Des contestations récurrentes dans l’histoire de la République islamique

L’important mouvement de contestation que connaît l’Iran depuis le 16 septembre 2022 (mort de Mahsa Zhina Amini) en perspective avec les différentes vagues de contestation qu’a connu la République islamique depuis le début des années 1990, que nous avons rappelées dans un article précédent :

– 1992 : : manifestations contre des destructions de bidonvilles dans différentes villes du pays

– 1995 : augmentation du tarif des transports urbains à Téhéran

– 1999 : une série d’assassinats d’intellectuels, puis la fermeture de journaux (dont Salam)

– 2009 : le Mouvement vert, après la réélection truquée du président M.Ahmadinejad (2005-2013)

– Fin 2017-début 2018, puis printemps et automne 2019 : grèves et manifestations contre la hausse du prix de l’essence et des produits de base, la vie chère et la corruption.

– 2022-2023 : manifestation de femmes (et hommes) puis de collégiennes et lycéennes

Ces mouvements sont d’origines et de natures variables :

– des luttes ponctuelles localisées : 1992 et 1995 ;

– des mobilisations principalement étudiantes ou des classes moyennes urbaines : 1999 (étudiants, intellectuels) et surtout 2009 (« Où est mon vote ? »)

– des mobilisations économiques et sociales des classes populaires (qui sont largement la base sociale du régime islamique) : 2017-2018 et 2019 ; plus d’innombrables grèves et manifestations « sociales »  (pour s’en tenir aux seules dernières années: grèves de camionneurs, enseignants, métallurgistes ; conducteurs de bus, ouvriers du pétrole, etc. manifestations d’agriculteurs pour l’eau ;

– des mobilisations citoyennes et écologistes, contre la pollution et autour de la question cruciale de l’eau ;

– des mobilisations à composantes politiques ethno-régionales au Kurdistan et au Sistan-Baloutchistan principalement (une dimension particulièrement évidente dans les événements depuis l’automne 2022).

La répression fait l’unité de ces différents temps de contestation

L’unité de ces mouvements contestataires étirés dans le temps et l’espace géographique et social iranien est faite par la permanence de la répression qu’ils subissent de la part des forces du régime : Gardiens de la révolution et Bassidji, différents services de renseignement intérieur, force de police et plus rarement armée (Artesh). Ces forces de répression sont étroitement coordonnées à une justice révolutionnaire et islamique expéditive, les deux multipliant arrestations, emprisonnements (y compris dans des lieux de détention secrets), tortures, aveux forcés devant les caméras, condamnations expéditives, dont de nombreuses condamnations à mort suivies d’exécutions (à plusieurs reprises début 2023 au nom du crime de « moharebeh » ou « hostilité à Dieu »1).

Ali Alfoneh est chercheur à l’Arab Gulf States Institute in Washington (AGSIW), où il travaille sur les évolutions politiques en Iran, et tient une très utile revue de la presse iranienne. Il défend depuis plusieurs années la thèse d’une « militarisation » du régime iranien par la main-mise croissante des Gardiens de la Révolution (pasdaran) dans toutes les institutions2 – une thèse qui mérité d’être nuancée3. Dans un intéressant article publié fin janvier 20234, il a mis en diagramme et en courbes la montée en puissance de la répression des différents mouvements généraux de contestation depuis 1992 (non compris les massacres dans les prisons en 1988, qui ont fait plusieurs milliers de victimes ; et les victimes non comptabilisées des affrontements autour de « la question kurde » et de « la question baloutche »). Nous en avons retenu deux: la première sur le nombre de victimes compilé dans la presse iranienne (donc susceptible d’être plus élevé); la deuxième sur les causes des décès.




On peut y lire, en particulier, la montée en puissance de cette répression, particulièrement nette dans le mouvement en cours, lequel n’a pourtant pas cherché à entrer dans une confrontation sanglante avec le régime5. Ce dernier n’a pourtant ouvert aucun espace de discussion, et n’a pas fait la moindre concession aux contestataires, au-delà de l’évocation filandreuse par le président Ebrahïm Raïssi de la possibilité d’une « révision » (bâznegari) de la « législation culturelle ». Tout en préparant sa succession en essayant de promouvoir son fils Mojtaba6, le Guide suprême Ali Khamenei s’en tient, quant à lui, à ses fondamentaux : « ennemi interieur », « complot téléguidé de l’étranger », etc. Et reçoit sur ce dernier thème, le soutien de Moscou.


Carte de répartition régionale des victimes de la répression au 7 décembre 2022 (Source: Le Figaro)

NB: on corrigera évidemment l’orthographe de « tribut »…


NOTES

1 L’article 279 du Code pénal iranien prévoit la peine de mort pour les « ennemis de Dieu », qui auraient manifesté leur « haine contre Dieu ». L’utilisation politique de cette incrimination contre des manifestants de rue est contestée par de nombreux clercs chiites au nom d’une jurisprudence islamique qui définirait autrement le crime de « moharebeh ». Cf. BENECH Emile, « C’est quoi « l’hostilité à Dieu », arme utilisée par l’Iran pour condamner ses opposants à mort ? », Ouest-France, 16/1/2023. URL: https://www.ouest-france.fr/monde/iran/c-est-quoi-l-hostilite-a-dieu-arme-utilisee-par-l-iran-pour-condamner-ses-opposants-a-mort-99a7f276-90ee-11ed-a791-5c454a730193

2 Cf. ALFONEH Ali, Iran Unveiled: How the Revolutionary Guards are Transforming Iran from Theocracy into Military Dictatorship, AEI Press , April 2013, 272p. ; & ALFONEH Ali, Political Succession in the Islamic Republic of Iran: Demise of the Clergy and the Rise of the Islamic Revolutionary Guard Corps, BookBaby, 2020, 170p..

3 Cf. BURDY Jean-Paul, « Iran : une « militarisation du régime » par les Gardiens de la révolution ? », Moyen-Orient no 58, avril-juin 2023, p.78-83 [sous presse].

4 ALFONEH Ali, « Iran’s 2022-23 Protests in Perspective », Arab Gulf States Institute in Washington, January 23, 2023. URL: https://agsiw.org/irans-2022-23-protests-in-perspective/ . Egalement : ALFONEH Ali, « The Root Cause of Anti-Regime Protests in Iran: Modernization Without Democratization », Arab Gulf States Institute in Washington, January 10, 2023. URL: https://agsiw.org/the-root-cause-of-anti-regime-protests-in-iran-modernization-without-democratization/

5 MAKAREMI Chowra, «La société iranienne montre à l’Etat qu’elle n’est pas prête à jouer le jeu de la violence», interview par Anastasia Vécrin dansLibération, 3/3/2023. URL: https://www.liberation.fr/idees-et-debats/chowra-makaremi-la-societe-iranienne-montre-a-letat-quelle-nest-pas-prete-a-jouer-le-jeu-de-la-violence-20230303_K4JG3UWO7FD35B4N57QBCSRGYI/

6 On a entendu le slogan « A mort Mojtaba ! » lors de plusieurs manifestations récentes. Mojtaba Khamenei, fils cadet du chef suprême de la République islamique, 54 ans (né en 1969), n’occupe aucune fonction officielle. Il semble gérer l’empire industriel et commercial que son père s’est constitué en quatre décennies. Mais il a été élevé au rang d’ayatollah fin août 2022. Selon le chercheur américain Saeid Golkar, Mojtaba, proche de la milice Bassidj, disposerait cependant d’une influence certaine au sein du très opaque appareil sécuritaire iranien: « Dans la cour du Guide suprême, il est une ombre puissante derrière les rideaux ». Cf. FAUCON Benoit, « Amid Iran Protests, a Powerful Leader Emerges From the Shadows », The Wall Street Journal, 25/9/2022. URL: https://www.wsj.com/articles/amid-iran-protests-a-powerful-leader-emerges-from-the-shadows-11664105423?mod=hp_lead_pos11