« Plus de quarante ans après la révolution islamique de 1979, la question de l’intégration de l’Iran dans son environnement régional et de sa place au sein de la « communauté internationale » n’est toujours pas réglée. » Clément Therme ouvre par cette formule d’évidence l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, et qui paraît au printemps 2020 aux éditions Passés/Composés. Alors que les tensions avec les Etats-Unis du président Trump ont atteint des sommets depuis l’été 2019, à Ormuz et en Irak ; et culminant en janvier 2020, quand les Gardiens de la révolution ont lancé une volée de missiles balistiques sur des bases américaines en Irak, en représailles à l’assassinat à Bagdad du général Qassem Soleimani, depuis longtemps maître d’oeuvre de la politique régionale du régime. En réalité, la République islamique a été placée depuis 2018 dans une impasse par la décision du président Trump de retirer la signature américaine de l’accord de Vienne sur le nucléaire de 2015 (JCPoA), et de réimposer des sanctions sans cesse élargies pour exercer une « pression maximale » sur Téhéran, en espérant peut-être y provoquer un hypothétique « regime change .»

Loin désormais des espoirs suscités par la signature de l’accord de 2015, l’Iran s’enfonce dans les crises : politiques (avec plusieurs vagues de mouvements populaires durement réprimées), économique (effondrement des exportations de pétrole, récession et inflation galopante), et sanitaire depuis le début de l’année 2020 (avec une crise intense et persistante du coronavirus qui fait de l’Iran l’un des pays proportionnellement les plus frappés au monde). La position internationale de la République islamique en est clairement affaiblie.
L’ouvrage analyse en 11 chapitres les relations que la République islamique entretient avec les principales puissances (Etats-Unis, Chine, Russie, France, Turquie, Israël, Arabie saoudite), et des ensembles politiques régionaux (Caucase du Sud, Amérique latine, Afrique subsaharienne).
Selon Annick Cizel, qui part du point de vue de Washington, l’opposition virulente à l’Iran de l’administration Trump repose sur une lecture idéologique radicalisée. Pour Trump, la « pression maximale sur Téhéran » et les sanctions sans cesse renforcées sont censées permettre d’obtenir « un nouvel et bien meilleur accord que celui de 2015 » -qui avait surtout le tort d’avoir été signé par son prédécesseur Barack Obama. Mais certains acteurs gravitant autour de la Maison Blanche (y compris le secrétaire d’Etat Mike Pompeo) dissimulent à peine qu’ils espèrent provoquer ainsi à Téhéran des manifestations populaires de mécontentement entraînant un « regime change ». En réalité, on peine beaucoup à comprendre quelle stratégie Washinton entend mettre en œuvre, faute de plan de sortie évident.
Spécialiste des relations Chine-Iran, Thierry Kellner, qui revient sur l’histoire de la relation entre Pékin et Téhéran, souligne que l’Iran n’a pas trouvé dans la République populaire de Chine le partenaire que les dirigeants iraniens attendaient pour lutter contre l’hégémonie américaine. L’échec de l’accord sur le nucléaire a plutôt poussé plus encore l’Iran dans la sphère d’influence chinoise, renforçant la situation de dépendance non voulue dans laquelle se trouve Téhéran[1] .
Ayant consacré sa thèse à l’histoire des relations entre Téhéran et Moscou, Clément Therme explique comment la Russie et l’Iran sont intervenus en Syrie pour sauver le régime de Bachar al-Assad, mais s’y trouvent de fait en rivalité. Le marché syrien voit se concurrencer les entreprises russes et les entreprises iraniennes. D’un point de vue stratégique, Moscou, qui entretient des relations correctes avec Israël et avec l’Arabie saoudite, s’appuie sur la souveraineté des Etats. Alors que Téhéran, qui s’est appuyé, comme en Irak) sur des groupes miliciens chiites, entend entretenir en Syrie le « front du refus » anti-israélien, en s’appuyant sur le Hezbollah libanais.
Elisabeth Marteu souligne qu’Israël ne considère plus l’Iran comme une « menace existentielle » (sinon dans une logique propagandiste à usage politique interne, et en direction du président Trump), mais comme une « menace obsidionale ». En effet, Israël dispose d’une supériorité militaire incontestable qui, outre les forces classiques, cumule un potentiel nucléaire disposant de trois vecteurs (missiles balistiques, aviation, sous-marins), des capacités de guerre cybernétique (les virus informatiques Stuxnet et Flame, sans doute développés principalement avec les Américains, ont provoqué ces dernières années de gros dégâts dans les installations militaro-industrielles iraniennes, et ralenti d’autant le programme d’enrichissement de l’uranium). On y ajoutera des systèmes antimissiles qui ont jusqu’ici fait la preuve de leur efficacité.
Diplomate et analyste, Louis Blin rappelle comment l’Arabie saoudite, a progressivement dépassé en termes de PIB l’Iran et a intégré le G20 ; et exploite, dans une logique de soft power appuyée sur d’importants moyens financiers, ses atouts islamiques : les Lieux saints, le hadj, les prédicateurs wahhabites. On ajoutera que les deux pays se font la guerre par proxies interposés, en Syrie (où l’Iran sort dans le camp du vainqueur) et au Yémen (où Riyad s’enlise face à des houthis soutenus en sous-mains par Téhéran et le Hezbollah libanais).
Concernant les relations de Téhéran avec l’Amérique latine, Elodie Brun montre que l’Iran a misé sur des partenaires caractérisés par leur anti-américanisme, au premier rang desquels le Vénézuela et ses projets d’alliance bolivarienne. Mais le Vénézuela tend de plus en plus vers l’Etat failli (l’Iran a envoyé quatre tankers livrer de l’essence à Caracas, et des marchandises destinées aux rayons vides des supermarchés). Et le Brésil de Lula (qui avait en son temps joué les médiateurs dans le dossier du nucléaire iranien) n’est plus, remplacé par un Jair Bolsonaro farouche partisan de Trump. Pour Marc-Antoine Pérouse de Montclos, la diplomatie iranienne en l’Afrique subsaharienne est obérée par l’abscence de tradition historique, et par ses faibles capacités financières d’investissement, Téhéran essaie dès lors de jouer la carte des modestes communautés chiites africaines, au Nigéria par exemple.
Pour plusieurs auteurs, dont Clément Therme, l’affaiblissement de la position occidentale dans le dossier diplomatique iranien s’explique par la rupture des liens entre Occident et Iran sous la présidence du radical Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013). Ce qui a, côté iranien, rapproché le régime de Moscou et de Pékin, à la fois au plan de la sécurité collective (Organisation de coopération de Shanghai, où Téhéran est observateur invité), et des échanges économiques (avec une montée en puissance de la Chine sur la marché iranien, du fait du retrait des acteurs occidentaux. Thierry Kellner rappelle ainsi que la Chine a profité de la situation géopolitique pour devenir le principal partenaire économique de l’Iran.
François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran, et Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie, s’attachent quant à eux à analyser les évolutions de la diplomatie française, entre phases apaisement et tensions récurrentes. Avec parfois un activisme remarqué : de Laurent Fabius très exigeant en amont de la signature de l’accord de 2015 ; à Emmanuel Macron invitant contre toute attente le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammed Javad Zarif au sommet du G7 à Biarritz, en août 2019. En vain, la diplomatie française n’arrivant pas (ou ne cherchant pas ?) à affirmer son autonomie de puissance nationale face aux invectives et aux décisions unilatéralistes du président Trump.
Pour conclure, Clément Therme explique que le soft power de la République islamique a souffert de son opposition aux mouvements populaires contestataires en Irak et au Liban à partir de l’automne 2019 . Le soutien de Téhéran aux régimes en place, impopulaires et corrompus, mais loyaux ; la mobilisation de forces paramilitaires sur une base confessionnelle chiite ; les erreurs patentes (l’avion de ligne ukrainien abattu par deux missiles des Gardiens au-dessus de Téhéran le 8 janvier 2020. Autant d’éléments de faiblesse qui incitent le coordinateur du dossier à parler d’un échec de la politique étrangère révolutionnaire, et d’absence de perspectives de sortie de crise à court et moyen termes. D’autant que l’affaiblissement politique du président Rohani (du fait de l’absence de concrétisation des promesses d’embellie démocratique et économique), face à ses adversaires principalistes (qui sont désormais largement majoritaires au Majlis, et devraient logiquement emporter l’élection présidentielle de 2021). L’Iran n’est décidemment guère susceptible de « faire rêver » au Moyen-Orient.
[1] L’article de Kellner a été rédigé avant la révélation prématurée, à l’été 2020, d’un projet d’accord stratégique bilatéral d’ampleur qui devrait être signé en mars 2021.