مریم میرزاخانی– Maryam Mirzakhani
C’est dans une ambiance d’anxiété et de mécontentement autour de la gestion de l’épidémie de coronavirus (voir notre post du 8 septembre 2020) qu’une polémique nationale a surgi sur un terrain inattendu lors de la rentrée scolaire du 5 septembre : la couverture d’un manuel de mathématiques à l’usage des enfants de l’école élémentaire 1.

Le jour de la rentrée, chaque élève iranien.ne reçoit, souvent entourée d’un bolduc décoratif, sa petite pile de cahiers et de manuels scolaires, fournis par le ministère de l’Education nationale, et identiques dans tout le pays. Or très vite, dans cette pile, le livre de maths a fait scandale. Par rapport aux éditions des années précédentes, sur la couverture illustrée de l’édition 2020 n’apparaissent, au pied de l’arbre des mathématiques, que trois garçons : les deux fillettes jusque-là présentes ont disparu. Très connu, plusieurs fois remanié, ce manuel a été pratiqué par des générations d’élèves – et de parents : le tollé a donc été immédiat et a enflammé les réseaux sociaux.

Outre une discrimination sexuelle systémique (qui vaut évidemment dans tous les compartiments de la société iranienne depuis 1979), ceux-ci y ont vu une preuve supplémentaire de la misogynie des décisionnaires; de leur incapacité à concevoir une société qui marche sur ses deux jambes et inclue donc pleinement les filles, et les femmes ; et pour qui, sans doute, femmes et sciences sont deux entités antagoniques2. Et ce, alors que depuis des années les étudiantes sont largement majoritaires dans l’enseignement supérieur, et nombreuses dans les disciplines scientifiques 3. Les références au traitement des filles par les talibans dans l’Afghanistan voisin n’ont dès lors pas manqué.

Vu d’Iran, il n’est pas indifférent qu’il s’agisse du manuel de mathématiques. Car a immédiatement ressurgi une grande figure féminine iranienne, trop tôt disparue : Maryam Mirzakhani (1977-2017)4. Cette brillante scientifique reste, à ce jour, l’unique lauréate féminine d’une médaille Fields, considérée comme le prix Nobel de mathématiques – inexistant pour cette discipline, et ce, « pour ses travaux sur la géométrie des surfaces de Riemann. 5» Née à Téhéran dans la classe moyenne, Maryam Mirzakhani a fait très tôt partie des collégien.ne.s repéré.e.s par le programme de l’Organisation pour les élèves surdoué.e.s de la République islamique: elle poursuit ses études secondaires au lycée Farzanegan à Téhéran, géré par l’Organisation nationale pour le développement des talents exceptionnels (ONDTE, ou SAMPAD en persan). Encouragée par ses parents, elle participe en 1994 à Hong Kong, et en 1995 à Toronto, aux Olympiades internationales de mathématiques, où elle obtient des médailles d’or. Après un cursus jusqu’au master à l’Université technologique Sharif de Téhéran (surnommée « le MIT iranien »), elle part, avec une bourse américaine, faire une thèse à l’université Harvard sur « la géométrie hyperbolique, et les surfaces aux propriétés non euclidiennes. » Ses travaux lui valent d’être immédiatement et unanimement considérée comme « une génie des mathématiques. »

Après sa soutenance en 2004, et un passage à l’université de Princeton, elle obtient, à 31 ans, un poste de professeur à l’université de Stanford (Californie). Dans la foulée de la médaille Fields, elle est aussi récompensée par le Prix de recherche Clay pour la diffusion de la culture mathématique, et de nombreux autres prix. Après sa médaille Fields, décernée à Séoul en 2014, elle reçoit les félicitations de toutes les autorités iraniennes, président de la République en tête : les médias en rendent largement compte, sans oublier cependant de « photoshoper » ses portraits pour qu’elle apparaisse portant toujours le voile -ce qu’elle ne faisait jamais à l’extérieur de l’Iran…Maryam Mirzakhani est décédée en 2017 d’un cancer du sein, à l’âge de 40 ans. Son décès prématuré a provoqué une grande émotion en Iran. Toutes tendances politiques confondues, les médias iraniens lui ont alors tous consacré leur Une, y compris en transgressant majoritairement la règle qui veut que toute femme doit y apparaître voilée. Mais c’est un buste voilé qui a été inauguré le 19 septembre 2017 à la Bibliothèque nationale, à Téhéran. Pour lui rendre hommage, l’anniversaire de sa naissance, le 12 mai, est devenu en 2019 la Journée internationale des femmes en mathématiques 6.

Dès lors, quand l’affaire du manuel de mathématiques de rentrée se diffuse, les internautes s’en donnent à coeur joie sous le hashtag #womencannotbeeliminated, en dénonçant l’obscurantisme de la décision 7; et surtout, en proposant des couvertures alternatives à celle de l’édition 2020. Au minimum en rétablissant les deux fillettes disparues – ou en établissant une parité 3 filles- 3 garçons. Alors que l’illustratrice de la couverture mixte initiale, Nasim Bahari, proteste contre le détournement de son œuvre par les censeurs de 2020 8, l’illustratrice Narges Shahraïni propose une nouvelle couverture du manuel de mathématiques incluant le visage ou la silhouette de Maryam Mirzakhani, avec un garçon et une fille jouant de chaque côté d’elle. En suggérant que les parents impriment cette couverture et la colle sur les manuels de leurs enfants.


Face à l’indignation générale, les autorités (et d’abord l’organisme ministériel en charge des manuels 9) ont initialement prétexté d’une « couverture trop chargée, dont il fallait donc alléger l’illustration . […] Ceux qui ont examiné le livre d’un point de vue artistique, esthétique et psychologique [ont donc] proposé de le rendre moins encombré.» Classée parmi les « réformatrices », la vice-présidente Massoumeh Ebtekar, ministre en charge des Femmes et des Affaires familiales, et ancienne professeur d’immunologie, a alors estimé que « les préoccupations populaires [autour du manuel de mathématiques] étaient légitimes, et que les filles ne peuvent être ignorées ainsi.10 » Tout en ajoutant qu’on trouvait des filles sur la couverture d’autres manuels scolaires, et que le ministre de l’Education Mohsen Hadji-Mirzaï (ancien professeur de sociologie, formé à l’Université Azad islamique) avait inscrit « l’égalité de genre (gender justice) » à son programme. Mais, le 13 septembre, ledit ministre a finalement été contraint de présenter ses excuses officielles, tout en précisant qu’il était trop tard pour une nouvelle édition avec l’ancienne couverture pour l’année scolaire en cours. Et de rappeler que de nombreuses filles participent tous les ans aux Olympiades iraniennes de mathématiques et de sciences.
Femmes et sciences: en l’occurrence, la République islamique d’Iran n’échappe pas aux problématiques globales de l’éducation genrée 11… Et, une fois de plus, les Iranien.ne.s se se retrouvent confronté.e.s à un paradoxe: alors que leur société (à la fois en partie sécularisée, et ayant privatisé la pratique religieuse) , et le système éducatif, sont capables de faire émerger des femmes scientifiques de classe mondiale comme Maryam Mirzakhani, le régime islamique, arc-bouté sur la loi religieuse et les principes du patriarcat, s’évertue à maintenir les femmes dans une situation d’inégalité répressive.
De jeunes mathématiciennes en Iran:

Références et notes
> Nous recommandons, pour la lecture de biographies d’Iraniennes du passé et du présent le site : www.iranwire.com/en/special-features?filter=iranian-women
> Le site wikipedia liste plusieurs centaines de mathématiciennes en liens hypertexte: https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_math%C3%A9maticiennes
1 Nos sources initiales : AZIZI Arash, « Outrage After Iran Erases Girls from a Math Textbook Cover », IranWire 12/9/2020. En ligne: https://iranwire.com/en/features/7579 . Et: ESFANDIARI Golnaz, « Anger In Iran After Images Of Girls Removed From Cover Of Math Textbook », RFE, 13/9/2020. En ligne: www.rferl.org/a/anger-in-iran-after-girls-removed-from-math-textbooks/30836394.html
2 En 2017, en matière de droits des femmes, la République islamique est classée par le Gender Inequality Index (GII) des Nations Unies au 109e rang sur 160 pays (critères principaux : santé reproductive, empowerment, contribution au marché du travail, etc.) . Cf. GII : http://hdr.undp.org/en/content/gender-inequality-index-gii
3 Une fois n’est pas coutume, nous évoquerons un souvenir personnel. En 2004, nous avons visité, au nord-ouest de Téhéran, les laboratoires de l’Université Azad islamique des sciences et de la recherche. Autour d’une centrifugeuse d’enrichissement, il y avait une quinzaine de doctorant.e.s en physique nucléaire, avec lesquel.le.s nous avons échangé: soit un garçon, et quatorze filles…
4 Eléments biographiques sur IranWire, « Iranian Women you Should Know: Maryam Mirzakhani », 10/12/2015. En ligne: https://iranwire.com/en/special-features/1296?ref=specials; .The Guardian, 19/7/2017: https://www.theguardian.com/science/2017/jul/19/maryam-mirzakhani-obituary , avec une interview vidéo sur son cursus et ses travaux. Egalement sur wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Maryam_Mirzakhani
5 La médaille Fields (du nom du mathématicien canadien John Charles Fields, 1863-1932) est attribuée tous les quatre ans depuis 1936 au cours du congrès international des mathématiciens, d’abord à deux, puis à quatre lauréat.e.s.
6 Qui s’ajoute donc au 11 février, depuis 2015 Journée internationale des femmes et des filles de science. Cf. https://www.un.org/fr/observances/women-and-girls-in-science-day/background. Sur le buste inauguré à Téhéran en septembre 2017, cf. le reportage photographique de Peyvand: www.payvand.com/news/17/sep/1108.html
7 En publiant sur twitter une caricature dans laquelle les deux fillettes retirées du manuel sont entraînées par un homme une faucille à la main, le dessinateur Mahdi Ahmadian fait clairement référence au meurtre d’une jeune fille de 14 ans, Romina Ashrafi, par son père, le 21 mai 2020, dans la province de Gilan (Caspienne). Le père, qui désapprouvait la fréquentation d’un petit ami (sunnite) par sa fille (chiite), a décapité celle-ci avec une faucille « pour laver l’honneur de la famille .» Non sans avoir, apparemment, consulté un avocat avant de commettre ce « crime d’honneur », pour s’assurer qu’il ne risquerait pas la peine de mort, en vertu du code pénal islamique en vigueur dans le pays.

Cet infanticide/ féminicide a suscité une grande émotion en Iran, et relancé le débat sur la protection juridique des enfants et des femmes contre les abus et les violences. Le président iranien Hassan Rohani a demandé que les décrets de son gouvernement contre les violences faites aux femmes, en attente depuis des années, soient votés le plus vite possible par le majlis. Mais le parlement est désormais à très large majorité conservatrice depuis les élections législatives du 21 février dernier… Fin août, le père a été condamné à 9 ans de prison pour infanticide (un chef d’accusation puni de 3 à 9 ans de prison, au contraire d’un meurtre, passible de la peine de mort). Cf. BBC Persian, 4/6/2020:https://www.bbc.com/persian/iran-features-52904583 et GOLSHIRI Ghazal, « L’assassinat d’une jeune fille de 14 ans par son père émeut l’Iran », Le Monde, 28/5/2020. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/05/28/l-assassinat-d-une-jeune-fille-de-14-ans-par-son-pere-emeut-l-iran_6041043_3210.html
8 Nasim Bahari rappelle aussi, dessin à l’appui, que dans sa première proposition de couverture il y a plusieurs années, les censeurs du ministère avaient estimé que les filles étant trop proches des garçons, d’autant que deux d’entre elles grimpaient dans l’arbre des mathématiques…

9 Le département de recherche et de planification du ministère de l’Éducation est depuis début 2019 dirigé par un clerc ultra-conservateur, Ali Zoelm, proche du Guide Ali Khamenei, dont il édite une partie des discours, y compris sur le site officiel www.khamenei.ir. Des manuels de littérature persane ont ainsi récemment été purgés de textes classiques, anciens (des poèmes de Roumi et Omar Khayyam) ou contemporains, au profit de poèmes exaltant les martyrs des conflits récents, y compris en Syrie, ou encore la dénonciation des Etats-Unis.
10 Massoumeh Ebtekar est bien connue pour avoir été la traductrice et porte-parole des « Etudiants de la ligne de l’Imam [Khomeyni] » qui, en novembre 1979, ont envahi l’ambassade américaine à Téhéran, et ont pris en otages pour 444 jours des dizaines de diplomates américains. Comme telle, « Screaming Mary » (son surnom dans les médias américains en 1979) est depuis toujours sur les listes noires de Washington. Elle a été ministre de l’Environnement sous le président Khatami, puis à nouveau lors du premier mandat du président Rohani (et interlocutrice de Ségolène Royal, également ministre de l’Environnement, lors de sa visite à Téhéran en août 2016, dans le contexte de l’accord de Paris sur le Climat, en juillet).
11 Cf. PAIVANDI Saeed, Discrimination and Intolerance in Iran’s Textbooks, Washington DC, Freedom House, 2008, 87p. (l’auteur est professeur à l’Université de Lorraine, à Nancy). En ligne: https://www.researchgate.net/publication/264556040_Discrimination_and_Intolerance_in_Iran%27s_Textbooks
Des élèves avec la version antérieure du manuel de mathématiques, en 2019 (sur la photographie du bas, fournie par le HCR, ce sont de jeunes réfugiées afghanes en Iran)

