Etudiante à Sciences Po Grenoble, en stage au consulat général de France à Istanbul de février à juillet 2020, Solène Permanne vient de soutenir un mémoire de recherche de master 2 : « La Turquie à l’épreuve du Covid-19 : les premiers effets de la pandémie sur ses politiques domestique et étrangère », réalisé sous la direction du professeur Jean Marcou, responsable du master « Méditerranée-Moyen-Orient » (IEP de Grenoble, Université Grenoble Alpes, septembre 2020, 125p.) Elle reprend ici quelques axes de lecture de son travail.
Globalement, au vu des principaux indicateurs disponibles, la Turquie paraît avoir relativement mieux géré la première phase de la pandémie de Covid-19 (entre début mars et fin septembre 2020) que beaucoup d’autres pays. Au 1er octobre 2020, le nombre de décès en Turquie s’établit ainsi à 8262 pour 82 millions d’habitants, à comparer par exemple, à la même date, aux quelques 32000 décès en France pour 67 millions d’habitants 1. Comment expliquer cette résilience turque, au-delà des polémiques sur les chiffres – seuls les cas déclarés sont pris en compte dans les statistiques ministérielles ?
Au-delà des polémiques sur les chiffres, un bilan comparatif plutôt positif pour la Turquie.
En Turquie, les personnes testées positives au Covid-19, mais asymptomatiques, ne figurent plus depuis le 29 juillet parmi les nouveaux cas enregistrés quotidiennement dans le bilan sanitaire du gouvernement. C’est ce qu’a reconnu le ministre turc de la Santé Fahrettin Koca, lors d’une conférence de presse le 30 septembre, en réponse à une interpellation du député d’opposition Murat Demir, du parti CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du peuple), qui affirmait que le nombre réel de cas positifs était 20 fois supérieur aux données officielles. Au 1er octobre 2020, les autorités turques ont ainsi recensé 1.407 nouveaux cas avec symptômes, sans préciser le nombre de personnes asymptomatiques néanmoins porteuses du virus. A la même date, 8.262 décès du Covid-19 avaient été recensés dans le pays depuis la première contamination, déclarée le 11 mars.
Cet aveu du ministre de la Santé, très présent sur le front de la communication quotidienne depuis le début de l’épidémie, a relancé les polémiques concernant la véracité des chiffres officiels. Un article du New York Times en date du 20 avril 2020 suggérait déjà que le gouvernement AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi – Parti de la justice et du développement) dissimulait une réalité beaucoup plus dramatique2. Son auteure, Carlotta Gall, sur la base des registres d’état civil de la municipalité d’Istanbul, et en comparaison avec les moyennes des deux dernières années sur la même période mars-avril, montrait une surmortalité dans la métropole la plus peuplée du pays. De tels débats sur la transparence des informations chiffrées officielles, ou sur les méthodes de compatibilité divergentes du nombre de cas et de décès imputés au virus, ont émergé dans de nombreux pays touchés par la pandémie. Ils ne sont ni l’apanage de la Turquie, ni celui des régimes autoritaires. En France, par exemple, on sait que les décès liés au coronavirus dans les maisons de retraite et les EHPAD n’ont été inclus que tardivement dans les bilans officiels et ce, à la suite d’une forte pression de l’opinion publique.
Dans le cas turc, la controverse est alimentée par « le contexte de polarisation politique et sociale extrême », qu’ont souligné les politologues Evren Balta et Soli Özel dans une note récente de l’Institut Montaigne3. Ces derniers observent toutefois que « même en supposant que les décès à Istanbul étaient environ 30% plus élevés que les chiffres officiels, et que tous les pays communiquaient des données précises, le taux de mortalité de la Turquie compterait tout de même parmi les plus bas par rapport à l’Europe et aux Etats-Unis ». La Turquie se classe ainsi au 22ème rang des pays les plus touchés dans le monde concernant le nombre de morts déclarés, d’après les données globales collectées par l’Université américaine Johns Hopkins4. Le « scénario du pire » semble donc avoir été évité dans ce pays de 82 millions d’habitants, au moins pour la première vague épidémique.
Une population plus jeune, et des personnes âgées qui restent en général dans les familles
Plusieurs variables structurelles permettent d’éclairer ce constat comparativement positif. Parmi elles, la structure démographique de la Turquie : une population jeune – l’âge médian est de 32 ans en Turquie, quand l’OMS souligne que les personnes les plus à risque de développer une forme grave de la maladie sont celles âgées de plus de 70 ans. La spécificité turque en matière de structure familiale, et plus précisément de prise en charge des personnes âgées au sein du foyer, doit aussi être soulignée. En effet, le placement des seniors en maisons de retraite est peu pratiqué : les personnes âgées restent dans les familles. Ce qui a, inévitablement, réduit les risques de contamination au coronavirus dans les structures collectives que l’on a constatés, par exemple, en France, avec des pics aigus de mortalité dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées, maisons de retraite et EHPAD, et une prise de conscience tardive de l’ampleur du problème.
L’initiative remarquée d’un conducteur de « minibüs » à Ankara, mars 2020:

Des hôpitaux, souvent privés, disposant de nombreux lits de réanimation
La privatisation du système de santé turc, enclenchée dès les années 1980, puis la politique de santé publique déployée par le parti AKP depuis son arrivée au pouvoir en 2002, expliquent aussi en partie la capacité du pays à absorber la pandémie. Bien que l’on puisse questionner les chiffres officiels, et mentionner les liens étroits entre les médias et le gouvernement en Turquie, les réseaux sociaux y demeurent très actifs, et la population est hyper-connectée. Si les services de réanimation avaient connu une quelconque saturation, comme ce fut le cas en Italie ou en France, des posts et des vidéos en témoignant auraient nécessairement été relayées sur Facebook ou Twitter. Selon un rapport de l’OCDE 5, la Turquie disposait en 2017 d’un nombre de lits d’hôpitaux apparemment faible: 2,81 pour 1.000 personnes contre une moyenne de 4,7 dans l’OCDE, 5,8 en France et 8 en Allemagne. Mais il faut rappeler que ce taux est de 2,8 aux Etats-Unis, 2,6 au Danemark, 2,5 au Royaume-Uni ou encore 2,2 en Suède… Le nombre de médecins pour 1000 habitants est de 2 en Turquie, 3,2 en France, 3,5 en moyenne OCDE, 4 en Italie et en Allemagne. Les dépenses de santé restent comparativement faibles: en 2018, 1227 US$ en Turquie pour un moyenne OCDE de 3994$, et 4985$ en France. Il importe cependant d’apprécier des tendances dans la dernière décennie. En Turquie, les dépenses publiques de santé par habitant ont significativement augmenté, de même que la couverture assurantielle individuelle; de nombreuses constructions ont permis l’ouverture d’hôpitaux publics et privés, et de cliniques privées, disposant souvent d’équipements de pointe, de de personnels qualifiés: en matière d’appareils d’imagerie médicale (IRM), la Turquie se situe au même taux d’équipement que le Canada, Israël ou les Pays-Bas. Et les lits de réanimation sont nombreux dans le pays: en mars, au début de la pandémie, 25 000 en Turquie, contre 5 000 environ en France, et plus de 20000 en Allemagne. Or dans le contexte du Covid-19, en particulier dans sa première phase, dont les infections graves nécessitent une prise en charge des patients en réanimation, les services de soins intensifs ont une importance particulière. Comme l’explique l’économiste universitaire et journaliste Ahmet İnsel pour France TV : « les hôpitaux privés ont créé beaucoup de lits en réanimation et en soins intensifs parce que ça leur permettait de les sur-facturer à la sécurité sociale. Cette mauvaise intention a donné de bons résultats. La Turquie était mieux dotée que les pays occidentaux. C’est un hasard. »6
Les autorités turques ne considèrent pas cela comme « un hasard », mais comme le fruit des investissements de sa décennie au pouvoir, et d’une gestion bien ficelée de la crise sanitaire, avec notamment la construction entreprise à marche forcée durant la pandémie de deux hôpitaux d’urgence inaugurés moins de trois mois plus tard à Istanbul par le président de la République lui-même. Une manière d’ailleurs pour le gouvernement de réaffirmer ses ambitions en matière de tourisme médical : Ankara promet de faire de la Turquie un centre mondial dans ce secteur rémunérateur à l’horizon 2023, année du centenaire de la République – durant laquelle devraient aussi se tenir les prochaines élections présidentielles. Dans ce sillage, le gouvernement turc a appuyé son argumentaire sur une gestion résiliente, voire prophylactique, de la crise, rendue possible par une propagation du virus sur son sol relativement tardive (selon les chiffres officiels), et permettant à l’exécutif la mise en place de mesures rapides. Tout en menant une « diplomatie sanitaire » des plus actives dans son environnement régional et à l’échelle globale, au même titre d’ailleurs que la Chine 7.
Le ministre de la Santé Fahrettin Koca compare les chiffres turcs à ceux de l’Europe occidentale lors d’une conférence de presse, le 3 mars 2020:

Fermeture des écoles, confinement et couvre-feux partiels, contrôle des mosquées
La Turquie a ainsi été l’un des premiers pays à suspendre les vols en provenance et à destination de la Chine, dès le 3 février 8. Les frontières terrestres et aériennes du pays ont progressivement, mais rapidement, été fermées (en particulier la frontière avec l’Iran voisin, précocement et fortement impacté par la pandémie) , et la suspension de tous les vols internationaux annoncée le 27 mars. Cafés, bars et restaurants ont été contraints de baisser le rideau au cours du même mois, et l’année scolaire s’est achevée à distance. Concernant le confinement, les autorités ont privilégié un isolement partiel de la population : seules les personnes âgées de plus de 65 ans et de moins de 20 ans ont été dans l’obligation de rester chez elles. Des restrictions aux déplacements interurbains ont aussi été appliquées et des couvre-feux instaurés chaque weekend pendant plusieurs semaines. Le port du masque, d’abord fortement conseillé, a été rendu obligatoire dans tout l’espace public, y compris dans la rue, à partir du 18 juin. Le plan de normalisation a progressivement commencé à partir du milieu du mois de mai.
Pour mettre en place ces mesures, le président Recep Tayyip Erdoğan a mobilisé l’ensemble de son appareil d’Etat en déléguant aux différents ministères les tâches dans leurs domaines respectifs de compétences. Le ministre de la Santé Fahrettin Koca, par exemple, a tenu des points quotidiens sur la situation épidémiologique dans le pays jusqu’au début du mois de septembre. Le gouvernement turc s’est aussi appuyé sur les directives mises en œuvre par le Diyanet, la direction des Affaires religieuses de Turquie (T.C.Diyanet İşleri Başkanlığı), dont le fonctionnement est proche de celui d’un ministère. Le Diyanet a, entre autres, annoncé dès le 19 mars la suspension des prières collectives dans les mosquées, pris des dispositions durant le mois sacré du ramadan, en interdisant notamment les ruptures collectives de jeûne (iftâr) ou en annonçant aux croyants que le versement de la zakat, l’aumône, pouvait se réaliser par un don à la campagne nationale lancée par le gouvernement dans le contexte exceptionnel de pandémie.
Le Covid-19 a-t-il entraîné un renforcement de l’autoritarisme du gouvernement d’Ankara ?
Il y a toutefois eu quelques accrocs et cafouillages. Il a ainsi notamment été reproché au Diyanet l’interruption tardive des pèlerinages vers les lieux saints en Arabie saoudite, et certains ont considéré que le retour des pèlerins a pu contribuer à la propagation du virus sur le sol 9. Le sujet des masques a aussi créé une confusion, car leur vente a d’abord été interdite au profit d’une distribution gratuite par les services de l’Etat, avant que le gouvernement ne revienne finalement sur sa décision. Il n’y a toutefois jamais eu de pénurie de masques en Turquie.
La période de crise a aussi conduit au renforcement des clivages traditionnels avec l’opposition. Cette dernière, qui dénonce en temps normal les méthodes répressives du gouvernement AKP, a paradoxalement réclamé davantage de mesures coercitives, dont l’instauration du confinement total dans les grandes villes. De son côté, le président Recep Tayyip Erdoğan l’a accusée de vouloir créer un « Etat dans l’Etat », en réaction aux collectes municipales de dons lancées par les maires d’opposition CHP d’Ankara et d’Istanbul, Mansur Yavaş et Ekrem İmamoğlu. Ces campagnes ont été interdites par une circulaire du ministère de l’Intérieur, au lendemain du lancement d’une collecte de dons similaire par le gouvernement. Plusieurs initiatives mises en place par les partis d’opposition ont ainsi été paralysées par le gouvernement turc, soucieux de conserver son hégémonie dans la réponse à la crise, et de ne pas éroder la confiance de la population dans les autorités du pays.
Celles-ci n’ont, en effet, pas cessé de souligner une gestion contrôlée de la crise du Covid-19 en Turquie, évitant autant que faire se peut d’endosser des décisions impopulaires au sein de la population. En ce sens, en optant pour le confinement partiel, les autorités ont pu chercher à éviter « le risque de surchauffe sociale », comme l’explique Dorothée Schmid10, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Ifri. De même, c’est le ministre de l’Intérieur Suleyman Söylu qui a endossé l’entière responsabilité du cafouillage autour de la communication tardive d’un premier couvre-feu de 48 heures en avril, quelques heures avant le week-end, provoquant ainsi une ruée dans les supermarchés et de gigantesques embouteillages. Après avoir initialement déclaré qu’il s’agissait d’une instruction du président, le ministre a présenté sa démission, que le président a refusée. De même, face au mécontentement des internautes après la proclamation d’un énième couvre-feu pour le week-end des 6 et 7 juin, le président turc a finalement annoncé lui-même le retrait de la mesure. Certaines décisions ont été sources de vives critiques émanant principalement des partis d’opposition, dont l’adoption d’une loi d’amnistie visant à désengorger les prisons surpeuplées pour éviter la propagation du virus, mais excluant les très nombreux prisonniers politiques, élus, universitaires, avocats, journalistes, etc… 11 Ces derniers ont, par ailleurs, dû faire face au renforcement du musèlement des médias et de la liberté d’expression dans le contexte de pandémie, pouvant être illustré par l’arrestation de centaines d’utilisateurs des réseaux sociaux pour des messages jugés infondés ou provocateurs en lien avec la crise sanitaire. Pour autant, on ne peut pas estimer que l’épidémie de Covid-19 a été un facteur de renforcement de l’autoritarisme du régime du président Recep Tayyip Erdoğan: le tournant autoritaire a été largement amorcé lors de la crise de Gezi, en 2013, et s’est surtout conforté depuis la tentative de coup d’Etat de 2016, suivie d’une répression tous azimuts, et de la multiplication concomitante des interventions armées extérieures (Syrie, Libye, Méditerranée orientale, et sud-Caucase depuis quelques jours) .
Dans les semaines à venir, le défi pour la Turquie sera de faire face à l’hypothèse d’une deuxième vague du Covid-19 sur le plan sanitaire d’abord, mais aussi de parvenir à en endiguer les conséquences économiques et sociales à long terme. Car depuis le début de l’année, la livre turque multiplie les plus bas historiques face à l’euro et au dollar…
Solène Permanne , 3/20/2020
Un distributeur de masques à Istanbul en août 2020:

NOTES et REFERENCES
1 Santé Publique France, 3/10/2020 : https://www.santepubliquefrance.fr/dossiers/coronavirus-covid-19/coronavirus-chiffres-cles-et-evolution-de-la-covid-19-en-france-et-dans-le-monde
2 GALL, Carlotta. « Istanbul Death Toll Hints Turkey Is Hiding a Wider Coronavirus Calamity » , [Le bilan des morts d’Istanbul laisse entendre que la Turquie cache une calamité plus vaste du coronavirus], The New York Times, 20/04/2020 https://www.nytimes.com/2020/04/20/world/middleeast/coronavirus-turkey-deaths.html
3 BALTA, Evren et ÖZEL, Soli. « La bataille des chiffres : un faible taux de mortalité en Turquie », Institut Montaigne, 20/05/2020. https://www.institutmontaigne.org/blog/la-bataille-des-chiffres-un-faible-taux-de-mortalite-en-turquie?fbclid=IwAR2dkv44i
4 Elles sont disponibles sur le site dédié : https://coronavirus.jhu.edu/map.html ; et traduites en courbes dans Le Monde du 28/9/2020.
5 OCDE, « Panorama de la santé 2019 », publié le le 20/12/19. https://www.oecd.org/fr/sante/panorama-de-la-sante-19991320.htm
6 LAMARQUE, José-Manuel. « Micro européen. La Turquie en proie à toutes les inquiétudes », France TV info, 30/05/2020. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/micro-europeen/micro-europeen-la-turquie-en-proie-a-toutes-les-inquietudes_3966717.html
7 Cette diplomatie sanitaire pouvant, dans le cas turc comme dans le cas chinois, être évaluée comme s’adressant prioritairement à l’opinion publique nationale, à des fins de propagande.
8 A la différence notable de l’Iran voisin, où les liaisons aériennes avec la Chine –et en particulier la ville de Wuhan, épicentre initial de la pandémie, ont été maintenues jusqu’à la fin mars. En particulier par la compagnie Mahan, propriété des Gardiens de la révolution. Voir les post des 4 et 14 mars 2020 sur https://questionsorientoccident.blog/2020/03/14/
9 La très forte propagation du virus en Iran et dans les communautés chiites des pays voisins est clairement corrélée aux multiples pèlerinages chiites transnationaux, en particulier en Iran (Qom, Meched) et en Irak (Kerbala, Najaf). Le gouvernement iranien, confronté à la vive résistance des centres de pèlerinages, n’a pas véritablement réussi à en contrôler les flux, situation aggravée par l’importance des cérémonies collectives pendant l’achoura et l’arbaïn chiites.
10 SCHMID, Dorothée dans DELORME, Florian. « Série droits et libertés au temps du corona. Épisode 2 : Liberté d’informer : cachez ce virus que je ne saurais voir », France Culture, 26/05/2020. https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/droits-et-libertes-au-temps-du-corona-24-liberte-dinformer-cachez-ce-virus-que-je-ne-saurais-voir
11 Les autorités iraniennes ont procédé de même : plusieurs dizaines de milliers de prisonniers de droit commun ont été (provisoirement) élargis, mais pas les prisonnier(e)s politiques.
La « diplomatie sanitaire turque ». Affiche de l’agence de presse officielle Anadolu Ajansi, 16/4/2020:
