Avril 2018 : à Istanbul, le yalı Hekimbaşı Salih Efendi, monument historique, défoncé par un pétrolier battant pavillon maltais, franchissant le détroit du Bosphore en route de Russie vers l’Arabie saoudite
En 2008, un rapport de l’OCDE soulignait que la Turquie allait être « confrontée à des défis majeurs sur le plan de l’environnement, en raison de modes de production et de consommation non viables. » En effet, la rapide croissance économique du pays repose sur un modèle de développement non durable qui privilégie des « mégaprojets » dont Istanbul est l’épicentre. Dès lors, tensions et mobilisations environnementales se multiplient, dans un contexte politique répressif.
Une version abrégée de ce texte est parue sous le titre « Des centrales au charbon au « projet fou » de Kanal Istanbul : tensions et mobilisations environnementales en Turquie » dans « Géopolitique de la Turquie » : les Grands dossiers de Diplomatie no 63, août septembre 2021, p.44-45. Texte en pdf:

La Turquie est partie aux grands textes internationaux des dernières décennies traitant de la protection de l’environnement1. Mais elle est particulièrement en retrait dans les négociations multilatérales récentes sur le réchauffement climatique: non ratification de l’Accord de Paris sur le climat de décembre 2015 (jusqu’à la veille de la COP26 de Glasgow, début novembre 2021) ; vote contre le projet de Pacte mondial des Nations Unies pour l’environnement en 2018 ; réticences sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre lors de la COP25 à Madrid en 2019… Des positionnements qui se comprennent à la lumière d’une forte croissance économique reposant sur un modèle de développement qu’un rapport d’évaluation de l’OCDE estimait en 2008 « non viable », car posant « des défis majeurs sur le plan de l’environnement. 2». Ce modèle associe libéralisme, dérégulation, et consommation massive d’énergies primaires particulièrement polluantes. Il repose prioritairement sur la construction d’infrastructures souvent qualifiées de « pharaoniques », largement concentrées dans la métropole d’Istanbul : autoroutes urbaines, troisième aéroport, projet de Kanal Istanbul. Ces différentes dimensions provoquent dans la société civile des mobilisations de défense de l’environnement, certaines luttes – et leur répression – ayant un retentissement national et international. Et ce, alors que la Turquie est, elle aussi , frappée par les conséquences du réchauffement climatique, illustrées par les gigantesques incendies dans le sud-ouest du pays, à l’été 2021.
1/ Croissance économique, dérégulation et énergies carbonées
Bien qu’entrée en turbulence depuis 2017, la croissance annuelle moyenne du PIB turc a été supérieure à 5% depuis le début du siècle: l’un des taux les plus élevés de la zone OCDE, qui a permis à la Turquie de devenir la 19ème puissance économique mondiale. Au pouvoir depuis 2002, le parti Justice et développement (AKP) du premier ministre (2003-2017), puis président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, a privilégié un modèle de développement libéral dérégulé, qui s’appuie sur de grands conglomérats privés étroitement liés au pouvoir politique (en particulier le secteur du BTP, par ailleurs vitrine internationale du savoir-faire turc), et sur un tissu de PME bénéficiant d’une législation sociale et environnementale peu contraignante. Le développement et la nouvelle puissance du pays3 sont mesurés à l’aune de la réalisation de grands projets d’infrastructures, voire de « mégaprojets » [megaprojeler], qui ne laissent aucun espace aux préoccupations environnementales : « la modernité semble être résumée par des millions de tonnes de béton. 4» Exploitation minière, construction de barrages ou d’autoroutes, urbanisation : l’AKP n’a eu de cesse d’alléger les contraintes environnementales réglementant et l’existant, et les projets 5. Ainsi, depuis 2013, il est possible d’engager des travaux d’exploitation minière sans attendre les évaluations d’impact environnemental ; et la loi interdit toute annulation d’un grand projet d’infrastructure au motif qu’il nuirait à l’environnement. La dénomination des ministères peut induire en erreur. Les ouvrages hydrauliques dépendent du ministère de l’Environnement et des Forêts, et les projets urbains du ministère de l’Environnement et de l’Urbanisation. Mais, prioritaires, ni les barrages, ni l’urbanisation, ne peuvent être soumis à une évaluation indépendante des dommages environnementaux potentiels, leurs tutelles respectives étant à la fois juges et parties.
La Turquie énergivore, importante productrice de charbon et de lignite La Turquie a vu ses besoins en énergie doubler depuis les années 2000, pour lesquels elle dépend à 75 % des importations de pétrole et de gaz. Deux projets de centrales nucléaires sont encore à l’état de chantiers, et les énergies solaire, éolienne et géothermique sont insignifiantes. La Turquie « château d’eau du Moyen-Orient », cherche à réduire sa dépendance énergétique par le développement de l’hydroélectricité nationale, donc la construction de nombreux barrages. Mais elle utilise aussi ses importantes ressources en charbon (11e producteur mondial en 2018, et 9e consommateur) et surtout en lignite (3e producteur mondial) : des centaines de mines, largement subventionnées, fournissent plus de 40% de la production nationale d’énergie. Or, le lignite est la forme la plus polluante d’énergie carbonée, et le lignite turc a une teneur particulièrement élevée en carbone, en soufre et en cendres. 80 % du charbon et du lignite alimentent 52 centrales thermiques, dont la plupart n’ont cessé de repousser les travaux de mise au normes antipollution définies en 2013. Les nombreuses cimenteries du pays et plusieurs usines sidérurgiques fonctionnent au charbon. En 2020, alors que 80 % de la population est desservie par le gaz de ville, de nombreux ménages modestes continuent à utiliser au quotidien du charbon pour se chauffer et cuisiner 6. D’autant que, dans des logiques clientélistes, des sacs de charbon sont généreusement distribués par des candidats aux élections, et par le ministère de la Famille et des politiques sociales. La pollution de l’air par les particules fines (charbon, diesel) est donc un problème majeur dans toutes les agglomérations turques.

La gestion non soutenable de certains déchets aggrave la situation. Pays à forte croissance démographique et entré dans la consommation de masse, la Turquie peine à mettre en place les filières de gestion de ses déchets. Ce qui ne l’empêche pas d’accueillir des déchets européens : une nouvelle manne économique et une nouvelle plaie environnementale. Après que la Chine a fermé ses ports aux conteneurs de déchets étrangers, la Turquie est devenue en 2019 la principale destination des déchets venus d’Europe 7. Principalement plastiques, ils s’amoncellent dans le sud du pays, surtout dans la province d’Adana (littoral méditerranéen). Dans des entreprises de recyclage en principe, dans des décharges illégales parfois, ou en pleine nature et dans la mer. Une partie sont brûlés (parfois dans les cimenteries), émettant des fumées toxiques : c’est souvent le cas des sacs plastiques, interdits de distribution gratuite dans les commerces turcs en 2019 8, mais importés comme déchets par conteneurs entiers… La Turquie a ainsi augmenté ses émissions de CO2 de 18 % entre 2015 (COP 21) et 2018 (COP 25), ce qui lui vaut alors d’être placée au 15e rang mondial des pays pollueurs par Global Carbon Atlas.
2/ Istanbul : des mégaprojets, au prix de l’environnement
Istanbul concentre la plupart des mégaprojets du président Erdoğan, qui y a fait ses premières armes comme maire métropolitain entre 1994 et 1998. Il entend que la métropole et ses 16 millions d’habitants (2021) incarnent la réussite économique et la puissance enfin retrouvée de la Turquie qu’il dirige depuis deux décennies. La ville erdoğanienne associe trois modèles. Les Etats-Unis, par les tours des quartiers d’affaires (business districts) ; les lotissements fermés (gated communities) pour classes moyennes et supérieures ; le maillage par les autoroutes urbaines. Le golfe Persique par les logiques islamiques qui s’affirment à travers les nouvelles mosquées et les « parcs de famille » ponctuant l’espace urbain ; le style parfois « arabesque » des multiples centres commerciaux (malls) aux boutiques globalisées, ; l’offre immobilière et de loisirs. La Chine par l’autoritarisme centralisé de la décision et de la maîtrise d’ouvrage des projets – la municipalité métropolitaine (IBB) n’a que des pouvoirs d’aménagement limités. A partir des années 1990, d’importants investissements ont permis d’assainir et de « verdir » la ville, mais ne peuvent masquer l’impact environnemental irréversible des grands travaux d’infrastructures récents. Au centre ville, la Corne d’Or, cernée par des industries particulièrement polluantes (fonderies, abattoirs, tanneries) était un égoût à ciel ouvert. Ces industries ont été délocalisées, les eaux en partie dépolluées9, des habitats précaires brutalement détruits, et les rives rendues accessibles. Le même processus hygiéniste et normalisateur a été mis en œuvre sur le littoral européen de la mer de Marmara, où une large autoroute longe des parcs publics et de loisirs stéréotypés (les « parcs du Peuple [halk parkı]» chers au président Erdoğan, qui y tient ses grands meetings10), qui s’intercalent entre immeubles de luxe, hôtels internationaux et galeries commerciales.
Avec la plantation de millions d’arbres, la ville – au moins dans ses zones centrales et touristiques- semble devenue plus verte. Cette création d’espaces verts islamiques sans respect de la nature s’inscrit dans une stratégie de marketing urbain. De même, un réseau de transports publics multimodal (métro, tramway, bus à haut niveau de service, funiculaire, etc.) ne cesse de s’étendre dans une agglomération à la topographie compliquée, avec la construction d’un tunnel ferroviaire (Marmaray) et d’un tunnel routier (Avrasya) sous la coupure du Bosphore. Mais ces efforts en matière de transports publics sont très largement obérés par un schéma de mobilités reposant sur le quadrillage de l’espace métropolitain et régional par de larges autoroutes pénétrantes et périphériques, desservant en particulier les trois ponts sur le Bosphore (1973, 1988, 2016). Les chantiers de cette trame autoroutière, ajoutés aux emprises des lotissements résidentiels, ont fait disparaître des milliers de kilomètres carrés de zones agricoles périurbaines, de zones humides et de captages aquifères, et drastiquement réduit le couvert forestier qui subsistait, en particulier sur la rive européenne. Toute nouvelle infrastructure routière attirant de nouveaux flux automobiles, la mégalopole est, dès lors, thrombosée en permanence par de gigantesques embouteillages qui virent au chaos en périodes d’intempéries, et multiplient la pollution de l’air.

Après l’Aéroport d’Istanbul : Kanal Istanbul, un « projet fou »
Alors que l’aéroport international Atatürk, au bord de la mer de Marmara, était désormais totalement enclavé dans un environnement urbain très dense, le premier ministre Erdoğan a décidé en 2012 la construction du nouvel Aéroport d’Istanbul (Istanbul Havalimani) au nord-ouest d’Istanbul, à proximité de la mer Noire, sur un site totalement vierge. Construit en un temps record dans le cadre d’un partenariat public-privé (remporté par un consortium turc) et au prix de nombreux accidents du travail (officiellement une quarantaine de décès, mais certaines évaluations multiplient ce bilan par 10), il a été inauguré par le président le 29 octobre 2018. Hub principal d’une compagnie Turkish Airlines dont le réseau international a connu une croissance spectaculaire, l’Aéroport d’Istanbul, avec ses 6 pistes programmées, a vocation à accueillir à terme 200 millions de passagers par an – et donc à devenir à la fin de l’actuelle décennie le premier aéroport mondial. Le prix environnemental est lourd. L’emprise au sol de l’aéroport (8000 hectares), des parkings et des autoroutes d’accès, a littéralement englouti sous le béton et le bitume le paysage du littoral de la mer Noire : dunes, massifs forestiers (2,5 millions d’arbres coupés), zones humides et couloirs d’oiseaux migrateurs, zones de pature extensive, etc.
Le projet de Kanal Istanbul ressort du même gigantisme. C’est en 2011 que R.T. Erdoğan, alors premier ministre, a annoncé le percement d’un canal de 45 kilomètres de longueur, 150 mètres de large et 25 mètres de profondeur, reliant la mer Noire à la mer de Marmara, à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Istanbul : «un projet fou et magnifique (…) qui éclipsera les canaux de Suez et de Panama». Avec son caractère « multidimensionnel et multimodal » – transport (canal, aéroport, autoroutes, voies ferrées), énergie (flux multiples), développement (zones industrielles et commerciales, centres de congrès et de conventions), urbanisation (un million d’habitants annoncés), ce projet pharaonique entend faire entrer plus encore Istanbul-ville monde dans le monde globalisé. Si les logiques à l’oeuvre sont principalement économiques et électoralistes, l’argumentaire initial met en avant une légitimation écologique. Kanal Istanbul permettrait de réduire les risques de catastrophe écologique lié au transit dans le détroit du Bosphore. Car le caractère sinueux du Bosphore, les forts courants et les rafales de vent rendent la navigation délicate, alors que défile un intense trafic maritime: environ 50000 navires par an, soit 120 à 150 par jour, dont un cinquième, pétroliers ou chimiquiers, transportent une cargaison dangereuse. Alors que les autorités turques ne peuvent restreindre une liberté de navigation réglée par la Convention de Montreux de 1936 11, la liste est longue des accidents maritimes à fort impact environnemental au coeur de l’agglomération : collisions, incendies, pollution de l’air et des eaux, etc.
Avec Kanal Istanbul, l’essentiel du trafic serait reporté sur une voie sécurisée, et le Bosphore dédié à la seule circulation des transports de personnes, au tourisme et aux sports nautiques. A contrario, avec une décennie de travaux, jusqu’à 2 milliards de m³ de terres excavées, et 15 millions de m³ de béton déversés, le tracé de Kanal Istanbul annihilerait des écosystèmes fragiles : une succession de dunes côtières ; de zones humides et d’étangs lagunaires très fréquentées par les oiseaux migrateurs ; de lacs naturels, de réservoirs d’eau, et de zones boisées. La forêt de Belgrade (2500ha), autrefois principale zone boisée au nord d’Istanbul, mitée par l’urbanisation, éventrée par les autoroutes et l’Aéroport d’Istanbul, serait amputée de 450ha supplémentaires. Plus de 4000 hectares de terres agricoles et de pâturages disparaîtraient sur les 13000ha actuels. La question de l’alimentation en eau de la métropole est centrale : un tiers des ressources en eau actuelles pourrait disparaître, alors que 500000 à un million de nouveaux résidents sont annoncés le long du Kanal. L’oxygénation accrue des eaux de la mer Noire, et la différence de salinité avec la mer de Marmara, sont susceptibles d’entraîner des déséquilibres écologiques pour la faune et la flore marines, au détriment des ressources halieutiques. Autant de paramètres environnementaux qui paraissent très mal mesurés dans les 1600 pages de la première (et réglementaire) étude d’impact environnemental (EIE) commandée par le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisation… à ses propres services, et publiée fin 2019. Le texte ressort plus du descriptif de projet que d’une évaluation des risques environnementaux : « Kanal Istanbul est l’un des projets de transformation les plus respectueux de l’environnement au monde […] avec des espaces verts, des couloirs écologiques, le plus grand projet de ville intelligente au monde.12»

Carte des mobilisations environnementales en Turquie en 2013
3/ Les mobilisations environnementales et leur répression
A l’instar des pays européens et de l’Iran voisin, des ONG environnementales ont émergé en Turquie dans la décennie 1990, à partir de thématiques générales (protection des forêts, de la faune sauvage, de l’air, de l’eau, etc.), de problématiques régionales (défense de la biodiversité du nord-est), et de luttes locales de la société civile (contre la pollution de centrales thermiques au charbon, contre des projets de barrages ou de centrales nucléaires, ou de carrières, etc.). Sont apparues ensuite des fédérations turques d’ONG généralistes (biodiversité, environnement) ou spécialisées (air, eau, nucléaire..), souvent connectées à des organisations transnationales qui ont une branche turque (WWF, Greenpeace).
Grands barrages et microcentrales
La question de l’impact négatif des 673 barrages turcs (en 2020) est un thème ancien de mobilisation : ennoyage de villages, de terres agricoles, de sites patrimoniaux, déplacements de population, baisse des débits en aval des barrages, etc.. Elle concerne certains volets de l’ambitieux programme de 22 barrages et 19 centrales hydroélectriques du Projet d’Anatolie orientale (Güney Anadolu Proje, GAP), dans des régions à forte population kurde – la dimension sécuritaire n’est pas absente du GAP. Une lutte de longue haleine, prise en charge par une plateforme d’une centaine d’ONG, a rencontré un écho international: celle du barrage d’Ilısu sur le Tigre, dont le projet remonte à 1954, et dont le remplissage a débuté en 201913. Ilısu a désormais englouti la ville antique de Hasankeyf, patrimoine historique majeur, classée site naturel protégé en 1981. Or le projet a été exempté d’étude d’impact environnemental préalable (EIE), non plus qu’ont été respectés les textes de protection du patrimoine historique. Pour développer la production hydoélectrique, le gouvernement turc a autorisé et encouragé depuis 2010 l’installation par des consortiums privés d’une myriade de microcentrales (d’une puissance inférieure à 20 mégawatts), notamment dans les montagnes de la mer Noire et du Taurus. Autour du slogan «Touche pas à ma vallée ! (Vadime dokunmayın !) », des dizaines de projets ont ainsi mobilisé les populations paysannes des vallées de la région d’Artvin (nord-est, mer Noire), productrices de thé et de miel, lors de luttes de longue durée, sur le terrain et devant les tribunaux 14.
Au coeur d’Istanbul : Gezi Park, 2013
Composite et polysémique, le mouvement de contestation de «Gezi Park», parti d’Istanbul avant de s’étendre à tout le pays en mai-juin 2013, est initialement un conflit d’aménagement urbain15. La mobilisation s’opposait à la décision du premier ministre Erdoğan de reconstruire, à la place du modeste parc de Gezi qui jouxte la place Taksim, au coeur d’Istanbul, une pseudo-caserne ottomane abritant un centre commercial de luxe – un énième mall à la dubaïote, dans une métropole qui en regorge déjà…. Une opération «d’aménagement urbain» typique des grands projets gouvernementaux, brutalement décrétée sur un des rares espaces verts dans une zone qui en manque cruellement, en même temps qu’étaient lancés la construction d’une mosquée derrière le monument à la République et sa statue de Mustafa Kemal – haut lieu symbolique de la modernité kémaliste, et la démolition du centre culturel Atatürk voisin pour cause d’amiante… Le ras-le-bol citoyen de la spéculation immobilière et des projets à la fois néo-ottomanistes et ultra-libéraux a rapidement pris une dimension politique plus large, qui a été violemment réprimée (7 morts, près de 8000 blessés). Le projet a néanmoins été abandonné.
Kanal Istanbul, la somme de tous les dangers?
Alors qu’on pensait le projet de Kanal Istanbul enterré par les difficultés économiques, sa relance en 2019, a suscité l’enthousiasme des acteurs économiques (les investissements sont estimés à une vingtaine de milliards de dollars); les critiques des opposants politiques ; et les inquiétudes des organisations environnementales. La première pierre des travaux préparatoires a été posée par le président turc le 26 juin 2021. Le maire métropolitain d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu (élu en 2019 sous l’étiquette du parti républicain du peuple, CHP, opposition) a pourtant fédéré, autour du mot d’ordre «« Soit le Kanal, soit Istanbul [Ya Kanal, Ya Istanbul] » , un large front d’opposants au projet : des organisations professionnelles (ingénieurs, architectes) ; des universitaires et chercheurs de toutes disciplines ; et l’Union de l’écologie (Ekoloji Birliği) qui fédère 67 ONG turques, le WWF jouant un rôle pilote dans l’analyse environnementale du dossier 16. A l’heure actuelle, les résistances se mènent sur plusieurs fronts. Devant les tribunaux administratifs pour l’invalidation des procédures et d’une partie des évaluations d’impact environnemental. Sur le terrain politique, les adversaires de l’AKP contestant les conditions de la décision d’engager ce projet, son flou juridique, et son opacité financière. Au sein de la société civile, des associations locales et des ONG multiplient visites de sensibilisation sur le terrain, chaînes humaines sur le tracé prévisionnel, mobilisations devant les administrations, et campagnes sur les réseaux sociaux. Un moment fort de la contestation, largement médiatisé, a été le Canal Istanbul Workshop, organisé le 10 janvier 2020 par la Municipalité métropolitaine d’Istanbul et qui a réuni des centaines d’intervenants. Il en est sorti un rapport très copieux qui permet de cerner et les enjeux de Kanal Istanbul, et les argumentaires de ses opposants17. Il conclut que Kanal Istanbul serait en totale contradiction avec les engagements actés dans l’Accord de Paris de 2015, qu’Ankara n’a ratifié qu’à la toute veille de la COP26 de Glasgow – certains financements internationaux dépendant de cette ratification. Mais le président turc, présent au G20 de Rome, est rentré au pays plutôt que de continuer jusqu’à Glasgow, ce qu’ont fait ses homologues.
NOTES
1 KABOĞLU Ibrahim Ö., Dix ans de droit de l’environnement en Turquie et le processus d’européanisation, Revue Européenne de Droit de l’Environnement, 2008, vol.12, no 4, p.421-440. En ligne : https://www.persee.fr/doc/reden_1283-8446_2008_num_12_4_2062
2 OCDE, Examens environnementaux de l’OCDE: Turquie, OCDE, Paris, déc. 2008.
3 La population est passée de 67,8 millions d’habitants en 2000 à 83,6 en 2020, au 17e rang mondial.
4 St. de TAPIA, Mégaprojets : développement économique, aménagement du territoire ou mégalomanie turque ?, Moyen-Orient no 37, janv.-mars 2018, p.54-59.
5 ŞEKERCIOĞLU Çağan, ANDERSON Sean, AKÇAY Erol et alii, Turkey’s globally important biodiversity in crisis, Biological Conservation, June 2011, no 144, p.2752–2769
6 En période hivernale, la ville d’Istanbul était classiquement recouverte d’une chape de smog largement liée au chauffage au charbon dans toutes les classes sociales et les institutions publiques (écoles). Puis, comme dans l’Iran voisin, le gaz a été installé pour réduire la pollution de l’air. Mais, dans nombre de quartiers populaires, on peut repérer à l’odeur et aux fumées l’utilisation maintenue du charbon dans des maisons recevant le gaz de ville.
7 Cf. le dossier «Le plastique: l’autre « marée noire ». Un danger planétaire », Carto no 56, nov.-déc. 2019, 82p. En 2019, la majorité de ces déchets provenaient du Royaume-Uni (154.000 tonnes), d’Italie (89.000 tonnes), de Belgique (86.000 tonnes), d’Allemagne (67.000 tonnes) et de France (57.000 tonnes) Source : Eurostat.
8 Les sacs plastique sont depuis peu l’objet de réglementations restrictives dans l’Union européenne. La Turquie (comme tout le Moyen-Orient) en est très grosse consommatrice. L’interdiction de leur distribution gratuite en 2019 aurait officiellement fait chuter leur consommation de 75%.
9 Le sous-calibrage des collecteurs d’eaux de pluie et d’eaux usées, et des stations d’épuration, renouvelle cependant la pollution à chaque intempérie importante.
10 KARAMAN Helin, Le Topkapı Kültür Parkı : fabriquer un parc public à Istanbul, European Journal of Turkish Studies, 2016, no 23. En ligne: https://journals.openedition.org/ejts/5389
11 Sur les problèmes de droit maritime international, cf. J.-P.BURDY, La convention de Montreux de 1936 sur les Détroits, et les enjeux du projet Kanal Istanbul, Orient XXI, 31/5/2021. Repris sur : https://questionsorientoccident.blog/2021/05/31/la-convention-de-montreux-de-1936
12 In : Türkiye Cumhuriyeti Çevre ve Şehircilik Bakanlığı [Ministère de l’Environnement et de l’Urbanisation] de la République de Turquie, İstanbul İli Avrupa Yakası Rezerv Yapı Alanı 1/100.000 Ölçekli Çevre Düzeni Planı Değişikliği [Modification du plan environnemental à l’échelle 1 / 100.000 de la zone de réserve européenne de la province d’Istanbul]. Trois rapports en ligne 12/2019, 6/2020, 3/2021 (en turc) : Par exemple, La « cité écologique» de « la Nouvelle Istanbul (Yeni Istanbul) » s’organisera ainsi autour d’un « véritable canal vénitien avec gondoles », à mi-chemin donc entre Las Vegas et Dubaï.
13 Cf. le documentaire Hasankeyf, Mediterraneo, décembre 2019, durée 10’30: https://www.youtube.com/watch?v=ntqRTpG3RNI
14 En 2011, un film documentaire réalisé par Ruya Arzu Koksal intitulé « Une poignée de courageux [Bir Avuç Cesur İnsan] » restituait la longue mobilisation de villageois de la mer Noire contre l’installation de centrales hydroélectriques dans les vallées de l’İkizdere et du Şenöz, toutes deux dans la province de Rize.
15 J.-F.PEROUSE, Le mouvement de Gezi, ou le choc des systèmes de valeurs environnementales dans la Turquie en croissance, Méditerranée no 123, 2014, p.49-56. En ligne: https://mediterranee.revues.org/7292 Un « Atlas des résistances environnementales / Çevresel Direniş Atlası » édité par un parti écologique turc a été largement diffusé dans le parc Gezi à Istanbul.
16 WWF, Ya Kanal Ya İstanbul: Kanal İstanbul Projesinin Ekolojik, Sosyal ve Ekonomik Değerlendirmesi, Rapport, 2019, 214p. En ligne :‘Ya Kanal Ya İstanbul: Kanal İstanbul Projesinin Ekolojik, Sosyal ve Ekonomik Değerlendirmesi’ ; WWF, Kanal Istanbul: ne pahasna? / Kanal Istanbul: à quel prix?, Campagne de WWF Turquie, 2019, 5 pages (avec une carte écologique) Résumé du rapport long. En ligne : https://www.wwf.org.tr/kampanyalarimiz/
17 İstanbul Büyükşehir Belediyesi (Municipalité métropolitaine d’Istanbul) – Istanbul Planlama Ajansi, Kanal Istanbul Çalıştay raporu, 10 ocak 2020, 2020, 83p. En ligne: https://KanalIstanbulCalistayi_Dijital.pdf . Intégrale des débats du 10 janvier 2020: https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source traduction en anglais: Istanbul Metropolitan Municipality – Istanbul Planning Agency, Canal Istanbul Workshop, 10 January 2020, 2020, 84p. En ligne : https://Canal Istanbul Workshop.pdf
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE RECENTE SUR LES QUESTIONS ENVIRONNEMENTALES ET LES LUTTES ECOLOGIQUES EN TURQUIE
AYKUL Ömer, Ekolojik Ve Uluslararası Hukuk Açısından Türk Boğazları, Marmara Ve Kanal İstanbul [Les Détroit de Turquie, la mer de Marmara et Kanal Istanbul en termes de droit écologique et international], Istanbul, Seçkin Yayıncılık, 2018, 143p.
BBC Türk, Kanal İstanbul’un çevreye etkisi ne olacak? / Quel sera l’impact de Kanal Istanbul sur l’environnement? Documentaire BBC Türk, 25/1/2020, 19’
En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=i-uQ56sYHyA
BURDY Jean-Paul, « La crise environnementale en Iran: enjeux politiques et dimensions régionales», Diplomatie no 86, mai-juin 2017, 98p., p.73-77.
BURDY Jean-Paul, La convention de Montreux de 1936 sur les Détroits, et les enjeux du projet Kanal Istanbul, Orient XXI, 31/5/2021. Repris sur : https://questionsorientoccident.blog/2021/05/31/la-convention-de-montreux-de-1936-sur-les-detroits-turcs-sappliquera-t-elle-au-futur-kanal-istanbul/
Dossier : «Le plastique: l’autre « marée noire ». Un danger planétaire », Aix-en-Provence, Ed.Areion, Carto no 56, novembre-décembre 2019, 82p.
HATTAM Jennifer, Turkey: Censorship fogging up pollution researchers’ work, Deutsche Welle, 17/9/2019: https://www.dw.com/en/turkey-censorship-fogging-up-pollution-researchers-work/a-50455457
-İstanbul Büyükşehir Belediyesi (Municipalité métropolitaine d’Istanbul) – Istanbul Planlama Ajansi, Kanal Istanbul Çalıştay raporu, 10 ocak 2020, 2020, 83p. En ligne: https://KanalIstanbulCalistayi_Dijital.pdf .
Intégrale des débats du 10 janvier 2020: https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source
traduction en anglais: Istanbul Metropolitan Municipality – Istanbul Planning Agency, Canal Istanbul Workshop, 10 January 2020, juin 2020, 84p. En ligne : CANAL ISTANBUL WORKSHOP – Kanal İstanbul
KABOĞLU Ibrahim Ö., Dix ans de droit de l’environnement en Turquie et le processus d’européanisation, Revue Européenne de Droit de l’Environnement, 2008, vol.12, no 4, p.421-440. En ligne : https://www.persee.fr/doc/reden_1283-8446_2008_num_12_4_2062
KARAMAN Helin, Le Topkapı Kültür Parkı : fabriquer un parc public à Istanbul, European Journal of Turkish Studies, 2016, no 23. En ligne: https://journals.openedition.org/ejts/5389
KOKSAL Ruya Arzu, « Bir Avuç Cesur İnsan / Une poignée de courageux », film documentaire, 2011.(sur la mobilisation de groupes villageois de la mer Noire contre l’installation de centrales hydroélectriques dans les vallées de l’İkizdere et du Şenöz, province de Rize).
LAFRANCE Camille, Des détroits en eaux troubles, l’exemple du Bosphore en Turquie, RITIMO-Réseau d’information et de documentation pour la solidarité et le développement durable, 21/6/2018
En ligne :https://www.ritimo.org/Des-detroits-en-eaux-troubles-l-exemple-du-Bosphore-en-Turquie
OCDE, Examens environnementaux de l’OCDE : Turquie, OCDE, Décembre 2008. . En ligne: https://www.oecd.org/fr/presse/laturquieafaitdesavancees
ORAL Nilüfer, ÖZTÜRK Bayram (eds), The Turkish Straits, maritime safety, legal and environmental aspects, TÜDAV – Türk Deniz Araştırmaları Vakfı / Türkish Marine Research Foundation, 2006, Publication no 25, 163p.
En ligne : https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKE
PEROUSE Jean-François, Le mouvement de Gezi, ou le choc des systèmes de valeurs environnementales dans la Turquie en croissance, Méditerranée no 123, 2014, p.49-56.
En ligne: https://mediterranee.revues.org/7292
PEROUSE Jean-François, Les événements de Gezi, ou le début de la « dérive autoritaire », vu des périphéries…, Mouvements, 2017, n°90, p.109-119
Politik Ekoloji Çalışma Grubu [Groupe de travail sur l’écologie politique], Çevresel Direniş Atlası [Atlas des résistances environnementales], 2013. En ligne : https://bianet.org/bianet/toplum/150858-cevre-direnisi-atlasi
ŞEKERCIOĞLU Çağan, ANDERSON Sean, AKÇAY Erol et alii, Turkey’s globally important biodiversity in crisis, Biological Conservation, June 2011, no 144, p.2752–2769
De TAPIA Stéphane, Mégaprojets : développement économique, aménagement du territoire ou mégalomanie turque ? , Moyen-Orient no 37, janvier-mars 2018, p.54-59.
Türkiye Cumhuriyeti Çevre ve Şehircilik Bakanlığı / Ministère de l’Environnement et de l’Urbanisation de la République de Turquie, İstanbul İli Avrupa Yakası Rezerv Yapı Alanı 1/100.000 Ölçekli Çevre Düzeni Planı Değişikliği [Modification du plan environnemental à l’échelle 1 / 100.000 de la zone de réserve européenne de la province d’Istanbul]. Trois rapports en ligne 12/2019, 6/2020, 3/2021 (en turc) :https://mpgm.csb.gov.tr/istanbul-ili-avrupa-yakasi-rezerv-yapi-alani-1-100.000-olcekli-cevre-duzeni-plani-degisikligi-i-98680
1/ – İstanbul İli Avrupa Yakası Rezerv Yapı Alanı 1/100.000 Ölçekli Çevre Düzeni Planı Değişikliği (F21, G21 Plan Paftaları, Plan Değişikliği Açıklama Raporu) 1. No’lu Cumhurbaşkanlığı Kararnamesi’nin 102. maddesi uyarınca 23.12.2019 tarihinde onaylanmıştır.
2/ – İstanbul İli Avrupa Yakası Rezerv Yapı Alanı 1/100.000 Ölçekli Çevre Düzeni Planı Değişikliği (F20, F21, G21 Plan Paftaları, Plan Değişikliği Açıklama Raporu) 1. No’lu Cumhurbaşkanlığı Kararnamesi’nin 102. maddesi uyarınca 22.06.2020 tarihinde onaylanmıştır.
3/- İstanbul İli Avrupa Yakası Rezerv Yapı Alanı 1/100.000 Ölçekli Çevre Düzeni Planı Değişikliği (F21, G21 Plan Paftaları, Plan Değişikliği Açıklama Raporu) 1. No’lu Cumhurbaşkanlığı Kararnamesi’nin 102. maddesi uyarınca 16.03.2021 tarihinde
ÜNLÜ Selma, ALPAR B., ÖZTÜRK B. (Eds), Oil Spill along the Turkish Straits Sea Area; Accidents, Environmental Pollution, Socio-Economic Impacts and Protection, Istanbul, Turkish Marine Research Foundation (TÜDAV), December 2018, p.101-120.
En ligne : https://www.researchgate.net/publication/329653664_OIL_POLLUTION_AT_SEA
WWF, Ya Kanal Ya İstanbul: Kanal İstanbul Projesinin Ekolojik, Sosyal ve Ekonomik Değerlendirmesi, Rapport, 2018, 214p. En ligne :‘Ya Kanal Ya İstanbul: Kanal İstanbul Projesinin Ekolojik, Sosyal ve Ekonomik Değerlendirmesi’
WWF, Kanal Istanbul: ne pahasna? / Kanal Istanbul: à quel prix?, Campagne de WWF Turquie, 2019, 5 pages (avec une carte écologique) Résumé du rapport long. En ligne : https://www.wwf.org.tr/kampanyalarimiz/
Quelques ONG environnementalistes turques
* L’émergence dans la décennie 1990 :
– Fondation turque pour la lutte contre l’érosion des sols (1992, Türkiye Erozyonla Mücadele, Ağaçlandirma ve Doğal Varlıkları Koruma Vakfı, TEMA : https://www.tema.org.tr/) qui travaille sur les conséquences de la déforestation, du surpâturage, de l’agriculture intensive et de l’agrochimie.
– ONG thématiques : pollution de l’air, de l’eau ; défense des forêts, de la biodiversité ; construction de barrages, de centrales nucléaires (Plate-forme Antinucléaire / Nükleer Karşıtı Platformu, NKP).
– ONG régionales : L’Association pour la nature du Nord (Kuzey Doğa Derneği) s’intéresse à la biodiversité et à la faune sauvage des régions de Kars et Ardahan, au nord-est; la Défense des forêts du nord, KOS).
* Puis des fédérations regroupant des ONG locales ou thématiques.
– La Plateforme du droit à l’air pur Turquie (2015 : Temiz Hava Hakkı Platformu), fédère par exemple une vingtaine d’ONG sur la mise en œuvre des normes de l’OMS en matière de pollution de l’air (et donc pour la fermeture des centrales thermiques au charbon).
– L’Association solidaire des organisations environnementales (1999 : Çevre Kuruluşları Dayanışma Derneği, ÇEKUD) intervient sur la promotion des énergies renouvelables, le « zéro déchet alimentaire, la déforestation et le reboisement, etc.
* Des branches d’ONG transnationales.
La Turquie compte évidemment des antennes actives d’ONG environnementales transnationales, comme:
– le WWF (1975: campagnes récentes contre le projet Kanal Istanbul, ou contre les déchets plastiques ; sur l’eau douce et les zones humides. https://www.wwf.org.tr/ ) ou
– Greenpeace Méditerranée (Greenpeace Akdeniz : campagnes récentes pour la faune marine, contre la pollution maritime, contre les déchets plastiques). Même si les questions environnementales ont été marginalisées dans le tourbillon politique que connaît le pays depuis une décennie, les ONG et la société civile restent actives.