L’excellente revue trimestrielle Confluences Méditerranée consacre régulièrement des numéros thématiques à l’Iran. La livraison de l’été 2020 [THERME Clément et DJALILI Mohammed-Reza (dir.), L’Iran en quête d’équilibre Confluences Méditerranée no 113, Eté 2020] s’inscrit donc dans la continuité de celles de 2008 [ CHAGNOLLAUD Jean-Paul (dir.), L’Iran, une puissance virtuelle ?, Confluences Méditerranée no 65, Printemps 2008], de 2013 [ THERME Clément (dir.), Iran : une nouvelle donne ?, Confluences Méditerranée no 88, Hiver 2013-2014] et de 2016 [ LEVALLOIS Agnès et THERME Clément (dir.), Iran-Arabie saoudite : une guerre froide, Confluences Méditerranée no 97, Printemps-Eté 2016].
La diversité des auteurs permet des angles d’approche variés sur l’Iran, de l’histoire des frontières (Yann RICHARD) à celle du constitutionnalisme (Houchang CHEHABI : la révolution de 1906 en Perse s’inscrivant dans un mouvement transnational, de l’Empire Ottoman à l’Egypte et à la Tunisie, du Japon à la Russie et à la Chine) ; des rapports structurels entre religion et pouvoir politique (Eva ZAHIRI : depuis l’imposition en 1979 du velayat-e faqih par l’Imam Khomeyni) aux mouvements sociaux démocratiques (Farhad KHOSROKHAVAR), etc.
Dans le contexte de la mort annoncée de l’accord sur le nucléaire de 2015, largement imputable au retrait de la signature américaine et aux errements de la politique trumpienne de « pression maximale sur l’Iran », et de la montée des tensions qui en découle dans le détroit d’Ormuz et en Irak, mais aussi sur le front intérieur, une large part du numéro 113 est logiquement consacrée aux engagements régionaux (Syrie : Ahmet HAJ-ASSAD et Pierre BLANC; Conseil de coopération du Golfe : Ali FATHOLLAH-NEJAD) et internationaux (Etats-Unis : Agnès LEVALLOIS ; Russie : Igor DELANOË ; France : Flavien BOURRAT, Clément THERME ; Chine : Thierry KELLNER) de la République islamique.
Nous avons plus particulièrement retenu quelques réflexions utiles aux travaux en cours sur l’Iran.
1/ A propos du titre de cette livraison « L’Iran en quête d’équilibre », qui peut paraître quelque peu paradoxal quand la République islamique est régulièrement qualifiée « d’Etat perturbateur » voire « d’Etat terroriste » au Moyen-Orient et dans les relations internationales.
Le titre est explicité p.22 par Clément THERME et Mohammed-Reza DJALILI : « La notion d’équilibre (movazeneh) est au cœur de la stratégie internationale de l’Iran au XXe siècle, du moins jusqu’à la révolution islamique (…). En revanche, le slogan [d’après 1979] « Ni Est, ni Ouest, République islamique ! », rapidement dépassé par un anti-américanisme militant, a conduit à une confusion entre indépendance et isolement du pays sur la scène internationale. C’est bien la perte d’équilibre introduite par l’idéologie khomeyniste qui a transformé l’Iran en une puissance régionale empêtrée dans ses contradictions entre impératifs idéologiques et contraintes économiques et géopolitiques. ».
2/ A propos de la possibilité de mener des recherches de terrain en Iran dans le champ de la science politique et de la sociologie.
Dans leur article L’Iran après la Révolution islamique de 1979 vu d’Occident, Clément THERME et Mohammed-Reza DJALILI soulignent combien la dimension géopolitique de la rupture de 1979 entre l’Iran allié de l’Occident et l’Iran révolutionnaire devenu menace n’a pas eu que des conséquences pour la définition des relations diplomatiques entre l’Iran et les États occidentaux. Elle a également eu des effets très significatifs sur la production de la connaissance universitaire occidentale sur l’Iran. Et ce, d’autant plus que l’Iran est devenu un terrain de recherche presque inaccessible pour les chercheurs en sciences sociales qui s’intéressent aux questions politiques contemporaines[1]. Les services iraniens sont largement convaincus que les chercheurs occidentaux parlant persan sont autant d’espions potentiels[2]. La difficulté d’accès au terrain a donc conduit les chercheurs à faire des choix scientifiques qui mènent par exemple à la multiplication des travaux sur le chiisme ; ou à des approches idéologiques hors sol du nucléaire ; ou à une autocensure nécessaire pour préserver l’espoir d’un accès ultérieur au terrain… Les approches géopolitiques et stratégiques sont désormais commandées par les ministères des Armées, ou des think tanks liés aux pouvoirs régaliens, ou encore des entreprises du complexe militaro-industriel.
3/ A propos de l’angle de focalisation sur (ou plutôt : contre) le programme nucléaire iranien, avec un discours largement apocalyptique dominant en Occident depuis deux décennies.
Dans son article Le nucléaire iranien vu de France (p.105-121), Clément THERME souligne combien le discours officiel français [3], avec une remarquable et quelque peu étonnante continuité sous les présidences de gauche et de droite, a fait de « la question nucléaire iranienne » l’hypothèse centrale et unique d’une course aux armements nucléaires au Moyen-Orient, en restant beaucoup plus discret sur d’autres trajectoires nucléaires dans la région [4]. La problématique unique de la prolifération l’emporte sur tout autre angle de lecture, encouragée il est vrai par l’opacité iranienne, et la politisation systémique des dossiers.
Ce discours français n’est que la déclinaison d’un discours dominant au sein des États occidentaux (comprendre : « aligné sur Washington ») sur une (potentielle) ambition nucléaire iranienne qui serait « par essence » différente de celle des EDAN (le « Club des 5 » Etats détenteurs de l’arme nucléaire), et de quelques autres détenteurs hors TNP (Israël, Pakistan, Inde)[5]. Ce discours officiel français émerge au début de la décennie 2000, alors que les néo-conservateurs connaissent à Washington leur heure de gloire sous la présidence de George W.Bush (2001-2009). La philosophe et politologue Thérèse Delpech (1948-2012), un temps directrice des affaires stratégiques au Commissariat à l’énergie atomique, en est la cheffe de file, partisane de l’intervention en Irak en 2003, et auteure virulente contre la menace nucléaire iranienne. Au Quai d’Orsay, les « stratégistes » spécialistes du nucléaire imposent alors une analyse aussi théorique qu’idéologique, largement inspirée par certains courants à Washington et réduisent au silence les « régionalistes réalistes », spécialistes du Moyen-Orient et de l’Iran, et qui auraient pu mettre en avant une approche plus historique, plus réaliste et plus pragmatique du dossier ianien. Ce qui aurait peut-être facilité l’action diplomatique de la France pendant la négociation de l’accord de Vienne en 2015[6]. L’auteur penche donc pour une approche plus complexifiée, et donc réaliste, du dossier nucléaire.
> Les livraisons de Confluences Méditerranée consacrées à l’Iran
CHAGNOLLAUD Jean-Paul (dir.), L’Iran, une puissance virtuelle ?, Confluences Méditerranée no 65, Printemps 2008
THERME Clément (dir.), Iran : une nouvelle donne ?, Confluences Méditerranée no 88, Hiver 2013-2014
LEVALLOIS Agnès et THERME Clément (dir.), Iran-Arabie saoudite : une guerre froide, Confluences Méditerranée no 97, Printemps-Eté 2016.
THERME Clément et DJALILI Mohammed-Reza (dir.), L’Iran en quête d’équilibre Confluences Méditerranée no 113, Eté 2020, Paris, L’Harmattan, 180p.
> Le sommaire du no 113 de Confluences Méditerranée , Eté 2020
L’Iran en quête d’équilibre (s.d. Clément THERME et Mohammed-Reza DJALILI), Confluences Méditerranée no 113, été 2020, Paris, L’Harmattan, 180p.
THERME Clément et DJALILI Mohammed-Reza L’Iran après la Révolution islamique de 1979 vu d’Occident, p.13-27
RICHARD Yann, La stabilisation des frontières nationales au XIXe siècle, p.29-40
CHEHABI Houchang, Approche comparée du constitutionalisme en Iran, p.41-52
ZAHIRI Eva, Religion et pouvoir politique en Iran contemporain, p.53-62
KHOSROKHAVAR Farhad, L’Iran, des mouvements sociaux démocratiques aux mouvements régressifs, p.63-76
MOGHADDARI Sonja, Localizing Iranian diaspora politics: A comparative approach to transnational critique and incorporation, p.77-89
BOURRAT Flavien, La Politique française dans le golfe Persique : entre enjeux économiques et défis sécuritaires, p.91-104
THERME Clément, Le nucléaire iranien vu de France, p.105-121
LEVALLOIS Agnès, Iran/États-Unis : de la coopération à la défiance sans limite, p.123-135
DELANOË Igor, Russie-Iran : après la victoire militaire en Syrie, quel partenariat ?, p.137-150
KELLNER Thierry, La Chine et l’Iran : une « alliance » en formation ?, p.151-165
FATHOLLAH-NEJAD Ali, L’Iran et le Conseil de coopération du Golfe : des relations entre un aveugle et un sourd, p.167-176
NOTES
[1] La multiplication des prises d’otages universitaires ces dernières années, comme celles nos collègues Fariba Adelkhah (CERI-Sciences Po Paris) ou Kylie Moore-Gilbert(Université de Melbourne) en témoigne d’évidence.
[2] Retenu prisonnier pendant 9 mois en 2019-2020 à la prison d’Evin, sous l’accusation d’espionnage, le chercheur africaniste Roland Marchal a témoigné à son retour à Paris que ses interrogateurs des services de renseignement des Gardiens de la révolution avaient visionné attentivement la série française Le Bureau des légendes, et que celle-ci avait renforcé leur conviction que les chercheur(e)s persanophones étaient des agents des services français. (en particulier sans doute le personnage de Marina Loiseau , dite « Phénomène », dans la saison 2, agent de la DGSE sous couverture d’ingénieure sismologue en poste à Téhéran).
[3] On a à la lecture le sentiment que l’auteur retient quelque peu sa plume et évite donc de citer quelques acteurs ou auteurs actifs au ministère français des Affaires étrangères et dans certains think tanks français, britanniques ou américains. L’enquête de Marc ENDEWELD dans Le Monde diplomatique de septembre 2020 : « Qui pilote vraiment le Quai d’Orsay ? M.Macron et « l’Etat profond » » donne plus de détails sur les groupes à l’action au sein du ministère dans les deux dernières décennies sur le dossier nucléaire.
[4] On se doit bien sûr d’évoquer Israël, puissance nucléaire de plein exercice non déclarée depuis 1967, Etat non signataire du Traité de non-prolifération de 1970, et donc non soumis aux inspections de l’AIEA. Au contraire de l’Iran, signataire du TNP et soumis à des inspections, y compris surprises, par l’AIEA, comme c’est le cas fin août 2020.
[5] La Corée du Nord, dont le « Grand dirigeant » est tout particulièrement choyé par le président Trump (sans aucun résultat probant que l’on sache, en cette fin de mandat du président américain), restant un cas à part.
[6] Et ce, d’autant plus que le déséquilibre spectaculaire de la diplomatie française et du complexe militaro-industriel au profit de Riyad et d’Abou Dhabi ne peut que susciter l’ire de Téhéran. Socialiste puis macroniste (non encarté à LREM), Jean-Yves Le Drian, successivement ministre des Armées et ministre des Affaires étrangères incarne la symbiose des deux dimensions diplomatique et militaro-industrielle, en particulier dans son volet pro-saoudien.