Manifestations chiites anti-iraniennes en Irak : quid du « croissant chiite » ? Retour sur une carte de Bernard Hourcade en 2018.
Trop souvent avancés depuis deux décennies comme clé d’explication centrale des conflits récents (Irak, Syrie, Yémen), le confessionnalisme et le communautarisme sont très loin d’expliquer la totalité du désordre au Moyen-Orient. Qui ressort beaucoup plus souvent de tensions politiques et sociales, avec des spécificités nationales, et qui s’inscrivent dans les rivalités conflictuelles des puissances régionales. Les manifestations sociales et politiques qui secouent actuellement le Liban et plus encore l’Irak, ont une dimension anti-iranienne prononcée. Surtout en Irak, où la présence physique de l’Iran est forte, dans tous les domaines : militaro-sécuritaire (à travers les représentants des Gardiens de la révolution, en uniforme ou sous couverture dans les représentations diplomatiques et consulaires iraniennes ; via les Milices populaires chiites apparues en 2014-2015 et largement contrôlées par Téhéran) ; économique (à travers les contrats passés entre Téhéran et Bagdad, ou les investissements industriels, commerciaux, immobiliers, hôteliers iraniens); religieuses dans les villes saintes chiites du sud (Kerbala, Najaf), etc.
Les manifestations anti-gouvernementales en Irak (le premier ministre et la majorité des ministres sont chiites) concernent au premier chef les populations chiites, en particulier dans les quartiers populaires de la capitale (Sadr City) et dans le sud du pays, particulièrement paupérisé (Kerbala, Najaf, Bassora). Donc, a priori dans une clientèle qui devrait être proche de l’Iran. Or, on mesure en Irak (mais aussi, dans une moindre mesure, au Liban) la déconnexion entre l’appartenance confessionnelle et les supposées affinités iraniennes. D’autres éléments d’appartenance s’affirment depuis longtemps : éventuellement ethniques (arabité versus monde persan), plus souvent politiques et idéologiques (nationalisme irakien) et économiques et sociaux (paupérisme, poids de la gabegie et de la corruption étatiques et partidaires de fait soutenues par l’Iran), etc.

Plutôt que de ratiociner sur « le croissant chiite » (et même si celui-ci a un minimum de réalité historique et confessionnelle, comme l’ont prouvé, par exemple, les travaux de Sabrina Mervin), on se reportera donc plutôt, par exemple, à la carte éclairante élaborée par Bernard Hourcade et publiée dans Le Monde diplomatique de février 2018. L’auteur s’y attache à détailler et à qualifier la complexité des liens entre l’État iranien et son environnement régional.

Bernard Hourcade distingue ainsi les alliés historiques (peu nombreux : pour l’essentiel le Hezbollah libanais, largement créé par les Iraniens eux-mêmes au début des années 1980) ; les interventions militaires de la Force Al-Qods des Gardiens (dirigée par l’omniprésent major-général Ghassem Soleimani) en soutien à des alliés stratégiques (L’Irak voisin dès 2003 ; la Syrie à partir de 2012) ; le soutien propagandiste à des alliés (les « rebelles houthis » au Yémen -l’assistance iranienne cependant devenant de plus en plus opérationnelle en 2018-2019) ou acteurs locaux (les contestataires du Bahreïn, ou les chiites saoudiens) ; des alliés solides mais marginaux (Arménie ; des minorités chiites régionales en Afghanistan, au Tadjikistan, au Pakistan). Nous y ajouterons un voisinage historique et de realpolitik avec la Turquie.Liens et réseaux chiites transnationaux : oui, depuis longtemps. « Croissant -ou axe -chiite » : c’est beaucoup moins évident, sinon dans la paranoïa des monarques arabes, et dans certains cercles boltoniens autour de la Maison Blanche.
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