Le premier ministre irakien Adel Abdel Mahdi a annoncé, vendredi 29 novembre, qu’il allait présenter sa démission au Parlement. Précisant dans un communiqué que sa décision est une réponse directe à l’appel lancé le matin même par le grand ayatollah de Najaf Ali al-Sistani, dans son sermon du vendredi, traditionnellement lu à Kerbala. Ce dernier a en effet appelé le Parlement irakien à retirer sa confiance au gouvernement, au lendemain d’une des journées les plus sanglantes de la contestation – une cinquantaine de victimes dans le sud du pays, après que le consulat iranien de Najaf a été incendié par les manifestants1. Un épisode qui rappelle beaucoup celui de l’été 2014, quand une injonction du même al-Sistani avait largement contraint le premier ministre chiite Nouri al-Maliki à abandonner sa fonction (cf. notre post: https://questionsorientoccident.blog/2014/09/15/le-depart-du-premier-ministre-nouri-al-maliki-apres-8-ans-au-pouvoir-le-dirigeant-irakien-que-tout-le-monde-deteste/ )
Dès la début de la contestation anti-système et anti-gouvernementale en octobre, Ali al-Sistani a appelé la classe politique à des réformes, estimant « légitimes » les revendications des manifestants, et condamnant à plusieurs reprises une répression meurtrière. Rare, sa parole est d’un grand poids en Irak (mais aussi en Iran), l’ayatollah de Najaf restant l’une des très rares autorités non délégitimée aux yeux des manifestants. Au total, le bilan de la répression encouragée par Téhéran (et son omniprésent représentant sur place, le major-général Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution), et exercée principalement par les milices pro-iraniennes de la Mobilisation populaire (Hachd Al-Chaabi / Unités de mobilisation populaire) atteint les 500 morts,auxquels s’ajoutent de nombreux disparus. A l’habitude, Téhéran n’a cessé de dénoncer derrière les manifestants irakiens (pourtant tous chiites, et dans les villes les plus symboliques du chiisme, Najaf et Kerbala) un « complot de l’étranger ». Et a même essayé d’enrôler derrière cette thèse complotiste le grand ayatollah lui-même, en tordant quelque peu ses propos 2. Téhéran a cherché dès avant les événements à obtenir une forme de neutralité d’Ali al-Sistani, comme en témoigne la visite que le président Rohani lui a rendu à Najaf le 13 mars 20193 – une première. Mais Sistani a persisté dans son soutien aux manifestants, malgré des interventions de Soleimani auprès de son entourage immédiat (peut-être en l’occurrence son fils, Mohammed Reda Sistani). Le 9 novembre 2019, après plusieurs réunions à Najaf sous sa direction, Soleimani avait forcé l’ensemble des forces politiques irakiennes à soutenir le gouvernement Mahdi et à condamner les manifestants. En vain, puisque l’appel de Sistani a été plus opératoire.
Le grand ayatollah de Najaf, le marja’a (« source d’imitation ») Ali al-Sistani est une des figures majeures du chiisme duodécimain, dont l’audience dépasse de très loin les frontières irakiennes. Son prêche hebdomadaire du vendredi est traditionnellement lu par l’un de ses représentants à Kerbala, au sud de Bagdad, et répercuté auprès de ses millions de fidèles (on lui en prête en général une vingtaine de millions). Ali al-Sistani, grande figure spirituelle et morale, n’est pas réputé être belliqueux, ni tenant de l’intervention permanente des clercs dans la vie politique. Mais il n’hésite pas à intervenir soit quand il est sollicité (par les partis d’opposition chiites du Bahreïn sur la participation ou pas aux élections organisées par le pouvoir sunnite), soit quand il y a urgence à l’été 2014, lors de l’invasion de l’État islamique au nord de l’Irak et la prise de Mossoul, et de la crise politique à Bagdad 4) Au contraire, d’origine iranienne (il est né à Meched en 1930), mais résidant à Najaf depuis 1951, il a succédé au grand ayatollah al-Qhoeï en 1992, comme représentant le plus influent du courant chiite quiétiste transnational. Opposé donc à la théorie khomeyniste du velayat-e faqih / wilayat al-faqih («le pouvoir du juriste-théologien») qui est le fondement doctrinal du régime de la République islamique depuis 1979, et donc du pouvoir successif des Guides iraniens Khomeyni puis Khameneï. La parole directement politique d’Ali al-Sistani est rare, et donc scrutée avec attention. Et elle reste opératoire, malgré les fortes pressions iraniennes : la démission du premier ministre irakien en atteste.
Reste à savoir si la classe politique irakienne, qui vit depuis 2005 du système confessionnel et de ses relations avec Téhéran, sera capable de prendre en compte des revendications populaires qui contestent les fondements même de son existence et de son fonctionnement. Avec le recul, les trajectoires des « printemps arabes [ou populaires] » depuis 2011 (ou depuis 2005 si on inclut l’expérience libanaise, et 2009, si l’on prend en compte l’Iran) incitent au pessimisme. D’autant que Téhéran ne va pas manquer d’exploiter l’incendie de ses consulats pour exiger une répression accrue des manifestations.
NOTES
1 L’ambassadeur d’Iran à Bagdad (depuis avril 2017) Iraj Masjedi a déploré cet incendie, qui suit de peu celui du consulat iranien à Kerbala. Iraj Masjedi, ancien combattant de la guerre Iran-Irak, pasdaran depuis lors, Masjedi était l’un des principaux conseillers de Qassem Soleimani au sein de la force Al-Qods avant d’être nommé ambassadeur en Irak. Presque tous les diplomates iraniens en poste en Irak, en Syrie et au Liban, dans les ambassades comme dans les consulats, appartiennent au corps des Gardiens de la révolution.
2 Cf. l’agence de presse TASNIM, proche des Gardiens de la révolution: https://www.tasnimnews.com/en/news/2019/11/29/2149307/top-cleric-warns-against-plots-to-sow-infighting-in-iraq
3« Rouhani leverages Sistani visit to maneuver on Iran’s regional policy », Al-Monitor, March 13, 2019 : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/03/iran-iraq-rouhani-tour-sistani-historic-meeting-irgc-region.html . En 2018, il y aurait eu 110 000 étudiants de séminaire en Iran, principalement concentrés dans la ville sainte de Qom. Selon le bureau de Sistani, 49 000 étudiants répartis dans 300 séminaires en Iran ont reçu une bourse du grand ayatollah en 2013: 35 000 à Qom, 10 000 à Mashhad et 4 000 à Ispahan. Il est à noter que de nombreux étudiants de séminaire reçoivent des allocations de multiples autorités de bureau. De plus, il y a des étudiants en Iran qui ne reçoivent aucune bourse. En tant que tel, on peut raisonnablement supposer qu’une proportion importante des étudiants de séminaire iraniens reçoivent un financement direct de Sistani, qui, bien qu’installé de très longue date en Irak, est un ressortissant iranien.
4 https://questionsorientoccident.blog/2014/06/13/irak-le-grand-ayatollah-ali-al-sistani-appelle-a-la-mobilisation-generale-des-chiites-contre-daech/.
Vendredi 25 juillet 2014, Al-Sistani, s’exprimant déjà par la voix d’un assistant depuis la ville de Kerbala, avait appelé les dirigeants du pays à ne pas s’accrocher à leurs postes. Une allusion à peine voilée au premier ministre de l’époque (chiite en application de la Constitution fédérale et communautariste de 2005), Nouri Al-Maliki, en poste depuis 2006. Ali Al-Sistani a réclamé « un esprit de responsabilité nationale qui requiert l’application de principes de sacrifice et d’abnégation, et le fait de ne pas s’accrocher à des positions ou à des postes« .
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