Les nouvelles émissions de billets de banque à l’effigie du sultan Haïtham (janvier 2021)


Après le demi-siècle de règne du sultan Qabous (1970-20201) les décisions et décrets du sultan Haïtham Ben Tarek Ben Taïmour Al-Saïd  (depuis le 11 janvier 2020) traduisent une évolution des priorités. Confronté à une double crise – effondrement du marché mondial du pétrole, pandémie de coronavirus, il a amorcé une restructuration de la structure du pouvoir, et accordé la priorité aux défis économiques. La politique régionale du sultanat pourrait également être infléchie. Les défis internes et externes sont donc nombreux.


Le sultan, son épouse et le prince héritier en 2020 (portraits officiels)


A) Des décrets institutionnels. La restructuration des ministères et des agences (août 2020)

Paternaliste et clientéliste, le régime du sultan Qabous était aussi est le plus autocratique du Golfe. Le sultan disposait d’un degré exceptionnel d’autonomie et d’autorité au sein de la structure du pouvoir omanais, fondé sur son rôle historique d’unificateur et de bâtisseur de l’État omanais moderne. L’un des défis que le nouveau sultan doit relever est donc celui de la réforme politique, à travers une démocratisation politique, l’octroi des libertés publiques et l’ouverture de l’espace public à la société omanaise. Le changement est venu d’en haut, par décrets royaux, en août 2020, puis en janvier 2021.

Le 18 août 2020, huit mois après son accession au trône, le sultan Haïtham a promulgué 28 décrets 2, par lesquels il délègue des responsabilités essentielles à des ministères restructurés, dont il réduit le nombre et qu’il professionnalise. Il forme ainsi un nouveau gouvernement, majoritairement composé de technocrates expérimentés aux pouvoirs renforcés. Avec l’objectif de rationaliser et de flexibiliser l’action de ministères jusque-là en relations complexes et parfois concurrentes, avec une multitudes d’agences et d’autorités : les ministères doivent ainsi planifier annuellement leurs actions, et rendre compte régulièrement au conseil des ministres.

1/ Le sultan, ses cabinets et conseils

Le sultan Haïthem abandonne la plupart des ministères régaliens  (défense, finances, affaires étrangères, etc.) et des fonctions (présidence de la Banque centrale, etc) jusque-là concentrés entre les mains du sultan Qabous. Le sultan reste toutefois à la tête des forces armées, conserve le titre de premier ministre, avec trois vice-premiers ministres (Affaires du cabinet, Défense, Relations et coopération internationales) . Et le poids de la famille royale reste plus important qu’il a été trop vite écrit. Le frère du sultan Chihab ben Tarek est nommé vice-premier ministre de la défense. Un demi-frère, Assad ben Tariq, est vice-premier ministre chargé des relations et affaires internationales et de la coopération. Le prince héritier (désigné comme tel en janvier 2021) est ministre de la culture, des sports et de la jeunesse. Et le neveu du sultan Taïmour Ben Assad (39 ans) est nommé à la tête du conseil d’administration de la Banque centrale avec rang de ministre.

Les nombreux cabinets et conseils qui entouraient le sultan Qabous sont fortement réduits en nombre et en taille, et de nombreux titulaires de la « vieille garde » qabousienne, dont certains étaient en responsabilité parfois depuis la guerre du Dhofar (1964-1976), sont mis à la retraite. Ce qui est un moyen classique de faire monter une génération plus jeune, et redevable au nouveau dirigeant. Il semble également que le budget du Palais ait fait l’objet de coupes sévères, en partie liées à la redistribution de fonctions et missions vers les nouveaux ministères. Par ailleurs, le principe de responsabilité a été rappelé aux agents publics, en particulier les cadres supérieurs : les officiels doivent être publiquement comptables de leurs actes, au contraire d’un certaine tradition d’actions ou agissements « behind the closed doors» fondant la corruption publique. On a là un ensemble de mesures et de rappels qui peuvent satisfaire une opinion publique parfois excédée par la corruption des officiels – on l’avait entendu lors des manifestations de 2011.

2/ Les ministères, resserrés et restructurés

Les ministères sont réduits en nombre (de 26 à 19) et restructurés : rebaptisés (le ministère du Pétrole et du gaz devient le ministère de l’Energie et des mines) ; regroupés (Justice et affaires juridiques ; le Travail regroupe Main-d’œuvre et Fonction publique) ; redistribués (Patrimoine et tourisme ; Culture, sports et jeunesse). Les ministères sont confiés à des responsables qui ne sont pas nécessairement issus de la famille régnante 3. Les commentateurs insistent par ailleurs sur la professionnalisation accrue des responsables, au vu de leurs carrières respectives en amont. On compte deux femmes ministres sur 19, à l’Enseignement surpérieur et à la recherche, et au Développement social 4. Une inquiétude : l’environnement. L’accent mis à partir de 1974 par le sultan Qabous sur la protection de l’environnement naturel et de la faune pourrait se heurter à de nouveaux obstacles, à l’heure des difficultés économiques et des programmes de relance. La dissolution du ministère de l’Environnement et des Affaires climatiques, rétrogradé en Autorité de l’environnement, en a été considérée comme un indice inquiétant, remettant en cause les volets environnementaux de la « Vision Oman 2040 ».

Cette institutionnalisation, cette restructuration et ces nominations traduisent une évolution sensible par rapport au mode de gouvernement hautement personnalisé de l’ère Qabous, quand celui-ci concentrait entre ses mains la totalité des ministères régaliens : commandant des forces armées, ministre de la défense, des finances, des affaires étrangères, président de la Banque centrale, etc.


B) Des décrets institutionnels. La désignation d’un prince-héritier

Oman a un nouvel héritier à peine trentenaire, une première institutionnelle pour ce pays, qui rejoint ainsi les autres Etats du Golfe.

1/ Normalisation : la désignation d’un prince héritier (janvier 2021)

Par un amendement constitutionnel promulgué par décret le 13 janvier 2021, soit un an après son arrivée sur le trône, le fils aîné du sultan, Dhi Yazan ben Haïthem (né en 1990) est nommé prince héritier. Qabous Ben Saïd, qui n’avait pas d’héritier, s’était farouchement opposé à désigner un successeur de son vivant, craignant peut-être d’être renversé comme lui-même l’avait fait en 1970 avec son père le très autocrate Saïd ben Timour 5 . L’article 5 de la nouvelle loi stipule que le système de gouvernance est héréditaire chez les descendants mâles, par ordre de primogéniture : le fils du sultan premier-né, puis son fils aîné, etc.. Si le fils premier-né n’a pas de descendant mâle, c’est son frère qui hérite du trône. Le successeur du sultan doit être musulman, et fils légitime de parents musulmans omanais.

La restructuration institutionnelle est une vraie rupture avec l’ère Qabous, en ce qu’elle « normalise » le fonctionnement politique du sultanat, et l’aligne sur les pays voisins : une monarchie dynastique, avec des règles de succession plus classiques et un prince héritier désigné 6; un gouvernement distingué du palais, avec des ministres qui peuvent être des technocrates non issus de la famille régnante .

Le nom du sultan Qabous a disparu de l’hymne national dès février 2020. En revanche, le nouveau sultan a publié une directive visant à maintenir le portrait de Qabous à côté du sien dans les événements publics et les bureaux officiels, signifiant ainsi symboliquement la continuation de l’héritage du père-fondateur de l’Oman moderne. Et les deux portraits sont visibles dans les bâtiments privés. Et si de nouveaux billets de banque à l’effigie du sultan Heïtham ont été mis en circulation début 2021, la coupure la plus importante (50 rials) garde le portrait du sultan Qabous 7.

2/ La demande de démocratisation politique

En 2010 (avant donc les « printemps arabes ») , une cinquantaine de citoyens avaient présenté au sultan Qabous une pétition réclamant « une constitution contractuelle », des droits fondamentaux et une assemblée législative entièrement élue. La demande avait été ignorée. Une décennie plus tard, la loi fondamentale faisant office de Constitution, et la création du Conseil du sultanat d’Oman, un Parlement bicaméral composé d’un conseil consultatif de la choura, élu, et d’un conseil d’État nommé ne suffisent plus, le pouvoir législatif de ces deux conseils étant quasi inexistant. Le conseil de la Choura peut certes proposer des modifications de la législation rédigée par le Conseil des ministres et interpeller les ministres, mais cela ne va guère plus loin. D’autant que les élections du conseil de la Choura d’octobre 2019 ont confirmé que le vote et la représentation continuent de refléter des liens familiaux, tribaux et régionaux très traditionnels, qui prospèrent grâce au patronage financier du Palais. Malgré un niveau d’éducation en hausse, et à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, la demande de démocratisation est latente, mais ne passe pas par la participation électorale, particulièrement faible dans les zones urbaines occidentales.

En matière de libéralisation politique, un décret royal annonce l’adhésion d’Oman à la Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels; à la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants; et à la Convention pour la protection des personnes contre les disparitions forcées.

Les libertés publiques sont élargies par plusieurs textes. En janvier 2021, une modification de la loi fondamentale accorde aux citoyens et aux résidents étrangers la liberté d’opinion, et la liberté d’expression par la parole et par l’écrit. La surveillance par l’Etat de la correspondance postale, des conversations téléphoniques privées et des médias sociaux est supprimée. La liberté de « pratiquer les rites religieux selon les coutumes reconnues » est garantie. On verra si ces mesures améliorent les mauvais classements actuels d’Oman, par exemple au 135e rang sur 180 pays en matière de liberté de la presse dans le classement 2020 de Reporters sans frontières.

La question de la corruption, dans un système redistributif clientéliste sur des bases multiples (ethniques, tribales, régionales), est latente. On sait qu’elle avait été mise sur la place publique lors des manifestations du printemps 2011. Le sultan Qabous avait alors limogé un certain nombre de responsables, dont plusieurs ministres, sans que le problème soit traité au fond.

On signalera enfin que quelques activistes (en général installés à Londres) et quelques intellectuels (s’exprimant anonymement) estiment, ou réclament, que le nouveau sultan franchisse un vrai pas en proclamant une monarchie constitutionnelle, avec les institutions en découlant, et une séparation des pouvoirs. Ces voix sont extrêmement isolées.


C) Baril et covid-19: une économie en grande difficulté

Le sultan Qabous était plus intéressé par la politique étrangère et les questions de sécurité que par l’économie. L’ordre des priorités a désormais changé. Car l’économie est en berne, voire en crise structurelle et conjoncturelle. Au-delà de faiblesses structurelles permanentes (dépendance aux recettes des hydrocarbures, chômage des jeunes), la baisse des prix du pétrole et la pandémie de covid-19 exercent une pression sans précédent: le PNB a vraisemblablement chuté de 10 % en 2020 selon les estimations du FMI.

La dépendance au prix du baril reste forte. Le sultanat a besoin d’un prix du baril autour de 82 dollars (75 euros) pour équilibrer un budget qui dépend à 75 % de la rente pétrolière. Or, le prix du baril est faible depuis 2014. Il l’est encore plus depuis 2017-2018, et en 2020. Le budget 2020 avait été calculé sur la base d’un baril à 58 dollars (53 euros). La guerre des prix entre la Russie et l’Arabie saoudite, et la baisse mondiale de la demande du fait de la crise du covid-19 ont entraîné le baril à osciller entre 40 et 45 dollars en 2020.

Or, malgré des ressources budgétaires limitées, le gouvernement omanais a continué à dépenser au-delà de ses moyens. Les déficits budgétaires cumulés d’une année sur l’autre ont entraîné une augmentation de la dette publique : 4 milliards de dollars en 2014 ; 50 milliards en 2019. La dette publique brute est passée de moins de 5% du PIB à près de 50% en seulement quatre ans. Avant la crise du covid, les estimations estimaient cette dette à 64% en 2022. Mais le cumul de la crise du baril et de la pandémie font qu’elle a sans doute franchi la barre symbolique des 100 %. Le service de la dette est désormais le poste le plus important du budget. On soulignera que la dette extérieure est essentiellement constituée d’emprunts auprès de la Chine. Du coup, Oman continue à être dégradé par les agences de notation – S&P est passé en 2020 de BB- à B+.

D’où des choix budgétaires et économiques à différents niveaux, comparables à ce qui se fait ailleurs dans le Golfe:

a) Réduction des subventions aux produits de base, comme l’essence et l’électricité. Et création de taxes sur l’eau, le traitement des eaux usées et des ordures ménagères. L’augmentation du prix de l’essence a provoqué des tensions, dont la presse n’a pas rendu compte.

b) Introduction de la TVA à 5 % à partir d’avril 2021, à l’instar de ce qui s’est fait dans d’autres Etats de la région (Oman suivra Bahreïn, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. ).

c) Projet d’impôt sur les hauts revenus à partir de 2022, ce qui était impensable il y a encore peu.

d) Les primes et autres libéralités occasionnelles distribuées aux fonctionnaires à tous les niveaux (mais surtout pour la hiérarchie, sauf pendant la crise de 2011) ont été réduites ou supprimées. Au nom du « partage du fardeau » par tout un chacun à la mesure de ses capacités.

e) Après la distribution d’électricité en 2019, des sociétés et infrastructures publiques sont ouvertes à la privatisation, ou vont sans doute l’être (distribution de l’eau, aéroport de Mascate).

f) À court terme, le sultanat puise dans ses fonds souverains dont les réserves étaient estimées en 2019 à 23 milliards de dollars (un peu plus de 21 milliards d’euros). Le pays s’est fortement appuyé sur son fonds souverain, le State General Reserve Fund, pour abonder le financement des déficits budgétaires.

g) A l’automne 2020, le sultanat a annoncé vouloir lever 2 milliards de dollars auprès de prêteurs locaux et régionaux. En octobre, Mascate a reçu 1 milliard de dollars d’aide financière du Qatar.

Signe que les difficultés budgétaires et économiques sont réelles, le sultanat a introduit en janvier 2021 une nouvelle loi sur le fonctionnement du parlement, prévoyant que les discussions sur le budget de l’État et l’interpellation des ministres, et sur les plans de développement, doivent se dérouler à huis clos, ce qui réduit la transparence annoncée l’année précédente. Des mesures d’austérité sont envisageables, mais pourraient provoquer des tensions comparables à celles de 2011.


D) Une économie en difficulté et des tensions sociétales. Le covid-19 et la main-d’oeuvre immigrée

Le sultanat a réagi à l’arrivée de la pandémie par l’installation précoce d’un haut comité chargé de la gestion de la crise du covid-19, et des mesures sanitaires qui reposent initialement plus sur responsabilisation de la population que sur des mesures sécuritaires 8. Cependant, dès le 17 mars 2020, le pays a fermé toutes ses mosquées, ses souks et ses sites touristiques, annulé visas touristiques et escales de croisières. Puis toutes les entrées et sorties ont été interdites, ce qui prive le pays de l’apport du tourisme, mis en avant ces dernières années comme possibilité majeure de diversification de l’économie rentière. Comme partout, le ralentissement de l’économie a été extrêmement brutal, et les PME ont particulièrement souffert, malgré les aides de l’État.

Les mesures sanitaires de confinement et de basculement vers le télétravail ont été déclinées dans la plupart des langues usitées dans le pays (arabe, anglais, hindi, bengali, cingalais, philippin). Le principe de la gratuité des soins a été affirmé pour les nationaux comme pour les travailleurs immigrés. Pour ces derniers, compte tenu de leurs conditions de logement en général précaires (cantonnements sur les lieux de travail, immeubles surpeuplés), les mesures de confinement ont parfois été difficiles à assumer9 , avec le maintien des habituels rassemblements nocturnes dans les rues. A la fin de l’année 2020, le Centre national des statistiques et de l’information (NCSI) du sultanat a chiffré à plus de 270000 le nombre de travailleurs étrangers ayant quitté Oman en un an dans le contexte de la crise épidémique (passant de 1,710 à 1,44 million) .


E) Priorité à l’économie: créer des emplois… omanais

Le sultan Haïtham était en charge, avant son accession au pouvoir, du programme prospectif « Oman Vision 2040 », destiné à préparer la transition vers une économie post-pétrolière. Qui suppose la diversification des sources de recettes, l’incitation aux investissements, le soutien à la croissance économique , avec pour objectif premier la création d’emplois pour les jeunes. Un pari difficile, d’autant que des études récentes indiquent que, sauf découverte de nouveaux gisements, les réserves de pétrole commenceront à se tarir dans deux décennies, et les réserves de gaz naturel dans trois à quatre décennies.

1/ Créer des emplois omanais

La création d’emplois pour les jeunes, diplômés ou non, n’est pas une préoccupation nouvelle pour Oman10. Selon les chiffres officiels, et alors que la croissance démographique est soutenue (+4,7 % par an), 20 % (statistiques officielles ) à 40 % (Banque mondiale) des jeunes sont au chômage en raison de l’inadéquation entre les formation et les diplômes et le marché du travail. Elle est accentuée par la crise. « L’omanisation des emplois » est une vieille antienne, que l’on retrouve dans tous les pays du Golfe (« saoudisation », « bahreïnisation », etc.), visant à « offrir des opportunités d’emploi aux Omanais qualifiés, et à renforcer les compétences et les capacités nationales. » Les appels aux entreprises publiques à remplacer leurs employés étrangers par des nationaux ne datent pas de 2020. Il s’agit de favoriser l’emploi des nationaux, moins dans le secteur public (très largement pourvu en emplois salariés faiblement productifs, dans des logiques clientélistes classiques, et pour assurer un revenu garanti aux ménages nationaux) que dans le secteur privé.

Dans cet objectif, le sultanat d’Oman, où les étrangers représentent environ 40% de la population, mais peut-être 60 % de la main-d’oeuvre, a annoncé le 31 janvier 2021, l’exclusion des travailleurs étrangers dans 87 activités du secteur privé, par le non-renouvellement des permis de travail. Sont cités par le ministère des Finances : les compagnies d’assurance, les concessions automobiles, les commerces, etc. Le métier de chauffeur, « quelle que soit la nature du véhicule », sera également « réservé aux seuls Omanais ». La menace est d’ampleur dans le secteur du commerce, où la part des actifs originaires du sous-continent indien est très importante ; idem pour les chauffeurs de taxis. Ces dispositions de crise réduisent la portée de l’amorce d’assouplissement, avant la crise, des règles de la kafala attachant les expatriés/immigrés à leurs employeurs.

Les politiques sociales – en l’occurrence la subvention des salaires, déployées par l’État en soutien au secteur privé excluent en grande partie les travailleurs étrangers, souvent victimes de réductions forcées de salaires. Ce qui a forcé nombre d’immigrés à chercher à rentrer dans leur pays. On retrouve là les biais contraints de la kafala, le système de parrainage des employeurs, qui place les étrangers, dont les passeports sont confisqués pendant toute la durée de leur séjour, dans la dépendance des nationaux11 .

On notera que les secteurs de croissance mis en avant dans le plan « Oman Vision 2040 » sont directement concurrencés par des voisins qui disposent de moyens autrement plus importants.

– Oman met en avant l’avantage comparatif de Duqm, loin des tensions du détroit d’Ormuz. Mais les Émirats arabes unis restent de loin la principale plaque tournante logistique.

– Dans le domaine du tourisme, Dubaï, avec son hub aéroportuaire, est devenu une destination touristique globalisée et populaire. Et le plan « KSA Vision 2030 » du prince-héritier saoudien MBS entend faire du royaume une destination touristique majeure. Oman risquant d’être bloqué sur un tourisme de niche – un écotourisme haut de gamme.

2/ Duqm, emblématique des enjeux et des difficultés du développement

Le développement de Duqm, sur la côte sud d’Oman, se veut, depuis le début du siècle, le grand projet économique du sultanat12. Le choix de Duqm a été celui d’une localisation géographique exceptionnelle, sur une des routes maritimes les plus fréquentées de la planète, en en faisant un hub régional majeur : construction d’un ambitieux pôle portuaire, industriel et pétrochimique, desservi par une autoroute, une ligne de chemin de fer et un aéroport. En 2011 a été installée pour cela la Special Economic Zone Authority of Duqm (SEZAD), qui a missionné des agences anglo-américaines pour mobiliser des investisseurs internationaux pour des chantiers d’infrastructures, puis pour les installations industrielles centrées autour des hydrocarbures.

En une décennie, l’Etat omanais a investi environ 2 milliards de dollars pour les infrastructures de base (aéroport, autoroute, dessertes du port et des zones industrielles et franches, lotissements, centrale électrique, télécommunications). Les investissements étrangers devant co-financer ou financer tout le reste : le Koweït à hauteur de 10 milliards de dollars, essentiellement dans les projets pétroliers ; la Chine, pour un montant équivalent, pour faire officiellement de Duqm un point d’appui des Nouvelles routes maritimes13 ; la Corée du sud et l’Inde investiront chacune 2 milliards de dollars, etc.

Mais tous ces grands projets tardent à sortir de terre. Mascate a largement fait sa part en matière de construction des infrastructures. Mais les investissements étrangers se font attendre, en particulier dans les secteurs non pétroliers, la chute du baril, la stagnation du marché global du pétrole auxquelles s’est surajoutée la pandémie de covid-19 plombant évidemment tous les projets. Mascate étant par ailleurs préoccupé par la capacité des entreprises étrangères à créer des emplois pour les habitants, à transférer des compétences et à payer des impôts.

La Chine est particulièrement pointée du doigt. À la fin du règne du sultan Qabous, Pékin est à la fois le principal importateur de pétrole omanais (à hauteur de 90 %), et le principal détenteur de la dette publique extérieure du sultanat (estimée à 46,27 milliards de dollars en 2017). Etant l’un des gros investisseurs potentiels à Duqm, elle déçoit sur le terrain, où nombre de chantiers planifiés n’ont pas été ouverts. Il se dit que Pékin aurait réduit ses projets dans la zone économique spéciale. Et, là comme ailleurs (dans plusieurs pays africains, en particulier) on s’aperçoit que les investissements chinois ne sont pas créateurs d’emplois (la main d’oeuvre employée étant chinoise) ; que les ressources fiscales espérées sont obérées par le service de la dette engagée à Pékin ; que certains acteurs chinois peuvent être des prédateurs (en particulier les chalutiers industriels, qui ratissent les ressources halieutiques locales), etc. D’où une certaine irritation et un certain scepticisme sur les partenariats économiques avec la Chine.

Depuis un an, il y a eu reprise en main du dossier de Duqm. L‘un des décrets royaux d’août 2020 rattache désormais Duqm à « l’Autorité publique pour les zones économiques spéciales et les zones franches » (Public Authority for Special Economic Zones and Free Zones)14. Ce qui traduit la volonté d‘une plus grande maîtrise directe du gouvernement sur l’évolution du projet, avec une simplification d‘un organigramme fonctionnel jusque-là bien encombré.

On n’oubliera pas que projet de Duqm doit toujours être analysé dans le panorama des rapports de forces régionaux – et internationaux, car il suppose que le prix du baril et le marché mondial des hydrocarbures se redressent. Duqm n’atteindrait ainsi son plein sens économique que si le sultanat réussissait à négocier un corridor terrestre énergétique (oléoduc + gazoduc) et commercial (voie ferrée et conteneurs) vers le golfe Persique, via les territoires saoudien et émirati. Or, le projet de Duqm se pose en concurrent direct des ports et zones franches des EAU sur le golfe Persique (Khalifa à Abou Dhabi, Djebel Ali à Dubaï) et sur le golfe d’Oman (Fujeirah).

La montée en puissance de Duqm reste donc une perspective de long terme, au moins au plan économique. Car sa fonction militaire s’est plus vite concrétisée, avec l’ouverture des installations portuaires aux marines britannique (2018) et américaine (2019) : sous-marins nucléaires et porte-avions de ces deux pavillons y ont fait escale depuis, entretenant l’idée que Duqm, port en eaux profondes et non dépendant de la liberté de passage dans le détroit d’Ormuz, pourrait être une alternative commode aux bases navales américaine (Ve Flotte) et britannique (Royal Navy) de Manama 15.

Jean-Paul BURDY


NOTES

1 https://questionsorientoccident.blog/2020/01/11/la-mort-du-sultan-qabous-doman-un-autocrate-eclaire-un-grand-melomane-un-diplomate-et-mediateur-apprecie/

2 Oman News Agency (ONA), H.M. the Sultan Issues 28 Royal Decrees, Muscat, August 18, 2020. En ligne : https://omannews.gov.om/NewsDescription/ArtMID/392/ArticleID/17635

3 On relève néanmoins de nombreuses filiations à la tribu des Al Busaïdi.

4 « Laila bint Ahmed bin Awadh al-Najar, Minister of Social Development ; Dr. Rahma bint Ibrahim bin Said al-Mahrouqiyah, Minister of Higher Education, Research and Innovation. »

5 Homosexuel et sans héritier, le sultan Qabous n’affichait aucune personnalité familiale dans son entourage. Avec le sultan Haïtham (monogame, à la différence de la plupart de ses homologues du Golfe) apparaît sur la scène publique une famille, composée du père, de l’épouse Ahad bint Abdullah ben Ahmad Al Saïd , des deux fils Dhi Yazan et Bilarab ; et des deux filles Thuraya et Omaïma.

6 En 2021, parmi les monarques du Golfe, seul l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani (40 ans), n’a pas encore désigné d’héritier. Il a trois épouses et douze enfants.

7 https://www.omanobserver.om/cbo-issues-new-banknote-denominations/

8 MÜLLER Quentin, Oman. Incertitudes économiques, défis sociaux, Orient XXI, 30 avril 2020. En ligne :https://orientxxi.info/magazine/oman-incertitudes-economiques-defis-sociaux,3844

9 Pour les femmes également, en Oman comme dans de nombreuses autres sociétés, la présence permanente des hommes à la maison du fait du confinement a limité leurs propres espaces de « libertés domestiques » et généré des tensions et des violences. Cf. Müller, supra.

10 Elle avait été à l’origine de manifestations populaires au printemps 2011, dans le contexte des « printemps arabes » : grèves, regroupements et sit-in dans les villes industrielles et portuaires (dans le port de Sohar et, dans une moindre mesure, à Mascate).

11 La kafala, généralisée dans le Golfe, impose à tout investisseur non national de céder à un national au minimum 51 % des parts de l’entreprise enregistrée, bloquant la mobilité de la main-d’oeuvre et freinant la libre création d’entreprises.

12 https://questionsorientoccident.blog/2019/10/01/gwadar-pakistan-chabahar-iran-duqm-oman-trois-projets-portuaires-ambitieux-mais-contraries-en-mer-darabie/

13 Pékin s’est octroyée en 2018 la location sur 25 ans de 11 kilomètres carrés de terrain dans le centre économique du nouveau Duqm, en prévoyant un investissement de 10,7 milliards de dollars sur zone.

14 Royal Decree No. 105/2020 establishes the « Public Authority for Special Economic Zones and Free Zones » and defines its specializations. Article (5) transfers to the Public Authority for Special Economic Zones and Free Zones all allocations, origins, rights, obligations and assets of the Special Economic Zone in Duqm. Article (8) the phrase “the Special Economic Zone in Duqm” (…) shall be replaced with the phrase “the Public Authority for Special Economic Zones and Free Zones” (…).

15 On y ajoutera un accord de février 2018 qui permet à la marine de New Delhi d’utiliser le port de Duqm, et à son aviation d’utiliser les terrains omanais, renforçant les liens historiques et humains entre l’Inde et le sultanat. Duqm devient ainsi une forme de « perle indienne », à équidistance du détroit d’Ormuz et des « perles chinoises » de Gwadar et de Djibouti, et participe donc à la course générale aux bases dans l’océan Indien.


REFERENCES

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Al-BALUSHI Turki bin Ali, 100 Days In, Sultan Haitham Charts a New Course for Oman, The Arab Gulf States Institute in Washington, July 14, 2020. En ligne :https://agsiw.org/100-days-in-sultan-haitham-charts-a-new-course-for-oman/

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