Rencontre à Damas le 7 janvier: photo de l’agence de presse syrienne SANA.

Pour la première fois depuis 2011, Vladimir Poutine s’est rendu à Damas lors d’une visite-surprise préalable à une rencontre le lendemain avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan : le 7 janvier, le président russe a donc reçu le président syrien Bachar al-Assad à Damas. Et non l’inverse, comme le protocole diplomatique le conçoit depuis toujours. Retour sur une image hautement symbolique.

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Les biographies répétitives publiées dans les médias occidentaux après l’assassinat de Qassem Soleimani par un drone américain ont en général érigé celui-ci en acteur principal du maintien au pouvoir du dictateur de Damas, Bachar al-Assad, dont il était effectivement un interlocuteur majeur 1. L’intervention directe des Gardiens de la révolution de la Force Al-Qods en Syrie dès 2012, quand le régime a commencé à être menacé par une révolte populaire qui n’était pas encore djihadisée, est connue 2. Jusqu’en 2015, Soleimani était le manoeuvrier principal dans le soutien à Damas, avec l’objectif de garder la Syrie comme point d’appui essentiel de ce que certains ont nommé « le croissant chiite », permettant en particulier à Téhéran de continuer à soutenir le Hezbollah libanais, d’accéder à la Méditerranée et d’être sur place acteur des menaces contre Israël 3. Les Gardiens étaient alors conseillers stratégiques au sommet et sur le terrain de ce qui restait des forces régulières ou paramilitaires du régime syrien. Dans une deuxième phase, Soleimani a mis en œuvre en Syrie une stratégie déjà opérationnelle en Irak : la création de milices de « volontaires chiites » de différentes origines (pour l’essentiel Irakiens, Afghans, Pakistanais) encadrées par des Gardiens, et mobilisés au nom de « la défense des Lieux saints chiites ». Ces groupes ont participé à nombre d’opérations terrestres contre les opposants à Bachar (en particulier à Alep en 2016), puis dans la vallée de l’Euphrate contre un Etat islamique (Daech) déjà très affaibli par les frappes aériennes de la coalition internationale et les opérations terrestres des Forces démocratiques syriennes (FDS, kurdo-arabes), assistées par les forces spéciales américaines, britanniques et françaises.

Rohani, Soleimani et Bachar al-Assad à Téhéran le 25 février 2019

On a également attribué à un voyage de Soleimani à Moscou, à l’été 2015, la décision du pouvoir russe d’intervenir militairement directement en Syrie : on évoque ainsi (mais on manque totalement de sources primaires sur l’épisode…) Soleimani en train de convaincre Poutine d’intervenir, en s’appuyant sur une grande carte de Syrie. Que Soleimani ait alors poussé les Russes à accélérer leur intervention est plausible, mais on ne saurait oublier que l’influence russe en Syrie est bien antérieure à la guerre civile commencée en 2011 (dès les années 1960! 4), et que les Russes ont déversé sur la Syrie dès 2012 une très importante quantité d’armements et de munitions, accompagnée de conseillers militaires et d’officiers d’état-major. L’intervention militaire officielle de Moscou en Syrie à l’été 2015 n’est donc qu’une forme de « régularisation » d’un état de fait de plusieurs années. Depuis, alors que les Iraniens ont continué leurs opérations miliciennes terrestres, la Russie est devenue l’acteur militaire majeur : élargissement des facilités portuaires de Tartous en base navale russe de plein exercice ; installation d’une vaste base aérienne à Hmeimim (en tous points comparable aux grandes bases américaines dans le Golfe) ; bombardements aériens massifs et sélectifs (les villes, les écoles, les hôpitaux, les boulangeries…) ; déploiement de forces terrestres – artillerie et police militaire 5 dans les « zones libérées » par Damas, et en direction de la frontière nord, où les Russes ont pris du jour au lendemain la place des forces américaines rappelées sine die par Donald Trump ; déploiment des mercenaires (ou soudards?) du Groupe Wagner, dont certains se sont complaisamment filmés en train de commettre des atrocités dans l’Est de la Syrie, etc. Sans oublier le rôle diplomatique de Moscou, des vetos répétés aux résolutions du conseil de sécurité de l’ONU au tripode de l’accord d’Astana sur la Syrie associant Moscou, Ankara et Téhéran.

Poutine et Bachar al-Assad sur la base russe de Hmeimim, le 11 décembre 2017

Vladimir Poutine est venu à deux reprises en Syrie depuis 2015. Le 11 décembre 2017, il avait annoncé sur la base de Hmeimim, avec à ses côtés Bachar al-Assad, « la victoire complète sur l’État islamique » et « le début du retrait du contingent russe de Syrie » (sic). Ce 7 janvier 2020, il a rencontré le président syrien non pas au palais présidentiel, mais dans le centre de commandement des forces russes à Damas. Une photo saisissante montre les deux dirigeants assis sous.. une photo officielle du président russe. On ne saurait mieux illustrer symboliquement le rapport des forces 6. Selon des photos de la présidence syrienne diffusées par l’agence de presse du régime SANA, les deux présidents se sont ensuite rendus à la Mosquée des Ommeyyades ; et « en ce jour de Noël orthodoxe, ils ont visité l’antique cathédrale grecque-orthodoxe mariamite de Damas, où les deux dirigeants ont allumé un cierge. »

L’iconographie diffusée par les Russes comme par les Syriens ne laissent guère de doute sur la réponse à la question : « qui est le véritable maître (étranger) de la Syrie ? » A trop mettre en avant les Iraniens à travers la figure de Soleimani (les Iraniens ayant certes leur propre agenda régional pro-Hezbollah et anti-israéliens en Syrie, mais des moyens militaires et économiques restreints), ou le président turc Recep Tayyip Erdoğan  (à travers ses velléités récurrentes de se tailler une bande frontalière de sécurité et de repeuplement contre les « terroristes kurdes » au nord de la Syrie), on aurait tendance à oublier que le véritable parrain de la Syrie est bel et bien à Moscou, et s’y déploie à l’aise dans le vide de puissance laissé par les Américains depuis 2013.

NOTES

1 Cf. notre post de blog du 2/3/2019 : https://questionsorientoccident.blog/2019/03/02/la-demission-de-mohammad-javad-zarif-y-a-t-il-vraiment-une-bicephalie-de-la-politique-etrangere-de-liran/. Le régime de Damas vient d’attribuer à Soleimani la plus haute décoration syrienne.

2/ Cf. notre post de blog du 16/8/2012 : https://questionsorientoccident.blog/2012/08/16/iran-syrie-droles-de-pelerins-teheran-sinquiete-pour-laxe-de-la-resistance/

3 Cf. notre post de blog du 26/2/2019: https://questionsorientoccident.blog/2019/02/26/la-visite-de-bachar-al-assad-a-teheran-et-la-problematique-de-la-presence-iranienne-en-syrie/

4 Cf. notre post de blog du 25/3/2016 : https://questionsorientoccident.blog/2016/03/25/la-russie-au-moyen-orient-quelles-logiques-regionales-internationales/

5 Les contingents de police militaire russe envoyés en Syrie sont très largement formés de Tchétchènes (donc musulmans)

6 Gênés par une perche de micro encombrante, la plupart des médias ont recadré la photo et coupé du même coup la moitié de la tête de Poutine. Il faut donc revenir à la photo initiale, diffusée par SANA via Reuters.