
La visite de Bachar al-Assad à Téhéran, et la problématique de la présence iranienne en Syrie
Le président syrien s’est rendu à Téhéran lundi 25 février, alors que le premier ministre israélien B.Netanyahu se préparait à partir pour Moscou. La visite de Bachar al-Assad n’avait pas été annoncée, et n’a été rendue publique par les médias iraniens que tard dans la soirée, après son départ pour Damas. Celui-ci a rencontré le Guide suprême Ali Khameneï et le général Qassem Soleimani, commandant la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution ; puis le président Hassan Rohani, toujours en présence du général Qassem Soleimani. C’était la première visite du président syrien en Iran depuis octobre 2010 (sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad), Bachar al-Assad n’ayant quitté son pays depuis 2011 que pour se rendre en Russie (Moscou, Sotchi), convoqué par le président Poutine. Ministre des Affaires étrangères, M.Javad Zarif n’a pas été prévenu du passage du président syrien, n’a pas été convié à le rencontrer (même par Hassan Rohani), et a découvert l’épisode en fin de journée -d’où sa démission annoncée tard dans la soirée.
La République islamique a joué, entre 2012 et 2015, un rôle essentiel dans la survie du régime de Bachar al-Assad, en détachant en Syrie des cadres militaires de la Force Al-Qods, puis des miliciens chiites iraniens en même temps que ceux du Hezbollah libanais. Omniprésent en Syrie comme en Irak, sur tous les fronts militaires, le général Qassem Soleimani a symbolisé cet interventionnisme iranien au sol. Le rapport des forces change à partir de 2015, avec une intervention russe inter-armes (aviation, marine, troupes au sol, mercenaires non-officiels du groupe Wagner) qui relègue les Iraniens au second plan. Dans cette deuxième phase de la guerre, Téhéran fait cependant intervenir sur le terrain en Syrie une forme de corps expéditionnaire composé de « volontaires chiites » iraniens (recrutés parmi les bassidjis), irakiens, afghans (essentiellement originaires de la communauté afghane en Iran) et pakistanais. Si Téhéran a beaucoup mis en avant la défense des « lieux saints chiites en Syrie » pour justifier son intervention et motiver les volontaires, il est évident que les motivations principales de la présence iranienne en Syrie ressortent de préoccupations stratégiques de puissance (se projeter hors de ses frontières pour développer une relation directe avec le Hezbollah, et conforter ainsi son rôle d’ennemi d’Israël aux frontières de l’État juif). Or, autant l’intervention iranienne en Irak a été relativement comprise et soutenue par l’opinion publique iranienne, eu égard à la longue frontière irano-irakienne, et à la menace directe de Daech à partir de 2014, autant l’interventionnisme croissant des Gardiens en Syrie a suscité dès 2012 de fortes réticences en Iran même. On en a eu quelques échos infimes dans la presse iranienne, mais ce sont surtout les manifestations de rue qui en ont attesté. Lors de différentes contestations politiques et sociales ces dernières années, dans un contexte de difficultés économiques persistantes malgré la levée des sanctions, on a entendu des slogans du type : « Pas d’argent pour la Syrie, pas d’argent pour le Hezbollah, pas d’argent pour le Hamas, l’argent pour l’Iran ! ». Il est d’ailleurs significatif que les autorités iraniennes (en l’occurence le tribunal de la culture et des médias de Téhéran) aient « provisoirement interdit » mardi 26 le quotidien réformiste Ghanoon pour avoir publié un bref article sur la visite du président syrien sous le titre « Un invité indésirable ».
Sur le fond, le Guide Khameneï a annoncé que l’Iran allait poursuivre son aide à la Syrie qu’il a très significativement qualifiée de « profondeur stratégique de l’Iran ». Il a aussi, une fois de plus, critiqué le maintien d’une présence américaine en Syrie, en appelant -comme les Russes-, à combattre cette présence. On sait que, malgré les tweets du président Trump annonçant en décembre le retrait prochain des forces spéciales américaines présentes en Syrie, le Pentagone entend maintenir quelques centaines de soldats des forces spéciales, et ne prévoit pas pour le moment d’abandonner la base d’Al-Tanf, dans le sud-est de la Syrie, à la jonction des frontières Syrie-Jordanie-Irak. Cette base, protégée par une zone de déconfliction d’un rayon d’une cinquantaine de kilomètres négociée entre Moscou et Washington, présente pour les Américains le grand intérêts d’empêcher l’ouverture d ‘une route directe entre Téhéran et Damas. La présence américaine maintenue gêne aussi l’implantation des Iraniens sur le sol syrien, quotidiennement dénoncée par Israël, qui multiplie les depuis trois ans les bombardements sur des cibles au sol en Syrie qualifiées de bases iraniennes ou du Hezbollah libanais, ou d’installations industrielles produisant des missiles iraniens au profit du Hezbollah.
A l’issue de sa rencontre avec Bachar al-Assad, à qui il a déclaré « La fermeté dont vous avez fait preuve a fait de vous un héros dans le monde arabe », le Guide suprême écrit sur son compte twitter : « La clé de la victoire de la Syrie et de la défaite des Etats-Unis et de leurs mercenaires régionaux réside dans la détermination et la résistance du président et du peuple syrien. La République islamique d’Iran considère qu’aider le gouvernement et la nation syrienne revient à aider la cause et le mouvement de la résistance [contre l’impérialisme]. Elle en est profondément fière ». A la lecture des déclarations du Guide et des Gardiens de la Révolution, il n’y a donc actuellement aucune hypothèse d’un désengagement iranien de Syrie : la présence du général Soleimani pendant toute la durée de la visite surprise du président syrien en a témoigné. Téhéran, qui a signé il y a peu un nouvel accord de coopération militaire avec Damas traitant de «la poursuite de la présence et de l’implication » de l’Iran en Syrie, entend tirer les bénéfices stratégiques de son engagement depuis 2012, mais aussi d’éventuels bénéfices économiques en proposant les services des entreprises contrôlées par les Gardiens de la révolution (en particulier dans le BTP, mais aussi l’énergie) dans la phase de reconstruction d’une Syrie dévastée par la guerre. Il y a cependant deux freins à cet engagement iranien en Syrie : le manque de moyens financiers à l’heure du rétablissement des sanctions américaines ; et les tensions sociales en Iran, qui se traduisent par des critiques non voilées du coût de la guerre menée en Syrie au détriment des besoins de la population iranienne. Un troisième frein est beaucoup plus difficile à mesurer : la politique de Moscou, interlocuteur fréquent d’Israël, et qui n’est pas nécessairement sur la même longueur d’onde que Téhéran sur ce que devrait être la Syrie après la victoire militaire du régime, et donc sur la présence des Iraniens dans le pays. Malgré la position officielle de Moscou – le président russe Vladimir Poutine a affirmé récemment qu’il n’appartenait pas à la Russie de persuader l’Iran de retirer ses forces de Syrie – il est notoire que des tensions bilatérales couve sous les cendres. Et s’ajoutent aux pressions sur Bachar al-Assad des Etats du Golfe (principalement les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite) qui sont en train de rétablir leurs relations diplomatiques avec Damas, et conditionneraient leur retour et leur aide à la reconstruction à une réduction de l’influence de Téhéran en Syrie.
La base américaine d’Al-Tanf (satellite, fin 2017), et sa localisation dans le sud-est de la Syrie (fin 2018)


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