
Après le coup de tonnerre planétaire qu’a représenté la prise de Mossoul pratiquement sans combats par les djihadistes de l’Etat islamique (Daech), la situation st très mouvante en Irak depuis le début de la semaine. Chaque partie au conflit cherche à avancer ses pions (l’EIIL en descendant vers Bagdad et en s’emparant au passage de Tikrit, ville natale du clan de Saddam Hussein et… du grand Kurde Saladin ; les peshmergas kurdes du Kurdistan autonome en s’emparant de Kirkouk, y compris avec des chars lourds) ; ou à consolider des lignes de défense avancée (le premier ministre chiite Nouri al-Maliki, en regroupant une partie de son armée débandée, et en armant de nouvelles milices de volontaires chiites ; les Iraniens en dépêchant au nord de Bagdad des éléments de la force d’intervention Al-Qods); ou encore à mobiliser les cœurs et les esprits.

Ce 13 juin, on aura tout particulièrement relevé l’appel à la mobilisation du grand ayatollah de Najaf Ali al-Sistani, une des figures majeures du chiisme duodécimain, dont l’audience dépasse de très loin les frontières irakiennes. Lors du prêche hebdomadaire du vendredi à Kerbala, au sud de Bagdad, il a fait savoir par son porte-parole que « les citoyens qui peuvent porter les armes et combattre les terroristes pour défendre leur pays, leur peuple et leurs lieux saints, doivent se porter volontaires et s’enrôler dans les forces de sécurité pour mener cet objectif sacré. »
Il faut croire que
l’heure est grave vue de l’Irak chiite, car le marja’a (« source
d’imitation ») Ali al-Sistani, grande figure spirituelle et
morale, n’est pas réputé être belliqueux, et encore moins belliciste, ni tenant
de l’intervention permanente des clercs dans la vie politique… Au
contraire, d’origine iranienne (il est né à Meched en 1930), mais
résidant à Najaf depuis 1951, il a succédé au grand ayatollah
al-Qhoeï en 1992, comme représentant le plus influent du courant
chiite quiétiste transnational. Opposé donc à la théorie
khomeyniste du velayat-e faqih / wilayat al-faqih («le
pouvoir du juriste-théologien») qui
est le fondement doctrinal du régime de la République islamique
depuis 1979, et donc du pouvoir successif des Guides iraniens Khomeyni puis
Khameneï. La parole directement politique d’Ali al-Sistani est rare,
et donc scrutée avec attention, et suivie par des millions de
fidèles. Son appel du 13 juin n’en
prend que plus de relief : il légitime la mobilisation de
nouvelles milices chiites armées, dans le Grand Bagdad bien
évidemment, mais peut-être aussi, si la menace d’EIIL se
confirmait, dans tout le sud de l’Irak, très majoritairement peuplé
de chiites. Du coup, le célèbre frère musulman (sunnite) égyptien
Youssef al-Qaradawi, il y a encore peu téléprêcheur vedette sur
Al-Jazeera, au Qatar où il est installé, a mobilisé une peu connue
« Union internationale des savants musulmans » (sunnites), également basée
à Doha, pour condamner sévèrement la fatwa d’al-Sistani: « une fatwa sectaire appelant nos frères chiites à prendre les armes [qui va mener] à une guerre confessionnelle dévastatrice. »
On ne saurait être plus clair. Difficile donc de nier la dimension confessionnelle des événements qui, au Nord-Irak, prend la forme d’une sanglante revanche des sunnites méprisés ou harcelés par Bagdad. Là encore, comme au Bahreïn ou en Syrie depuis 2011, la confessionnalisation des conflits politiques et sociaux par les régimes en place, et par certains de leurs opposants, est devenue militairement opératoire. Sur ce plan aussi, la situation irakienne rejoint celle de la Syrie voisine.
Pour le moment, dans la région, c’est la Turquie qui reste en première ligne, principalement à cause des 49 personnes « retenues » dans les locaux du consulat général de Turquie à Mossoul depuis trois jours.
Addendum du 22 septembre 2014- Libération des otages turcs de Daech: plus de questions que de réponses…
Le 20 septembre, les 49 otages (46 Turcs et 3 employés irakiens) de l’organisation Etat islamique ont été libérés après 101 jours de captivité, à l’issue de « négociations diplomatiques », selon le président de la République Recep Tayyip Erdoğan . Ils étaient en effet aux mains des djihadistes depuis que ceux-ci s’étaient emparés sans coup férir de Mossoul, la grande métropole du nord Irak, le 10 juin dernier. L’heureuse conclusion de cette prise d’otages, surtout comparée aux récentes exécutions d’otages occidentaux, ne laisse pas cependant de susciter de nombreuses interrogations. Car, du début à la fin de cette affaire, le gouvernement turc, dirigé par R.T.Erdoğan, puis par Ahmet Davutoğlu (jusque là ministre des Affaires étrangères), a maintenu une opacité totale sur les événements, et imposé un embargo absolu aux médias turcs.
Les questions sont donc légion. Pourquoi avoir gardé le consulat général de Turquie ouvert (avec les familles des diplomates), alors que tous les autres représentants étrangers avaient quitté Mossoul en toute hâte? Quelles relations en 2012-2013 entre Ankara et ce qui était alors encore l’Etat islamique en Irak et au Pays de Cham (EIIL) -on aura remarqué que jamais Ankara n’a qualifié l’EI de « terroriste » ? Quel rôle les très actifs services secrets turcs (le MIT) ont-t-il joué vis-à-vis de l’EI ces derniers mois, et avant même la prise d’otages ? Quelles contreparties d’Ankara à l’Etat islamique pour obtenir la libération des otages, lors de « négociations diplomatiques », formule qui établit d’ailleurs l’organisation Etat islamique comme véritable « Etat » ? L’Etat islamique est-il redevable à Ankara d’un soutien particulier en Syrie en 2012-2013, voire au-delà ? Ankara a-t-il négocié la libération en échange (tacite) d’une non-participation de la Turquie d’abord à l’accord de Djeddah du 11 septembre, puis à la coalition internationale lors de la conférence de Paris du 15 septembre (cf.notre analyse du 17 septembre 2014) ? Ou de la promesse de ne pas mettre un terme à la très active contrebande pétrolière vers la Turquie qui abonde les finances de l’EI, alors que Washington presse Ankara de le faire? L’avenir des régions kurdes d’Irak (KRG) et de Syrie (où l’EI vient de lancer à Kobanê – ‘Aïn al-Arab une offensive-éclair amenant au 22 septembre au soir plus de 130000 Kurdes syriens à se réfugier précipitamment sur le territoire turc) a-t-il été « discuté » entre Ankara et l’EI ? JPB
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