Dans «L’Irak chiite parle persan », Théo Nencini traite de l’histoire de l’islamisme chiite, et de l’emprise, réelle ou supposée, qu’exerce l’Iran, en particulier par le biais de puissantes milices para-militaires, sur un Etat irakien démantelé par les Américains en 2003, et épuisé par des décennies de conflits.
Théo Nencini est diplômé de Sciences Po Grenoble et du master « Méditerranée-Moyen-Orient ». C’est au retour d’un séjour académique à l’Université de Téhéran, et à partir de son mémoire de recherche de master 2, qu’il a rédigé ce copieux essai sur la présence iranienne en Irak ou, plus précisément, sur « l’emprise, réelle ou supposée », qu’exerce la République islamique d’Iran, un régime islamiste chiite, sur un Etat irakien largement démantelé depuis l’intervention américaine de 2003, et une société arabe irakienne à majorité chiite. L’auteur est actuellement doctorant en science politique au laboratoire CERDAP2 de l’Université Grenoble Alpes, sous la direction de Jean Marcou, avec une thèse en cours sur « L’intégration de l’Iran dans le projet chinois Belt and Road Initiative (BRI). Positionnements stratégiques, enjeux maritimes et impact systémique. »

Dans une introduction d’un dizaine de pages Nencini pose le cadre géopolitique contemporain et l’actualité de son étude : les réseaux d’influence chiite au Moyen-Orient ; l’opportunité pour la République islamique d’Iran qu’a représenté, grâce à l’intervention américaine en 2003, la disparition de l’Etat irakien, autrefois bastion du nationalisme arabe baasiste ; l’anarchie consécutive qui a permis, en réaction à la fois à une décennie d’occupation américaine et à l’irruption du djihadisme sunnite (Al Qaïda, puis surtout Daech, l’État islamique), la constitution de milices chiites pro-iraniennes de plus en plus puissantes.
Dans une première partie à dominante historique, Nencini s’intéresse (Chapitre I) à la trajectoire historique et géopolitique du chiisme en Irak et en Iran. Après avoir évoqué l’implantation du chiisme en Mésopotamie ottomane (remontant aux origines de l’islam au milieu du VIIe s., mais qui s’est vraiment densifiée au XIXe siècle, y compris par des migrations venant de Perse), il rappelle que les chiites (démographiquement majoritaires) ont été largement exclus du projet national irakien, que ce soit sous la monarchie hachémite pro-britannique, jusqu’à la révolution de 1958, ou sous les régimes républicains successifs, du général Kassem aux frères Aref, d’Al-Bakr à Saddam Hussein.
La politisation de l’islam chiite (Chapitre II) commence en Irak dans la décennie 1950, immédiatement traversé par le clivage entre islamistes nationalistes et islamistes internationalistes 1.
Le relais est pris (Chapitre III) par les islamistes chiites iraniens, qui avant de prendre la tête du nouveau régime révolutionnaire en 1979 ont, pour nombre d’entre eux, séjourné (parfois longuement) en Irak : ils y ont suivi les enseignements des zawiya, des ayatollahs et autres marja’a [grands ayatollahs « sources de référence » de Najaf et Kerbala ; et l’un d’entre eux, Khomeyni, exilé par le shah, y a réactualisé la théorie du pouvoir du juriste-théologien, le velayat-e faqih, déjà mise en avant lors de la révolution de 1906 en Perse. Cette théorie, mise en application en Iran depuis 1979, n’a jamais fait l’unanimité chez les clercs chiites des deux pays, et a introduit un « bipolarisme idéologique au sein du paysage confessionnel irakien. ». Si certains clercs se sont ralliés aux thèses iraniennes (en particulier des clercs irakiens persécutés par la dictature baasiste, et qui s’étaient réfugiés à Qom ou à Meched), d’autres ont préféré maintenir une position dite quiétiste, dans laquelle les clercs n’ont pas à exercer directement le pouvoir politique (tout en ne se dispensant pas d’intervenir directement dans le champ politique lors d’épisodes-clés – le marja’a Ali al-Sistani, d’origine iranienne mais installé à Najaf, en étant l’exemple le plus connu de ces dernières décennies). Mais il est clair que, depuis 1979, l’Iran a pris la tête de la dynamique transnationale du chiisme politique. La toile de fond ainsi posée par Nencini reprend beaucoup d’éléments que Laurence Louër avait mis en forme dans ses travaux sur les dimensions transnationales du chiisme politique 2; et Pierre-Jean Luizard dans ses écrits sur l’Irak et les chiismes irakiens3.
Dans sa deuxième partie, l’auteur traite plus spécifiquement de ce qu’annoncent les titres et sous-titres de son livre. Il montre ce qu’ont été les principales conséquences de la disparition de l’État irakien (Chapitre I), après que le proconsul américain Paul Bremer a décidé en juin 2003 d’interdire et de dissoudre et le parti Baas, et l’armée irakienne – soit la double colonne vertébrale du régime de Saddam Hussein : l’Irak a plongé dans le chaos, déchiré par des conflits multiples (contre l’occupant américain, entre proto-milices confessionnelles ou tribales ou régionales, par le djihadisme salafiste d’où sortira l’Etat islamique, etc.). L’une des dimensions de cette spirale de la destruction a été l’application à l’Irak républicain et unitaire d’une logique communautariste -dès 2003 avec un Conseil de gouvernement intérimaire essayant de mettre autour de la table des représentants auto-proclamés se détestant (exilés rentrés après des décennies d’exil, chefs tribaux, partis politiques d’opposants à Saddam ou de groupes ethniques, chefs religieux, etc.), puis à partir de 2005 avec une Constitution fédérale contribuant plus encore à la balkanisation du pays. L’Irak n’est jamais ressorti de ce dynamitage de 2003.
Dès lors (Chapitre II), eu égard à leur poids démographique, à la marginalisation politique des sunnites, à la monopolisation du pouvoir et des ressources rentières (le pétrole..) et à l’activisme de l’Iran frontalier, « les mouvements chiites et l’Iran [sont devenus] les acteurs incontournables du jeu politique et stratégique irakien. ». Avec une articulation complexe entre une dimension chiite transfrontalière, mais marquée par les héritages nationaux (l’Irak comme nation arabe, l’Iran comme voisin perse) et par les divergences idéologiques sur la place des clercs dans l’espace politique (avec le prestige incontestable et le poids des fatwas et des appels à la mobilisation lancés par le grand ayatollah Ali al-Sistani à Najaf); les manœuvres de certains acteurs (en particulier un mouvement politique sadriste à la fois représentatif d’une fraction du chiisme et du nationalisme irakiens, mais dont le dirigeant Moqtada Sadr a longtemps été installé en Iran, avant de s’éloigner de Téhéran après son retour à Bagdad – voir la caricature ci-dessous) ; les intérêts variables des milices chiites qui se sont formées à la fois contre l’occupation américaine, et contre la menace vitale qu’a représenté l’irruption de l’État islamique en 2014-2015, etc.
Nencini développe alors (Chapitre III) son analyse de « la diplomatie milicienne de Téhéran », qui permet à l’Iran de relayer par des proxies nombreux, souvent agressifs et sectaires, sa politique d’intervention directe (via la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution, dirigée par l’omniprésent et charismatique général Qassem Soleimani jusqu’à son assassinat par un drone américain à Bagdad le 3 janvier 2020), et sa politique d’influence par des vecteurs qui associent dimension confessionnelle et radicalité idéologique.
Un développement conséquent est consacré aux Unités de mobilisation populaire (Hachd al-Chaabi), une coalition de milices paramilitaires (très majoritairement chiites4) formée en urgence en 2014 (après l’appel à la mobilisation de tous les Irakiens lancé par l’ayatollah Al-Sistani), devenue très puissante, menant sa propre politique sans tenir compte des gouvernements de Bagdad5. Jusqu’à ce qu’une tentative de normalisation intervienne fin 2016 avec le rattachement par un vote du Parlement des Hachd al-Chaabi comme composante des Forces armées irakiennes, sous l’autorité directe du premier ministre. L’opération est cependant restée largement théorique, de même qu’ont été inopérants les appels ultérieurs d’Al-Sistani à la dissolution des Hachd al-Chaabi après la défaite de l’Etat islamique. Lors des législatives de 2018, les milices ne pouvant pas présenter de candidats, beaucoup de leurs chefs ont démissionné pour pouvoir participer aux élections, et se sont regroupés dans une branche politique « L’Alliance Fatah », surnommée « la coalition des moudjahidines ».
Ces milices continuent donc à peser sur la vie politique irakienne, et majoritairement au profit de Téhéran. On l’a bien vu en 2019-2020, quand le hirak irakien a jeté dans la rue et pendant des mois des dizaines de milliers de jeunes réclamant la fin du système, de la corruption omniprésente, des querelles partidaires et confessionnelles à Bagdad. Or ces manifestations se sont principalement tenues à Bagdad et dans les villes du sud, Najaf et Kerbala, au coeur du pays chiite, et elles ont directement visé la pesante présence iranienne dans le pays 6: deux consulats iraniens ont ainsi été attaqués par des manifestants chiites criant « Iran, barra ! barra ! [Iran, dehors ! Dehors!] 7». A partir du printemps 2020, certaines milices chiites pro-iraniennes ont donc été utilisées et par Bagdad et par Téhéran pour briser par la violence le mouvement contestataire anti-iranien.
On voit donc que le pouvoir milicien chiite pèse dans un pays encore profondément fracturé, où la menace djihadiste reste tapie dans la clandestinité, et où l’Iran travaille à maintenir une influence multiforme para-militaire, politique, confessionnelle et économique. Mais ce pouvoir milicien n’est pas homogène, entre tenants du khomeynisme et du velayat-e faqih ; partisans quiétistes mais très politiques d’Ali al-Sistani ; et nationalistes sadristes qui essaient de créer un point d’équilibre irakien en discutant à la fois avec Téhéran et Riyad. Au total, l’influence de l’Iran est forte, mais pas au point de faire de l’Irak une pièce totalement dépendante de Téhéran, un élément du « croissant chiite » fantasmé dans les capitales du Golfe et, trop souvent, dans les médias occidentaux. D’autant que l’Iran est très affaibli financièrement par la violence des sanctions imposées par le président Trump, et a donc perdu, outre le chef de guerre politique et militaire qu’était Qassem Soleimani, une partie importante de ses capacités à subventionner ses alliés ou affidés dans la région.
L’ouvrage de Théo Nencini, qui s’arrête avec l’élection de Joe Biden à la tête de l’administration américaine en novembre 2020, est donc une synthèse très documentée et argumentée, clairement rédigée, sur la politique régionale de l’Iran dans sa dimension confessionnelle, et sur les grandes évolutions de l’Irak dans les deux dernières décennies dans ses relations avec la puissance iranienne. S’il fallait trouver un travers à cet essai talentueux, il serait peut-être dans des références infrapaginales très (trop?) fréquentes à quelques (excellent.e.s) auteur.e.s français.e.s de référence sur les thèmes développés : Laurence Louër, Pierre-Jean Luizard et Myriam Benraad.
Théo NENCINI, « L’Irak chiite parle persan. Islamisme, milices, réseaux iraniens », Paris, L’Harmattan, 215p, 2021. Préface de Pierre Razoux (p.5-9) ; Bibliographie (p.217-229) ; Chronologie de 632 à 2020 (p.231-236) ; Index. La photo de couverture est de Hugo Lacombe, également diplômé du master « Méditerranée-Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble.
Jean-Paul Burdy

NOTES J-P.BURDY
1 Nombre de militants chiites irakiens, persécutés par l’un ou l’autre des pouvoirs à Bagdad, s’étant réfugiés en Arabie, au Koweït ou au Bahreïn, on retrouvera rapidement les deux courants nationalistes / transnationalistes transposés, à partir des années 1960, dans les différents Etats du Golfe, et tout particulièrement au Bahreïn.
2 LOUËR Laurence, Chiisme et politique au Moyen-Orient. Iran, Irak, Liban, monarchies du Golfe, Autrement, mars 2008, 150 p. ; et Tempus, Perrin, 2009, 196p. ; Transnational Shia Politics. Religious and Political Networks in the Gulf, Londres-Hurst, New York-Columbia University Press, 2008, 328p.
3 LUIZARD Pierre-Jean, La formation de l’Irak contemporain . Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’Etat irakien, Paris, CNRS Editions, 2002 (& Kindle 2013), 557p. Également : Histoire politique du clergé chiite – XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2014, 326p. ; Chiites et sunnites. La grande discorde en 100 questions, Paris, Tallandier, 2017, 383p.
4 Les Hachd al-Chaabi regroupent 60 à 70 milices, dont les brigades sont dans leur grande majorité chiites. Mais on compte aussi des brigades sunnites, chrétiennes, yézidies ou shabaks. Les brigades chiites les plus importantes sont armées et financées par Téhéran, et parfois encadrées par des conseillers militaires iraniens de la Force Al-Qods.
5 Le véritable homme fort des Hachd était Abou Mehdi al-Mouhandis, le chef des Kataeb Hezbollah, très proche de l’Iran, et qui a été tué aux côtés de Soleimani dans la frappe américaine à l’aéroport international de Bagdad le 3 janvier 2020.
6 Voir nos posts : https://questionsorientoccident.blog/2019/11/15/manifestations-chiites-anti-iraniennes-en-irak-quid-du-croissant-chiite-retour-sur-une-carte-de-bernard-hourcade-en-2018/; & https://questionsorientoccident.blog/2019/11/30/demission-du-premier-ministre-irakien-a-najaf-le-preche-de-layatollah-al-sistani-lemporte-sur-les-injonctions-du-gardien-qassem-soleimani/
7 Voir notre post: https://questionsorientoccident.blog/2020/01/28/iran-barra-barra-liran-dehors-la-dimension-anti-iranienne-de-la-contestation-chiite-anti-systeme-en-irak-depuis-octobre-2019/
