La superficie de l’archipel de Bahreïn ne cesse d’augmenter depuis les années 1980. En 4 décennies, elle s’est accrue de près de 20 %, par poldérisation et remblaiements (« Land reclamation on the waterfront »1) principalement sur les côtes nord et nord-est, où la profondeur des eaux du Golfe est faible. On est passé de 665 km² en 1968 à 690 km² en 1991, et environ 790 km² en 20232 ; des 33 îles naturelles initiales à plus de 80 îles naturelles et artificielles3.


Comparaison du nord de l’archipel en 1937 et 2020


Les surfaces gagnées sur la mer ont trois destinations principales

1) La création de nouvelles zones industrielles et portuaires. Il s’agit souvent de transferts d’activités pré-existantes vers ces nouveaux terrains, plus vastes et plus accessibles. Ces espaces sont simplement géométriques;

2) L’édification ex nihilo de grands hôtels internationaux, de shopping malls à l’américaine, de tours de bureaux (Bahrain Financial Harbour, Bahrain World Trade Centre): elle s’est faite pour l’essentiel au nord de ce qui était autrefois le boulevard de front de mer,  devenu depuis longtemps une infranchissable autoroute urbaine (qui a été arpentée pendant un mois par les contestataires de la Place de la Perle, au printemps 2011). Au nord-ouest, entre l’île de Bahreïn et celle de Mouharraq, ont été construits quelques grands équipements  à vocation culturelle et touristique (Musée national, Centre d’art contemporain, Théâtre national, Centre culturel, mosquée sunnite Al-Fateh).


Central Manama et sa jetée en 1953 (vue du sud vers le nord) et Bahrain Bay Development (à l’emplacement de la jetée) avec Central Manama en arrière-plan, loin du front de mer (vue du nord vers le sud)


3) la construction de lotissements de luxueuses villas, de marinas, de petits immeubles pour expatriés, souvent sous forme de gated communities. Les espaces plus particulièrement destinés au tourisme adoptent alors souvent, à l’image de ce qui avait été inauguré à Dubaï et Abou Dhabi, des formes fantaisistes : poissons, crustacés, palmes, coquillages, etc. (et même, plus récemment une menorah, le chandelier juif à 7 branches4). Ces formes sont particulièrement visibles au sud-est de l’île de Bahreïn, dans la zone de développement touristique et résidentiel de Durrat Al Bahrain.


Les aménagements de Durrat Al Bahrain (littoral sud-est) en images satellitaires vers 2020


Spéculation foncière et immobilière

L’édification d’îles artificielles est supervisée depuis 2000 par le Bahrain Economic Development Board, agence semi-publique contrôlée par la famille régnante des Al Khalifa. Il est de notoriété publique que ces poldérisations et remblaiements sont l’une des très importantes sources de revenus pour la famille royale qui a, par ailleurs, largement accaparé dans la deuxième moitié du siècle dernier une bonne partie du littoral pour y construire une multitude de palais et autres résidences de luxe avec vergers et appontements privés. Certains sites internet bahreinis se sont ainsi consacrés dans les années 2000 à mesurer, grâce à la précision accrue de Google Earth, l’emprise croissante de la famille Al Khalifa sur le foncier de l’archipel. Ces travaux sont désormais pour partie inaccessibles du fait de la censure des sites internet locaux.

En effet, depuis le Décret royal no 19 de 2002, tous les biens de l’État sont à la disposition de la Cour royale 5. Le roi a « le droit de disposer de toute terre n’appartenant à personne conformément aux documents de propriété immobilière et aux décisions judiciaires définitives », l’essentiel des terrains gagnés sur la mer ressortant bien évidemment de cette catégorie juridique. Ces terrains peuvent donc faire l’objet de fructueuses et opaques opérations de spéculation foncière et immobilière, au bénéfice principal de la famille royale, de la tribu des Al Khalifa, et des tribus sunnites alliées.

Le problème n’est pas nouveau, et est même antérieur au décret de 2002. Décédé le le 11 novembre 2020, l’oncle du roi Hamad et inamovible Premier ministre (1971-2020) Khalifa ben Salmane Al Khalifa, était réputé être l’homme le plus riche du Bahreïn, principalement grâce à ses immenses biens fonciers et aux opérations immobilières réalisées sur les remblaiements6. L’opposition l’accusait d’être « le plus grand spéculateur foncier du pays » : en 2011, lors du « Printemps de la Place de la Perle », des manifestants avaient conspué son nom en brandissant des billets de 1 dinar bahreïni (soit deux euros) pour dénoncer le prix dérisoire auquel il avait obtenu de vastes zones remblayées, ensuite revendues au prix du marché aux promoteurs immobiliers pour y édifier plusieurs tours du Central Business District7. La quasi totalité des terres remblayées sont privatisées, rendant du même coup le littoral bahreïni encore plus inaccessible au public – seuls 5 % du littoral bahreïni étaient encore en libre accès en 2008, et moins de 10 % des côtes remblayées le sont actuellement. Il n’y a nulle part à Bahreïn l’équivalent des corniches de promenade de Doha ou de Mascate.


Un manifestant anti-spéculation foncière en février 2011


L’étouffement de vieux noyaux urbains (et chiites)

Outre l’impact potentiellement catastrophique pour l’environnement (fonds marins, récifs coralliens, ressources halieutiques, qualité des eaux, etc.), pointons enfin les importantes conséquences sociales et économiques, sociétales et politiques, de la création de ces nouveaux espaces remblayés et de ces nouvelles îles. Ainsi l’étouffement de vieux centres urbains et villageois :

– Central Manama, qui donnait sur le front de mer et le port traditionnel jusque dans les années 1980, est désormais en déchéance physique et économique avancée par rapport aux hôtels, centres commerciaux et immeubles de bureaux au-delà de l’autoroute urbaine qui barre l’accès à la mer. La prolétarisation s’y mesure par la dégradation d’un bâti ancien majoritairement chiite, et par l’importance des populations immigrées pauvres originaires d’Asie du sud-est. N’y subsiste guère qu’un « pittoresque souk de l’or » [sic] proposé aux touristes croisiéristes…

– L’île historique de Mouharraq, qui avait été la première capitale de l’émirat, ville mixte sunnite-chiite de pêcheurs de perles et de riches commerçants arabes ou perses, est désormais pratiquement rattachée à Bahreïn, et encerclée par des voies rapides et des lotissements , barrée à l’est par l’aéroport international, au sud par d’immenses zones industrielles et portuaires remblayées…

– Le « village chiite » littoral de al-Dair, forme locale de « village gaulois » de pêcheurs au nord de l’île de Mouharraq, où la contestation et la résistance chiites sont historiques depuis des décennies, en particulier en 2011 et après, est étouffé de tous côtés par les remblaiements et les nouvelles îles artificielles (cf. capture satellite de Google Map ci-dessous): coupé de Mouharraq par les pistes de l’aéroport en cours d’allongement ; coupé d’accès à la mer sauf par un mince chenal; bientôt verrouillé côté Golfe par une voie rapide en construction…



REFERENCES

Nos posts de blog précédents sur ce sujet :

– 2018) https://questionsorientoccident.blog/2018/03/18/bahrein-cartographie-politique/

– 2015) https://questionsorientoccident.blog/2015/10/15/manama-capitale-de-bahrein-une-metropole-du-golfe-polycentree-et-confessionnalisee/

– 2012) https://questionsorientoccident.blog/2012/11/02/bahrein-manama-notre-communication-au-colloque-de-lyon-villes-acteurs-pouvoirs-dans-le-monde-arabe-musulman/

& :

J-P.BURDY (2015), «Manama, capitale de Bahreïn. Une métropole du Golfe polycentrée et confessionnalisée» , Moyen-Orient no 28, octobre-décembre 2015, 98p., p.84-91 . Accessible ici en pdf.

– J-P.BURDY (2013), « La Place de la Perle à Manama, ou la territorialisation confessionnelle de l’affrontement politique au Bahreïn en 2011-2012 », in : K.BENNAFLA (dir.), Villes arabes. Conflits et protestations, Confluences Méditerranéeno 85, Printemps 2013, p.33-48.

NOTES

1 Cf. AL-ANSARI Fuad,Public Open Space on the Transforming Urban Waterfronts of Bahrain: The Case of Manama City, thèse de doctorat d’urbanisme, Newcastle University, 2009. URL : https://theses.ncl.ac.uk/jspui/handle/10443/522 . Le texte intégral est accessible en pdf.

2 Source principale : World Bank. URL : https://data.worldbank.org/indicator/AG.LND.TOTL.K2?locations=BH . Egalement : Area, www.data.gov.bh. Les travaux de Land reclamation étant incessants et muultiples, il est difficile d’avoir des chiffres précis, y compris à partir des données officielles.

3 Quelques analyses et images cartographiques et satellitaires : https://www.mapbh.org/en/about ; https://www.wionews.com/science/juxtapose-dramatic-expansion-of-bahrain-by-building-land-on-sea-1987-vs-2022-515720 ; https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/OHI-04-2019-B0008/full/html?skipTracking=true ; https://www.nationalgeographic.com/environment/article/bahrains-expansion-into-the-sea-threatens-fisheries

4 En relation avec leur dénonciation des Accords d’Abraham et de l’abandon des Palestiniens, certains organes d’opposition dénoncent l’arrivée à Bahreïn d’une « nouvelle catégorie » d’acteurs extérieurs – en l’occurrence des investisseurs israéliens suite aux Accords d’Abraham de 2020. En réalité ces travaux à Durrat Al Bahrain ont commencé dans la deuxième partie des années 2010. La menace d’un « Jewish settlement » lié au Jewish National Fund et consécutif aux Accords d’Abraham de 2020 ressort donc de la rhétorique anti-israélienne… Ex. :  « Derari Island: A Settlement Ready for Sale by Order of the King and his Sons », bahrainmirror.com, February 17, 2023. URL : http://bahrainmirror.com/en/news/62335.html

5 « Since Decree 19/2002, The Royal Court in Bahrain Loots, Gifts and Sells Public Property »,bahrainmirror.com, December 15, 2022. URL: http://bahrainmirror.com/en/news/62171.html

6 Sur la mesure de l’accaparement foncier par la famille régnante, cf. MITCHELL Lauren, « Google Earth and Bahrain: Surveillance for All », URL: http://viz.cwrl.utexas.edu/node/276 (s.d.: 2008?); et l’analyse des propriétés des Al Khalifa à partir de Google Earth : http://viz.cwrl.utexas.edu/files/BahrainandGoogleEarth.pdf .

7 Cf. notre post de blog du 1/9/2011, à actualiser : https://questionsorientoccident.blog/2011/09/01/bahrein-premier-ministre-depuis-1971-qui-dit-mieux/