Ces derniers mois, les manifestations se succèdent contre les pénuries d’eau dans la République islamique d’Iran. Dans l’été, le Khouzistan frontalier de l’Irak, et le Lorestan, au sud-ouest du pays, ont été violemment impactés par une sécheresse qui, de chronique, est devenue catastrophique. La répression brutale des manifestations pour l’eau y a fait plusieurs morts.
A Ispahan, depuis le début du mois de novembre, des dizaines de milliers d’Iraniens sont descendus dans le lit asséché de la rivière Zayandeh Roud pour dénoncer les pénuries et la mauvaise gestion des ressources hydriques. La Zayandeh Roud, la « rivière qui donne la vie » prend sa source dans les monts Zagros, dans l’Iran central, traverse le bassin de la ville d’Ispahan (près de 5Mh), puis va disparaître dans une zone humide dépressionnaire. Mais depuis presque deux décennies, la Zayandeh est complètement à sec pendant une grande partie de l’année, et ne coule plus sous les célèbres quatre ponts safavides (des XVIe-XVIIe siècles). Sinon épisodiquement, quand le pouvoir rouvre les vannes des barrages (quelques jours au printemps et à l’automne). Or, Ispahan est un site historique majeur en partie classé au patrimoine mondial de l’humanité, un pôle touristique mondialement connu – et un des espaces de détente préféré des Ispahanis (quand l’eau coulait et rafraîchissait la ville…) : pour apprécier ce que signifie pour Ispahan la Zayandeh à sec sous ses ponts, on peut essayer de se représenter ce que serait Florence avec l’Arno à sec, ou Paris traversée par le lit de la Seine asséchée…
« L’eau doit revenir !»
Les sécheresses récurrentes amplifiées par le réchauffement climatique sont aggravées par une gestion des ressources qui privilégie des décennies les barrages (tels ceux sur le fleuve Karoun pour alimenter la Zayandeh Roud) et les transferts d’eau de l’ouest vers les zones désertiques centrales, pour y alimenter les villes et les cultures irriguées.

Ce sont d’abord des centaines d’agriculteurs de l’est et de l’ouest de la province qui ont manifesté à plusieurs reprises depuis le 9 novembre dans le lit de la Zayandeh Roud, jusqu’à y installer un vaste campement de tentes en amont du célèbre pont Khajou. Comme cela s’était déjà produit les années précédentes, une canalisation acheminant l’eau de la province d’Ispahan vers Yazd a été détruite il y a peu par des tractopelles, entraînant des coupures d’eau dans la province de Yazd.
Les agriculteurs ont été rejoints les vendredis, puis tous les jours, par des milliers d’Ispahanis, sur les ponts, et dans le lit de la Zayandeh. Certains observateurs estiment qu’il s’agit de la plus importante manifestation sur une question environnementale dans l’histoire du pays. Les revendications et les mots d’ordre, tels qu’audibles sur les réseaux sociaux (mais aussi à la télévision d’État, qui en a partiellement rendu compte), ou lisibles sur les banderoles et les pancartes, traduisent l’état des lieux et des tensions sociales : « L’eau doit revenir !» ; « L’eau de la rivière est volée depuis 20 ans » ; « Notre eau est prise en otage » ; « L’est d’Ispahan est devenu un désert » ; « Rendez-nous le fleuve Zayandeh Roud, laissez respirer Ispahan » ; « Tant que l’eau ne revient pas au fleuve, on ne rentre pas chez nous » ; « Les agriculteurs préfèrent la mort à l’humiliation » ; « La Zayandeh est notre droit inaliénable ».

Et comme lors des protestations sociales de ces dernières années dans tout le pays, on a aussi relevé des slogans plus directement anti-régime : « Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran !», « Notre ennemi est ici même, ils mentent quand ils disent que c’est l’Amérique ». En juillet, juste après l’élection de Raïssi, dans de nombreuses villes iraniennes et notamment au Khouzestan, des milliers de protestataires avaient dénoncé « la mafia des barrages » et appelé à la chute du régime.
Réactions politiques et répression prévisible.
L’importance des manifestations a évidemment interpellé le pouvoir. Le Guide suprême, Ali Khamenei, a répété (comme depuis plusieurs années) que l’approvisionnement en eau était « le problème majeur du pays ». Le président conservateur Ebrahim Raïssi, élu en juin, a promis le 11 novembre de résoudre le problème de l’eau à Ispahan, à Yazd ou encore à Semnan, les villes les plus touchées, et a enjoint les ministères concernés (Eau et énergie, Industrie, Agriculture) de « prendre des mesures immédiates ». Mais, au-delà d’une éventuelle et modeste remise en eau de la Zayandeh à Ispahan, cela suppose une remise en cause radicale du modèle économique non soutenable mis en œuvre depuis des décennies.
Mais des paroles officielles de « compréhension », on est vite passé au « complot de l’étranger » et aux habituelles menaces. Après avoir déclaré que « Les gens ont exprimé leur mécontentement et nous ne pouvons pas le leur reprocher », le Guide suprême a exhorté les manifestants à « ne pas faire le jeu des « ennemis » du pays qui pourraient, profiter de la situation ». Alors qu’une partie des agriculteurs s’étaient retirés après avoir obtenu jeudi la promesse de la livraison de 50 millions de m³ d’eau, exaspérés par l’absence d’évolution sur le terrain -la rivière est toujours à sec, des manifestants s’en sont pris, vendredi 26 novembre à la police et à du mobilier urbain. Les forces de police et les Gardiens de la révolution (pasdaran) ont arrêté des dizaines de manifestants immédiatement qualifiés par la presse ultra-conservatrice « d’émeutiers, d’opportunistes, de contre-révolutionnaires, de voyous mercenaires», etc.. Soit la logorrhée qui accompagne habituellement la reprise en main répressive des manifestations sociales. Par exemple lors de la violente « crise de l’essence », en novembre 2019, dont la répression avait été sanglante.

PS/ Si l’Iran était représenté à la COP26 à Glasgow, la République islamique n’a néanmoins pas ratifié encore l’accord de Paris de 2015 sur le climat. Le chef de l’Agence iranienne de protection de l’environnement a précisé que Téhéran ne le ferait que lorsque les sanctions internationales liées à son programme nucléaire controversé seraient levées.
SOURCES
Compilation des dépêches d’agences : Fars (dont les photos ci-dessus d’illustration de la manifestation du 19 novembre) , AFP, Reuters, France 24, RFI, etc. ; et revues de la presse iranienne. Nous avons évoqué à plusieurs reprises depuis une décennie l’importance de la question de l’eau en Iran:
> Bernard Hourcade, géographe spécialiste de l’Iran, directeur de recherche émérite au CNRS, revient sur les enjeux et les défis de l’eau en Iran sur Vatican News (durée 7’):



