Résumé : Le « projet fou » du président Recep Tayyip Erdoğan, creuser à l’ouest d’Istanbul un canal de 45 kilomètres reliant la mer Noire à la mer de Marmara , suscite plus de critiques et d’inquiétudes que d’enthousiasme. Alors qu’on pensait ce projet pharaonique enterré par les difficultés économiques du pays, le président turc l’a récemment relancé. Alimentant du même coup une polémique politico-juridique autour d’une possible remise en cause de la convention de Montreux de 1936, un traité international qui règle la circulation maritime dans les détroits turcs, mais pourrait ne pas être appliqué à Kanal Istanbul…

Nous reprenons ici le texte publié sur le site ORIENT XXI le 31 mai 2021 sous le titre : « Kanal Istanbul fait des vagues à Ankara et… dans le monde » : https://orientxxi.info/magazine/kanal-istanbul-fait-des-vagues-a-ankara-et-dans-le-monde,4810

Le texte est disponible en persan: https://orientxxi.info/magazine/articles-en-persan/article4818.


En 2011, à la surprise générale, Recep Tayyip Erdoğan, alors premier ministre, avait annoncé le percement, à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Istanbul, d’un canal de 45 kilomètres de longueur reliant la mer Noire à la mer de Marmara : « un projet fou et magnifique (…) qui éclipsera les canaux de Suez et de Panama», avec une inauguration prévue en 2023, pour le 100e anniversaire de la République de Turquie. Kanal Istanbul  est alors présenté comme une alternative nécessaire au détroit du Bosphore, lequel resterait dédié à la seule circulation des transports de personnes, au tourisme et aux sports nautiques. Alors qu’on pensait ce projet pharaonique enterré par les difficultés économiques, le président turc l’a relancé en 2019, suscitant l’enthousiasme des acteurs économiques proches du pouvoir; les critiques des opposants politiques (dont le maire du Grand Istanbul, Ekrem Imamoğlu, élu en 2019), le coût du projet étant alors estimé à 25 milliards de dollars; et les inquiétudes argumentées des organisations environnementales. Et une polémique politico-juridique a pris corps autour d’une possible remise en cause de la convention de Montreux de 1936, un traité international qui règle la circulation maritime dans les détroits turcs. Le dernier épisode retentissant en a été la publication, le 4 avril 2021, d’une lettre ouverte de 104 amiraux à la retraite, solennellement adressée « à la grande Nation turque » pour l’avertir des dangers que représenterait la non-application à Kanal Istanbul des dispositions de Montreux ou, pire encore, l’abandon de la convention de 1936. A son habitude, le président turc a violemment réagi, dénonçant « une démarche putschiste […], un crime contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel », avec le possible « soutien de puissances étrangères». Dix des ex-amiraux ont immédiatement été arrêtés, et les autres signataires poursuivis par une justice aux ordres.


Carte du projet Kanal Istanbul dans l’un des nombreux articles de la presse russe sur la remise en cause éventuelle de la Convention de Montreux en cas d’ouverture du canal.


Les Détroits, disputés entre l’Empire ottoman et l’Empire russe

Le régime de passage des «Détroits» (nom substantivé englobant le Bosphore, la mer de Marmara, et les Dardanelles1) est une composante historique de la Question d’Orient. Le Bosphore, limite géographique théorique entre l’Europe et l’Asie, est un chenal d’une trentaine de kilomètres, qui relie la mer Noire à la mer de Marmara, laquelle est reliée à la mer Egée par les soixante kilomètres du détroit des Dardanelles. L’Empire ottoman a toujours cherché à exercer sa souveraineté exclusive sur une voie maritime donnant accès à la mer Noire, considéré comme une mer intérieure fermée. Alors que les tsars de Russie convoitent les Détroits (et Constantinople) pour permettre à leurs navires marchands et de guerre de sortir de la mer Noire pour accéder aux « mers chaudes » – une prétention que Londres et Paris s’emploient à contrarier. De 1841 à 1914, le principe de neutralisation domine, et interdit le transit de tous les navires de guerre en temps de paix. Jamais mis en œuvre, le traité de Sèvres de 1920, imposé à un Empire ottoman défait, prévoit l’internationalisation et la libre circulation dans les Détroits, en temps de guerre comme en temps de paix. Ces dispositions sont reprises dans la convention de Lausanne (dite convention des Détroits ), conclue le 24 juillet 1923, conformément au traité de Lausanne du même jour2, qui entérine la victoire turque sur les Grecs et la caducité du traité de Sèvres. La convention prévoit également la démilitarisation des côtes par la Turquie  (sauf à Constantinople); et qu’aucune flotte d’un Etat non-riverain de taille supérieure à la plus importante flotte d’un Etat riverain ne serait autorisée à franchir les Détroits. Le contrôle de la libre-circulation et de la démilitarisation est confié à une commission internationale de la SDN. Bosphore et Dardanelles appartiennent donc au domaine maritime international.


Ci-dessus: Ismet Pacha (Ismet Inönü), négociateur turc de la convention et du traité de Lausanne, en juillet 1923

Ci-dessous: les signataires de la convention et du traité de Lausanne du 24 juillet 1923



1936 : la convention de Montreux, une victoire diplomatique d’Ankara

Au début des années 1930, la Turquie s’inquiète de la montée des tensions internationales, que confirment la remilitarisation de l’Allemagne, et des îles du Dodécanèse par une Italie expansionniste. Ankara réclame donc aux signataires de Lausanne et à la SDN de pouvoir remilitariser les Dardanelles, demande soutenue par Moscou qui y voit un moyen de se protéger sur son flanc sud. Les deux Etats entretiennent des relations de bon voisinage, avec un intérêt partagé pour une mer Noire sans ingérences de puissances extérieures. Paris et Londres rejoignent la position de Moscou, et soutiennent les demandes d’Ankara. La conférence se réunit à l’hôtel Montreux Palace du 22 juin au 20 juillet 1936. Outre la Turquie, participent la France, le Royaume-Uni, la Yougoslavie, l’Australie, le Japon; et les Etats riverains des Détroits et de la mer Noire : Grèce, Bulgarie, Roumanie, URSS. L’Italie a refusé de participer, et les Etats-Unis isolationnistes n’ont même pas délégué un observateur.


Une des rares photographies de la conférence sur les Détroits au Montreux Palace, juillet 1936


La convention de Montreux est signée le 20 juillet 19363. Traité international, elle règle le transit international dans les Détroits en 29 articles, 4 annexes et un protocole. Elle garantit la liberté de navigation commerciale, quels que soient le pavillon et le chargement, sans taxes, ni recours à des pilotes. En temps de paix, le passage des navires de guerre est conditionné à un préavis à Ankara. Les sous-marins doivent naviguer en surface et de jour. Le tonnage maximal des navires militaires est très précisément réglementé, selon les normes de l’époque4, en distinguant Etats riverains et non-riverains, ces derniers ne pouvant pas dépasser 21 jours de présence en mer Noire. En temps de guerre, Ankara peut imposer de manière discrétionnaire des restrictions de circulation. Par la convention de Montreux, la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk, désormais seule autorité de mise en œuvre du traité, a regagné une pleine souveraineté sur les Détroits, et peut les remilitariser.


La Une du quotidien républicain (kémaliste) Cumhuriyet du 21 juillet 1936 sur la récupération de la souveraineté turque sur les Détroits, avec la possibilité de les remilitariser.


L’efficacité de Montreux apparaît pendant la Deuxième guerre : elle interdit aux forces de l’Axe d’envoyer en mer Noire des navires contre l’URSS. Pourtant, à partir de 1945, Staline en conteste les dispositions, demande leur révision, et une sécurité des Détroits garantie conjointement par Ankara et par Moscou, avec l’installation d’une base aéronavale soviétique. Ces menaces, alors même que la Guerre froide s’amorce en Europe centrale et en Iran, vont conduire la Turquie à abandonner la neutralité kémaliste, puis à adhérer à l’OTAN en 1952, ce qui maintiendra la flotte soviétique de la mer Noire dans une position toujours inconfortable. Signée pour 20 ans, la convention de Montreux est tacitement reconduite jusqu’à ce jour, alors que le trafic de franchissement des détroits a explosé : de 4500 navires par an en 1938, il dépasse largement les 50000 navires dans la décennie 2000 (soit 120 à 150 par jour), dont un cinquième transportent une cargaison dangereuse. S’il s’établit en 2020 à 40-45000 navires, cette diminution ne tient qu’à l’augmentation de leur jauge moyenne. Après de nombreux accidents impliquant en particulier des pétroliers et chimiquiers, au prix de lourds dégâts environnementaux et humains au milieu d’une agglomération d’Istanbul qui dépasse les 15 millions d’habitants, Ankara a imposé une réglementation spécifique aux navires transportant des matières dangereuses, dont l’Organisation maritime internationale a reconnu la légalité et la légitimité. Montreux bride toutefois la capacité réglementaire d’Ankara.


Deux accidents maritimes dans le Bosphore, au coeur d’Istanbul, en 1979 et 2018


Le projet Kanal Istanbul remet-il en cause de la convention de Montreux ?

Si Kanal Istanbul était réalisé, la Turquie, autorité propriétaire et exploitante, aurait toute latitude pour y règlementer la navigation, et en fixer les péages. Mais si Ankara peut toujours imposer des contraintes de sécurité plus draconiennes dans le Bosphore, contraindre les navires à passer par le canal serait entrer en contradiction avec Montreux. La Russie s’inquiète vivement d’une possible remise en cause des dispositions qui restreignent la circulation des navires de guerre des Etats non riverains: un canal non soumis à Montreux pourrait permettre à l’OTAN d’introduire rapidement en mer Noire une flotte hostile. Au pire, Moscou voudrait donc que Montreux s’applique également à Kanal Istanbul. La Chine, non signataire de Montreux, suit cependant attentivement le dossier : Pékin est favorable au maintien ou au développement de conditions juridiques de navigation restrictives, telles qu’elle entend en imposer en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan. En fait, la Chine voudrait disposer en mer de Chine des mêmes dispositions que celles accordées à Ankara par Montreux.

Les spécialistes du droit maritime international ont multiplié interventions et publications sur le projet de Kanal Istanbul au regard de la convention de Montreux. Ils estiment majoritairement que la Turquie ne pourra pas bloquer le libre transit dans les détroits garantis par Montreux, et donc forcer les usagers à utiliser le canal. Toute modification de Montreux exigerait un vote à l’unanimité des parties à la convention. Et même en cas d’annulation de celle-ci, le droit maritime coutumier de « passage innocent » serait garanti, alors que s’appliquerait le droit maritime international de la convention onusienne de Montego Bay de 1982 (que la Turquie n’a pas signée), nettement moins favorable à la partie turque que Montreux.



Certains responsables AKP proches d’Erdoğan ont multiplié les déclarations hasardeuses contre Montreux, « qui ne s’appliquerait pas à Kanal Istanbul », voire « qui pourrait être abandonnée ». Or, les 104 ex-amiraux rappellent dans leur missive du 4 avril 2021 que Montreux a été « une grande victoire diplomatique de Mustafa Kemal Atatürk », fondateur de la République de Turquie, de même que le traité de Lausanne avait été un pilier majeur du nouvel Etat. Mais ces dernières années, engagé dans les conflits en Syrie et en Irak, et dans les tensions en mer Egée et en Méditerranée orientale, Recep Tayyip Erdoğan n’a eu de cesse de critiquer Lausanne, un « texte qui a été incapable de résoudre les contentieux frontaliers avec les voisins de la Turquie », et a privé la Turquie d’un espace maritime digne de la grande puissance qu’elle est. Autant d’attaques qui ont conforté une partie de la société politique et civile turque dans la conviction que, plus on approchait de 2023, plus le chef de l’Etat accélérait son agenda de remise en cause des principes et des acquis fondamentaux de la période kémaliste. Confronté au retentissement de la lettre des 104, le président Erdoğan a dû concéder le 5 avril que « la Turquie n’a pas l’intention de remettre en question cette convention […] Nous considérons les avantages qu’offre Montreux à notre pays comme importants, et nous resterons tenus par cet accord jusqu’à ce que nous trouvions de meilleures opportunités .» La convention de Montreux de 1936 est bel et bien un objet politique sensible dans la Turquie de 2021.

Jean-Paul Burdy


Les enjeux environnementaux de Kanal Istanbul, cartographiés par le WWF turc en 2019


1 La Turquie privilégie l’expression de « détroits turcs », la Russie « les détroits de la mer Noire .» Cf. Tolga BILENER,  « Les détroits, atout stratégique majeur de la Turquie », Annuaire français de relations internationales, 2007, Vol.8, p.740-756 : https://www.afri-ct.org/article/les-detroits-atout-strategique/

2 Traité de Lausanne, 24/7/1923, Journal officiel de la République française, 31/8/1924, en ligne : https://mjp.univ-perp.fr/traites/1923lausanne.htm; Convention de Lausanne sur les Détroits, ibidem: https://mjp.univ-perp.fr/traites/1923detroits.htm

3 Actes de la conférence de Montreux du 20 juillet 1936, Ministère des Affaires étrangères, Paris, En ligne : https://basedoc.diplomatie.gouv.fr/exl-php/recherche/mae_internet_traites

4 Les porte-avions dans leur forme actuelle n’existant pas à l’époque, ne peuvent donc pas franchir les détroits, sauf exceptions pour les riverains.