Incarcérée depuis juin à Téhéran, la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah a entamé le 24 décembre une grève de la faim, de pair avec Kylie Moore-Gilbert, universitaire australienne. Jean-François Bayart et Béatrice Hibou, piliers de son comité de soutien, lancent un cri d’alarme dans une tribune au « Monde ».

Tribune dans Le Monde du 26 décembre 2019.

« Fariba Adelkhah et Roland Marchal, chercheurs à Sciences Po, ont été arrêtés de concert début juin à Téhéran sous les prétextes habituels de convenance – espionnage, atteinte à la sécurité de l’Etat et autres fadaises aussi crédibles au Moyen-Orient que les réquisitoires de l’époque stalinienne en URSS.

Ils croupissent depuis dans la prison d’Evin, en détention arbitraire, pour ainsi dire coupés du monde hormis une visite consulaire par mois pour Roland Marchal (mais non pour Fariba Adelkhah, du fait de sa double nationalité), de très rares et courtes communications téléphoniques avec leur famille, l’assistance d’un avocat, et peut-être, pour Fariba Adelkhah, quelques brefs contacts avec une sœur.

Les efforts diplomatiques de la France pour obtenir leur libération se sont révélés vains jusqu’à présent. En décembre, un tribunal iranien a demandé leur libération sous caution, mais le parquet l’a jugé incompétent et a transféré le cas au tribunal révolutionnaire. Autrement dit, les deux chercheurs français sont voués à une incarcération sans fin comme le laissent présager une quinzaine d’autres cas d’universitaires occidentaux détenus par l’Iran depuis des années, et libérés au compte-gouttes selon un agenda opaque.

C’est dans ces conditions que Fariba Adelkhah a décidé, le 23 décembre, de pair avec Kylie Moore-Gilbert, universitaire australienne subissant ce sort depuis quinze mois, d’entrer en grève de la faim intégrale et illimitée pour obtenir leur libération, mais aussi pour protester contre les atteintes aux droits élémentaires des chercheurs dans l’ensemble du Moyen-Orient. Après un premier jour de grève intégrale de la faim et de la soif, les deux universitaires continuent à ne pas s’alimenter et sont déterminées à aller jusqu’au bout.

« Les Lionnes »

Rien, pourtant, ne permet de mettre en doute leur détermination. Fariba Adelkhah avait créé un groupe féminin de discussion de questions sociales sur Telegram, et l’avait dénommé « Les Lionnes ». Pour la connaître de longue date, nous savons qu’elle est prête à mourir en lionne pour défendre sa liberté, celle de son métier, et sa dignité, livrée aux tortures psychologiques dont elle fait état dans la lettre qu’elle a cosignée avec Kylie Moore-Gilbert, et que confirment des témoignages émanant de la prison d’Evin depuis novembre. Il est à craindre que Roland Marchal se solidarise avec son action s’il en est informé.

Nos amis universitaires turcs qui ont été confrontés à des situations de ce genre estiment qu’une grève de la faim, face à de tels régimes, s’apparente à une lutte du pot de terre contre le pot de fer. Et, de fait, même une démocratie comme celle de la Grande-Bretagne peut laisser mourir un gréviste de la faim. Néanmoins, comment ne pas respecter la décision dramatique de nos deux collègues, aussi douloureuse nous soit-elle ? Comment ne pas entendre leur appel, car il s’agit bien de cela ? Appel pour leur liberté, mais aussi celle de la science, de la pensée, pour notre propre liberté donc.

Nous sommes conscients des démarches inlassables du gouvernement français pour obtenir la libération de ses deux ressortissants. Mais il y a maintenant une obligation de résultat. Les autorités iraniennes, quant à elles, ne peuvent continuer à se défausser sur les clivages factionnels de leur système politique qui empêcheraient les « modérés » d’être gentils.

Autant que nous le sachions, l’Iran ne dispose que d’un siège dans l’enceinte des Nations unies. Les gardiens de la révolution sont une composante institutionnelle de l’Etat iranien, soumis à l’autorité du Guide de la révolution et, sous la présidence de celui-ci (ou plutôt de son délégué), du Conseil du discernement de la raison d’Etat et du Conseil national de sécurité, les deux instances collégiales compétentes en la matière, qui réunissent les différentes institutions de la République islamique. La libération de nos collègues est entre leurs mains, la responsabilité de leur mort également.« 

Jean-François Bayart (Professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), Genève) et Béatrice Hibou (Directrice de recherche au CNRS (CERI-Sciences Po)