Photo: Téhéran mosquée Mossala, grande prière du vendredi 17 janvier menée par le Guide suprême. Portraits de Soleimani et al-Mohandis; slogan « Mort à l’Amérique! »


Après l’aveu officiel des tirs de missiles contre le Boeing ukrainien, dans une adresse à la nation diffusée à la télévision le 15 janvier, le président Hassan Rohani appelle à «l’unité nationale» et à un changement radical dans le mode de gouvernement du pays : «Les gens veulent s’assurer que les autorités les traitent avec sincérité, intégrité et confiance». Et il demande aux «forces armées de présenter des excuses et d’expliquer au peuple ce qui s’est passé» pour que les gens comprennent «qu’ils ne voulaient rien cacher». Il est clair que le président, fragilisé par la politique de Donald Trump et les coups incessants que lui portent les ultra-conservateurs, essaie de regagner des soutiens dans l’affaire du Boeing ukrainien. Mais, à la veille d’élections législatives qui s’annoncent calamiteuses pour le camp des modérés, l’exercice est impossible, venant d’un membre central du régime, présent au Conseil national de sécurité (organe majeur des décisions stratégiques), et qui est considéré comme l’un des responsables de la répression sanglante de la « crise de l’essence » en novembre: prétendre à la fois répondre aux attentes de transparence de l’opinion publique, dénoncer les dysfonctionnements structurels du régime, et devoir exalter à travers le martyr Soleimani les Gardiens de la révolution, directement responsables du crash et du mensonge d’État .

La ligne dure : le sermon et les discours du Guide Ali Khameneï le 17 janvier

Du côté du Guide  suprême, la ligne du régime fixée dans la tourmente intérieure et régionale est, sans surprise, une ligne dure. Pour Ali Khamenei, l’heure n’est pas à la réconciliation nationale, mais à la consolidation de la base sociale et politique de la République islamique. Avec le carburant traditionnel du régime : l’antiaméricanisme. Le 17 janvier 2020, et pour la première fois depuis 2012, le Guide suprême dirige la prière du vendredi et prononce le sermon à la vaste mosquée Mosallā de Téhéran. 1. Il développe ensuite un long discours. Il y synthétise les positions du régime après la séquence de l’assassinat de Ghassem Soleimani, des frappes de missiles iraniens contre des bases américaines en Irak, et de la chute du Boeing ukrainien. Ce dernier épisode est qualifié par lui de « moment triste et amer ». Mais qui ne peut en rien faire oublier le « sacrifice et le martyre » du général Ghassem Soleimani. Il lui consacre de longs développement, ainsi qu’à l’importance de la Force al-Qods pour la République islamique : des «combattants sans frontières» qui garantissent « une partie de la sécurité [du] pays », , « alors que ceux qui scandent «ni Gaza, ni Liban, ma vie pour l’Iran ! 2» n’ont jamais donné leur vie pour l’Iran. » . On ne peut douter que ce soit là la conviction idéologique première partagée par tous les Gardiens de la révolution, une armée idéologique forgée sur les champs de bataille de la guerre Irak-Iran (1980-1988), sur lesquels Ghassem Soleimani a fait ses premiers pas de combattant au front aux côtés… d’Ali Khameneï. Dans une antienne habituelle, le Guide juge que les jeunes qui ont manifesté après le crash de l’avion sont au mieux « le fruit de médias [iraniens] trompeurs », mais plutôt des ennemis de l’intérieur « à la solde de l’étranger » – il est vrai que dans un régime paranoïaque, le soutien public et répété de Donald Trump aux manifestants vaut preuve du complot. Pour lui, « le vrai peuple iranien » est celui qui a participé aux funérailles du martyr, et non pas ceux qui ont protesté contre l’accident d’avion, et ne sont « pas représentatifs de l’ensemble du peuple iranien. » Il qualifie à plusieurs reprises de «Jour de Dieu» (une formule coranique) l’ampleur des cortèges de funérailles – mais aussi les frappes de missiles contre les Américains. Et d’appeler une dernière fois à l’unité.

Le Guide à la tribune, avec son micro et son habituel fusil automatique.

Dans un contexte politique radicalisé, les modérés sont sur la défensive

Au final, l’appel du Guide Khameneï à l’unité nationale le 17 janvier semble faire écho à celui du président Rohani deux jours auparavant. Mais il laisse deviner les tensions au sein de l’appareil dirigeant entre les « principalistes » (les tenants idéologiques radicaux des principes fondateurs de la République islamique) et les Gardiens (pleinement engagés dans la « résistance maximale » hybride aux Américains), et les « réformateurs » et autres « modérés ».

A défaut de provoquer la chute du régime iranien, naïvement envisagée par certains à Washington, la « pression maximale » sur l’Iran a considérablement durci le contexte politique intérieur. Le président Rohani et les modérés qui avaient négocié l’accord sur le nucléaire (avec l’autorisation du Guide et du Conseil de sécurité nationale), et avaient vanté les bénéfices qu’allaient y trouver tous les Iraniens à cet accord, se retrouvent évidemment très affaiblis par la crise économique et les tensions sociales. D’une part parce qu’ils sont obligés de faire corps avec les premiers dans les crises en cours (pressions et sanctions américaines, assassinat de Soleimani, solidarité avec les Gardiens) ; et d’autre part parce qu’une partie de la population (en particulier leur électorat et les étudiants) les considèrent, largement à raison, comme co-responsables de certains épisodes particulièrement violents (la répression de la « crise de l’essence », en particulier, et le mensonge du Boeing ukrainien). Rohani et les modérés, qui se réclament de la légitimité du suffrage universel dans les limites posées par la République islamique, n’ont actuellement aucune perspective alternative à la « résistance maximale » décidée par le Guide, soutenue par les ultra-conservateurs, et mise en œuvre par les Gardiens.

Les élections législatives du 21 février sont désormais préformatées au profit des conservateurs: les douze membre du Conseil des gardiens de la Constitution, chargés de valider les candidatures à la candidature, ont éliminé la moitié des quelques 14000 postulant(e)s; et surtout empêché nombre de députés modérés sortants de se représenter. Le procédé n’est pas nouveau: il avait déjà été mis en oeuvre lors des législatives de 2004, avait entraîné les (vaines) protestations du président de la République d’alors, le réformateur (empêché de réformer…) Mohamed Khatami, et avait provoqué une évidente désertion des urnes par une partie importante de l’électorat modéré. Le même processus est en cours pour les législatives à venir: (vaines) protestations d’un président modéré, Hassan Rohani, très affaibli par la crise économique et sociale; vraisemblable faible participation électorale, dûe au boycott des urnes par une partie de l’électorat, désabusée et privée de ses candidats par le Conseil des gardiens.

A l’inverse, quotidiennement entretenue par Donald Trump, la logique de confrontation, à l’intérieur comme l’extérieur du pays, conforte les tenants de la ligne dure : les ultraconservateurs (les principalistes qui, sur la ligne du Guide, se réclament d’une légitimité révolutionnaire), et les tenants d’un unilatéralisme à la fois isolationniste et régionalement interventionniste, sont renforcés dans leur hostilité de toujours à l’Amérique et à Israël, à la signature de l’accord nucléaire et à la « normalisation » de l’Iran sur la scène internationale.

Un régime résilient, de plus en plus militarisé

Le président Trump (« e vrai visage de l’Amérique » pour Khameneï) , le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo, les Saoudiens et quelques autres émirs pensent peut-être que le régime iranien est au bord de l’effondrement. Ce ne serait pas leur première erreur stratégique. Car la République islamique est résiliente – plus encore qu’une population iranienne confrontée aux difficultés de sa vie quotidienne, et que le régime a les moyens coercitifs de contrôler.

L’empilement des décisions américaines contre l’Iran depuis 2017, et le soutien rhétorique apporté par les tweets de Donald Trump aux manifestants en Iran, ont conforté les dirigeants de la République islamique dans leur conviction que les Etats-Unis veulent la chute du régime. La « résistance maximale » face à cet objectif à peine dissimulé passe par dès lors par une politique des plus fermes. A l’intérieur, par l’écrasement sans pitié de tout mouvement contestataire d’ampleur. Au niveau régional, par la guerre asymétrique hybride contre Washington. Et cette double mission incombe aux Corps des Gardiens de la révolution. Lesquels, dans un régime qui se réclame toujours de « la révolution pour un ordre juste », sont ainsi devenus, à Téhéran comme à Bagdad ou en Syrie, les gardiens de l’ordre injuste existant. Les innombrables et très opaques institutions de sécurité du régime (Services de renseignement, appareil judiciaire, Corps des Gardiens, etc.) ont pu, à différentes périodes (lors du premier mandat du président Khatami, 1997-2001 ; lors du premier mandat du président Rohani, 2013-2017), paraître relâcher quelque peu leur emprise sécuritaire sur le pays. Mais les contestations de rue sociales et toujours politiques (2009, 2011, 2017-2018, 2019), souvent concomitantes d’un environnement régional lui aussi contestataire (printemps arabes, Syrie, Irak) ont systématiquement été brisées par la violence.

Une étude approfondie montrerait sans doute que le poids politique des Gardiens n’a cessé de se renforcer dans les dernières années, au point que l’on pourrait parler d’une militarisation du régime. Les Gardiens sont désormais partout, et renforcés par la politique américaine, en tant que première ligne de résistance du régime -ce pour quoi ils ont été créés en interne en 1979, puis avec le baptême du feu dans la guerre contre l’Irak. La promotion de Ghassem Soleimani par la propagande officielle à partir du début de l’actuelle décennie était peut-être d’ailleurs le symptôme de cette emprise croissante : bien qu’il se soit défendu de toute ambition politique (début 2017, et sans doute sincèrement, son ambition proclamée alors étant de « combattre pour le martyre ») son nom était de plus en plus souvent mis en avant comme possible candidat des conservateurs à la prochaine présidentielle – Napoléon perçant sous Bonaparte ?

NOTES

1L’intégrale, en différentes langues, des sermons et du discours du Guide le 17 janvier 2020: http://french.khamenei.ir/news/11987

Les illustrations sont également extraites de ce site

2 Le slogan est apparu lors des manifestations post-électorales de 2009, et a été répété depuis lors de toutes les crises politiques, en particulier en 2019.