l’OTAN »13. Moscou ne pouvait que se défendre des « provocations de l’OTAN ». Tout en ajoutant que « L’Iran ne voit pas le recours à la guerre comme une solution (et) regrette l’usage de la force », et en s’abstenant lors des premiers votes à l’ONU au nom de sa « neutralité », Téhéran légitime les choix de Poutine. Rien de nouveau : la diplomatie iranienne s’était déjà alignée en 2008 sur le narratif russe lors de la guerre en Géorgie, puis en 2014 lors du début de la guerre en Ukraine et l’annexion de la Crimée. Téhéran partage avec Moscou le même discours apocalyptique sur « le déclin de l’Occident », ses « valeurs décadentes », etc. Et même le vocabulaire de satanisation : au « Grand Satan » américain », et à ses alliés les « Petits Satans » (dont la France) répond le « Lucifer de Kiev » récemment dénoncé à Moscou par l’ancien président Dimitri Medvedev, actuel vice-président du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie.
En réalité, Téhéran s’est vite engagée dans un soutien militaire discret à Moscou. Qui a vite entraîné une rafale de nouvelles sanctions américaines (mais aussi européennes et canadiennes) contre des personnes physiques (pasdaran) & entreprises iraniennes reliées à la fabrication des drones et missiles. Les rencontres bilatérales au sommet se sont multipliées depuis le début 2022: quatre entre Poutine et Raïssi ; une entre Poutine et le Guide Ali Khamenei à Téhéran le 19 juillet. A la mi-novembre, rencontre à Téhéran du secrétaire du Conseil de sécurité russe, Nikolaï Patrouchev (ex-directeur du FSB…), avec son homologue iranien l’amiral Ali Shamkhani (en poste depuis une décennie). Les ministres des Affaires étrangères, de la Défense et des responsables ministériels « techniques » font des va-et-vient entre les deux capitales. L’activisme diplomatique est donc visible. Nous laisserons de côté les gains de ce rapprochement pour Moscou 14 (dans le Grand jeu anti-occidental, tout soutien supplémentaire est bon à prendre), pour insister sur les bénéfices attendus à Téhéran.
Que gagne ou espère gagner Téhéran, qui est le demandeur principal d’un partenariat?
1) Un soutien diplomatique. Dans les enceintes internationales (ONU, Conseil de sécurité, Conseil des droits humains), Téhéran a la garantie d’obtenir le soutien (ou les vétos) de la Russie et de la Chine lors des débats sur l’Iran et les droits humains
– L’Iran peut espérer le soutien diplomatique de Moscou auprès d’autres acteurs du multilatéralisme. L’Iran est ainsi candidat aux « BRICS » (Brésil 15, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud)
– Sur les négociations nucléaires : officiellement, Moscou, partie à l’accord de 2015, est toujours favorable à un nouvel accord, pour éviter la prolifération. Mais, dans le contexte ukrainien, se satisfait du blocage actuel qui gêne les Occidentaux.
2) Un soutien politique. Moscou soutient le régime iranien, au nom de la « non-ingérence dans les affaires intérieures » (Pékin). Le 9/11/2022, Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité russe, rencontre à Téhéran son homologue l’amiral Ali Shamkhani. Et déclare : Nous notons le rôle-clé joué par les services secrets occidentaux dans l’organisation d’émeutes de masse en Iran – et la diffusion ultérieure de désinformations sur la situation dans le pays via les médias occidentaux en langue perse qui sont sous leur contrôle. Nous considérons cela comme une ingérence manifeste dans les affaires intérieures d’un État souverain ».
3) Les voies et moyens de contourner les sanctions.
– La mise en place de filières communes financières et bancaires de contournement des sanctions
– une coopération économique renforcée (en 2020, l’Iran était seulement le 46e partenaire de la Russie, soit 0,4 % du commerce extérieur russe)… .
– La coopération énergétique, en particulier dans le gaz (technologies avancées & GNL par Gazprom ; échanges croisés de gaz16) et du nucléaire (2 nouveaux réacteurs à Busheir à construire par Rosatom)
4) La modernisation de l’appareil militaire par le gros vendeur d’armes au Moyen-Orient qu’est la Russie :
– Livraison de chasseurs-bombardiers Su-25 ; et peut-être de Su-35 (livrés à la Chine et à l’Egypte) ; de missiles air-sol S-400, plus performants que les S-300 (la Turquie détient déjà deux batteries de S-400) 17.
Etant entendu que tout cela est à terme : la Russie a actuellement d’autres préoccupations que d’exporter ses armements…
Dans ce partenariat avec Moscou, pour qui y aura-t-il de vrais bénéfices à Téhéran ?
L’Iran est clairement plus demandeur d’un partenariat stratégique que la Russie. Significativement, lors du compte-rendu de la rencontre Raïssi-Poutine à Moscou le 19 janvier 2022 , le président iranien développe sur la volonté de Téhéran d’établir un partenariat stratégique ; et Poutine (à 5 jours de déclencher l’Opération spéciale contre l’Ukraine), ne traite que du bilatéral régional : échanges commerciaux, Afghanistan et Syrie, négociations nucléaires. Iraniens et Russes sont dans une relation clairement asymétrique : ils ne jouent pas dans la même catégorie. L’Iran est une puissance régionale sous sanctions, toujours très isolée. Et fragilisée en interne. Même après 10 mois de guerre en Ukraine, et sous sanctions sévères, la Russie reste une puissance globale, nucléaire, multilatéraliste, avec de nombreux interlocuteurs au Moyen-Orient, dont des adversaires ou ennemis de l’Iran (Arabie saoudite, Israël). Pour Moscou, Téhéran est un partenaire régional intéressant et utile, mais loin d’être exclusif.
On peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’en interne, les demandeurs et acteurs principaux sont les pasdaran. Ceux-ci ont acté l’échec des nouvelles négociations nucléaires avec les Occidentaux. Ils ont procédé à une nette accélération de l’enrichissement de l’uranium, à hauteur de 60 %. Moyennant une aide peu coûteuse à Moscou pour la guerre en Ukraine (les drones), ils peuvent espérer en retour une assistance accrue aux programmes stratégiques dont ils ont la charge exclusive: nucléaire, missiles18, spatial. Peut-être peut-on en voir la première manifestation le 9 août 2022, quand la Russie lance de Baïkonour un satellite d’observation Kanopus-V, au profit de l’Iran. Les spécialistes estiment qu’il va faire grandement progresser les capacités de renseignement militaire de Téhéran sur tout le Moyen-Orient.
Les relations sont fortes entre Moscou et les pasdaran.Ce qu’on peut lire entre les lignes des louanges régulièrement tressées par les Russes en direction des Gardiens. En 2019, Washington les désigne et les sanctionnent comme « entité terroriste » : Moscou souligne immédiatement leur utilité « dans le maintien de la stabilité en Iran », et dans la mise en oeuvre des « politiques nationale, régionale et internationale de l’Iran ». Une rumeur insistante veut d’ailleurs que l’intervention du général Qassem Soleimani, le commandant de Al-Qods des Gardiens, ait été majeure dans la décision de Moscou : figure essentielle dans la stratégie régionale de Téhéran et personnalité charismatique, avec l’accord et les instructions du Guide Khamenei, il s’est rendu à deux reprises au moins à Moscou dans l’été 2015, carte des opérations en main, alors que ses déplacements restaient habituellement strictement limités à un axe Ormuz-Bagdad-Damas-Beyrouth19. Déjà omniprésents dans la politique régionale dont ils sont officiellement en charge (Ormuz, Golfe, Irak, Syrie, Liban20), les Gardiens sont bel et bien au cœur de la relation bilatérale (et asymétrique) avec la Russie.
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Deux réflexions pour terminer et engager la discussion. La « Look East Policy », dans les deux hypothèses Chine ou Russie, pourrait faire « courir [à Téhéran] le risque d’être relégué à un rôle de sous-fifre dans une entreprise dirigée par des poids-lourds qui opèrent déjà dans son voisinage immédiat »21. Et en tous cas, pour les Iraniens, dans la révolte qui ébranle le régime en cet automne 2022, ni Moscou, ni Pékin, ne seront la solution…

Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods des pasdaran, acteur majeur de l’intervention directe de Moscou en Syrie en 2015 (ici avec des miliciens hazaras afghans de la Division Fatimiyoun , en Syrie, le 12 juin 2017. Photo: Tasnim)
NOTES
1 Les autorités iraniennes ont nié toute livraison d’armes à la Russie. Jusqu’à ce que l’évidence des preuves ukrainiennes impose au ministère iranien des Affaires étrangères, le 24 octobre, de reconnaître ces livraisons; puis de les nier à nouveau (« more research is needed ») « en attendant une rencontre irano-ukrainienne à Kiev ».
2 Téhéran maîtrise bien la technologie et l’utilisation des drones et des missiles de croisière, comme ils l’ont prouvé à plusieurs reprises contre l’Arabie saoudite et les EAU en 2018-2020, à partir de lancements au Yémen et en Irak. Les drones iraniens considérés sont des armes simples à concevoir, à construire et à utiliser. Ce n’est pas la première fois que l’Iran livre des drones et des missiles basiques, prêts à l‘emploi, à monter en kit ou à répliquer. Téhéran en a livré et en livre au Hezbollah libanais (via la Syrie, d’où la fréquence des bombardements israéliens), aux rebelles houthis au Yémen (utilisés contre l’Arabie saoudite et les EAU en 2019 surtout).
3 THERME Clément, DJALILI M-Reza (dir.), L’Iran en quête d’équilibre Confluences Méditerranée, 2020/2, N° 113, p.20. CR par J-P.BURDY le 1/8/2020 : https://questionsorientoccident.blog/2020/09/01/la-livraison-de-lete-2020-de-la-revue-confluences-mediterranee-no-113-sous-la-direction-de-cl-therme-et-de-m-r-djalili-est-consacree-a-liran-en-quete-dequilibre-ele/
4 Al-Monitor, « Khamenei instructs Iranian scholars to look eastward », Al-Monitor, 18/10/2018. URL: https://www.al-monitor.com/originals/2018/10/iran-khamenei-leader-look-east-jcpoa-europe-trump-china.html
5 Considéré comme plutôt pro-occidental (après un doctorat et de nombreuses années passées aux Etats-Unis…), le ministre des affaires étrangères du président Rohani, Mohammad Javad Zarif, a alors évoqué à plusieurs reprises la doctrine de la « Look East Policy » comme « une politique de coopération alternative avec l’Asie (la Chine) ou l’Eurasie (la Russie, l’OCS) nécessaire pour surmonter les sanctions pétrolières et bancaires» et sécuriser le régime iranien.
6 THERME Clément, « L’Iran et la Russie après les révoltes arabes de 2011 : entre nouvelles convergences et divergences persistantes », in: Géopolitique de l’Iran. La renaissance ? , Diplomatie. Les grands dossiers no 37, février-mars 2017, 98p., p.61-65
7 PAHLAVI Pierre, « L’Iran au travers du prisme géopolitique », in: De l’Afrique de l’Ouest à l’océan Indien : approche géohistorique et enjeux géopolitiques, Revue de géographie historique, 2019, no 12, 23p., p.14. URL : https://journals.openedition.org/geohist/1487?lang=fr
8 Sur les prémisses de cet accord, et les polémiques en Iran, cf. BURDY Jean-Paul, « «L’Iran, « A l’Est, toute… » ? Le partenariat stratégique entre Téhéran et Pékin », Aix-en-P., Ed.Areion, Moyen-Orient no 49, janvier-mars 2021, 98p., p.72-77 ; LINCOT Emmanuel, « Que penser du partenariat Chine-Iran ? » in : Où va l’Iran ? Les Grands Dossiers de Diplomatie no 69, août-septembre 2022, p.68-72
9 Grâce aux soutiens chinois et russe, l’Iran est désormais membre de plein exercice de l’OCS, après des années de candidature. Une première étape avait été franchie lors du sommet de l’OCS de Qingdao en 2018 auquel participait le président Hassan Rouhani, lorsque l’intégration de l’Iran avait été initialement envisagée. Trois mois après l’élection d’Ibrahim Raïssi, Xi a déclaré avoir lancé la procédure d’intégration de l’Iran à l’OCS – une annonce immédiatement saluée par Poutine. En septembre 2022, la République islamique a été officiellement accueillie dans le bloc eurasien lors du sommet tenu à Samarcande, en Ouzbékistan. Après 17 ans d’adhésion en tant qu’observateur, l’Iran a fièrement annoncé son adhésion permanente à l’OCS, alors que la Turquie, également candidate, reste sur son strapontin de « partenaire de dialogue ». Mais en rejoignant les puissances eurasiennes russe et chinoise, Téhéran remet en cause la doctrine du « Ni, Ni» khomeiniste… On notera qu’invitée au départ par la Russie à adhérer à l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC, 2002, sous direction russe), l’Iran avait décliné au motif du « Ni Est, ni Ouest ». Puis l’OTSC avait évité d’évoquer l’Iran, car avec sa clause de défense mutuelle, l’organisation craignait de se trouver impliquée dans un conflit Iran-Israël.
10 On relèvera un incident diplomatique en août 2021 qund l’ambassadeur de Russie publie sur son compte twitter une photo d’une rencontre russo-britannique pendant la conférence de Téhéran en 1943. Cf. : THERME Clément, « Le partenariat russo-iranien. Une entente conjoncturelle aux accents sécuritaires / The Russian-Iran Partnership in a Multipolar World », Etudes de l’IFRI , Russie-NEI Reports, no 37, mars 2022, 36p. URL :https://www.ifri.org/en/publications/etudes-de-lifri/russieneireports/russian-iran-partnership-multipolar-world
11 « Le ministre iranien de la Défense critique la Russie pour avoir révélé utiliser des bases aériennes iraniennes », Washington D.C., MEMRI, Memri.fr, 25/8/2016. URL : http://memri.fr/2016/08/25/le-ministre-iranien-de-la-defense-hossein-dehghan-critique-la-russie-pour-avoir-revele-utiliser-des-bases-aeriennes-iraniennes-en-syrie-cetait-inapproprie/
12 Rapporté par THERME Clément, « L’Iran et la Russie : entre ambitions idéologiques et intérêts divergents », in : Quel avenir pour la Russie de Poutine ?, Diplomatie. Les Grands dossiers no 67, avril-mai 2022, 98p., p.64.
13 Le MAE iranien Hossein Amir Abdollahian à Moscou, le 15 mars 2022.
14 Cf.DELANOË Igor, « Le partenariat russo-iranien à l’épreuve du conflit en Ukraine », in : Où va l’Iran ? Les Grands Dossiers de Diplomatie no 69, août-septembre 2022, p.62-65 ; & : «Le Moyen-Orient : un multiplicateur d’influence dans la volonté de puissance de la Russie », dossier « Moyen-Orient. Des guerres sans fin », La Documentation Française, Questions internationales no 103-104, septembre-décembre 2020, p. 83-85.
15 L’élection de Lula au Brésil est plutôt porteuse pour Téhéran : on se souvient qu’il avait proposé un plan brésilien pour l’uranium iranien en 2010, avec le soutien de la Turquie, repoussé par les Occidentaux.
16 L’Iran, la Russie et le Qatar, soit trois des principaux producteurs mondiaux de gaz, ont co-fondé le Forum des Etats exportateurs de Gaz (Gas Exporting Countries Forum 2001-2008, 19 membres).
17 La Turquie a commandé à la Russie deux systèmes S-400 « Triumph » en septembre 2017. Un système S-400 se compose notamment d’un poste de commandement et de contrôle mobile, d’une station combinant plusieurs types de radars mobiles [haute altitude, multifonctions, basse altitude] et d’un maximum de 12 véhicules de lancement dotés chacun de quatre missiles intercepteurs.Les premiers S-400 ont été livrés à Ankara en 2019. Depuis, et après leur évaluation technico-opérationnelle, ils ont été mis en service au sein de deux unités [15e Füze Üs Komutanlığı à Istanbul]. Depuis, Ankara évoque régulièrement la commande d’un second lot de S-400. Et à la mi-août 2022, le chef du Service fédéral russe de coopération militaro-technique [FSVTS], Dmitri Chougaiev, a affirmé qu’Ankara venait de signer un contrat portant sur la livraison d’un second lot de S-400, avec une partie de la production localisée en Turquie. Les Turcs, qui étaient au même moment à Washington pour négocier l’achat de F-16 Viper, se sont récriés qu’en fait ce second lot était déjà mentionné dans le contrat initial de 2017. Cf. http://www.opex360.com/2022/08/19/la-turquie-a-t-elle-commande-un-nouveau-lot-de-systemes-russes-de-defense-aerienne-s-400/ . On notera qu’au printemps 2022, Washington a suggéré aux pays de l’OTAN détenteurs de systèmes de défense anti-aériens russes de les céder à l’Ukraine : ce qui concerne des S-300 slovaques, bulgares et grecs (2 systèmes récupérés auprès de Chypre dans les années 2000 : http://www.opex360.com/2013/12/16/les-forces-armees-grecques-ont-teste-pour-la-premiere-fois-le-systeme-russe-de-defense-aerienne-s-300/ ) ; et les S-400 turcs (ce qui évidemment mécontenterait fortement Moscou.…).
18 Les sources sécuritaires israéliennes s’inquiètent particulièrement des interactions russo-iraniennes dans le domaine des missiles. Moscou pourrait aider les Iraniens à améliorer les capacités des missiles, et partager les retours d’expériences de combat réel.
19 Peut-on risquer un parallèle : les Russes ont aidé les Iraniens d’Al-Qods en intervenant directement en Syrie en 2015 ; en 2022, les pasdaran renvoient l’ascenseur à Moscou pour la guerre en Ukraine ?
20 Rappelons que, jusqu’à présent, la quasi totalité des ambassadeurs et autres diplomates iraniens à Bagdad, Damas et Beyrouth sont issus du corps des Gardiens, les autres postes diplomatiques de l’Iran dans le monde étant en général occupés par des diplomates de carrière.
21 PAHLAVI Pierre, « Eléments fondamentaux de la géopolitique de l’Iran » in : Où va l’Iran ? Les Grands Dossiers de Diplomatie no 69, août-septembre 2022, p.52

Ces dernières années, Téhéran a maintes fois exhibé ses drones (ici des manoeuvres avec des Shahed-136, début 2022)


Lents et très bruyants, des centaines de drones-suicide iraniens Shahed-136, renommés Geran’-2 [Geranium-2] par les Russes, ont été abattus avant d'exploser au-dessus de l'Ukraine, en particulier en octobre 2022