A défaut des premiers résultats des élections législatives du 21 février, qui se font longuement attendre (en particulier le taux de participation qui serait historiquement au plus bas depuis 1989 : la rumeur médiatique annonce 40 % seulement !) , le média iranien anglophone Iran Front Page de ce 23 février publie une photographie des plus anodines, accompagné d’un bref article de quelques centaines de signes1. On voit sur le cliché une brochette d’officiers supérieurs des Gardiens de la révolution (pasdaran) et de l’armée (Artesh) devant une maquette de chantier de construction autoroutière qui ressemble à un jeu d’enfant. Mais le propos est des plus sérieux. La scène se passe lors de l’inauguration d’une exposition dans les locaux de la Khatam al-Anbiya Construction Headquarter. Dont l’objectif est de souligner le rôle économique majeur de cette entreprise dans le contexte des sanctions américaines.

Organigramme simplifié de la KAA (KCB) d’après la BBC, novembre 2018
Khatam al-Anbiya ( خاتمالانبیا, « le sceau des Prophètes»), connue en Iran sous l’acronyme KAA (en anglais KCB : Khatam Construction Base), ou sous l’appellation Ghorb Nooh, est la holding la plus puissante du pays. Avec plus de 800 entreprises et 25 à 40000 salariés (en 2012 -les chiffres actualisés sont impossibles à collationner), c’est une tentaculaire société de travaux publics et d’ingénierie, adjudicataire d’un très grand nombre de travaux d’infrastructures : chantiers immobiliers publics et privés; bases militaires; infrastructures routières, ferroviaires (métro de Téhéran), portuaires (par exemple pour la construction du nouveau port de Chabahar, sur le golfe d’Oman 2) et aéroportuaires 3; installations industrielles, en particulier dans le pétrole et le gaz : plate-formes offshore, oléoducs, gazoducs, etc. 4 ; construction des centaines de barrages et de digues qui ont certes permis de développer l’agriculture irriguée, mais contribuent aussi à la catastrophe environnementale qui frappe le pays, en particulier en matière de gestion des ressources hydriques 5; chantiers navals, etc.
La holding Khatam al-Anbiya est directement contrôlée par le corps des Gardiens de la révolution (pasdaran, IRGC). Car elle résulte de la conversion civile des régiments pasdaran du génie, chargés de soutenir logistiquement les combats pendant la guerre Irak-Iran (1980-1988), puis de procéder à la reconstruction des zones ravagées par la guerre dans le sud-ouest du pays, sous l’appellation de « Quartier général de la reconstruction » (d’où l’actuel « Construction Headquarter ») . Cette reconstruction achevée, KAA s’est ensuite diversifiée dans tous les secteurs d’activité, des chantiers de BTP aux mines et à l’énergie, de la défense à l’ingéniérie. Elle assure donc la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’oeuvre d’un nombre incalculable de chantiers dans la République islamique depuis quatre décennies. Avec un avantage comparatif: sa comptabilité est particulièrement opaque, car non soumise aux contrôles étatiques -ce que le président Rohani a critiqué publiquement à plusieurs reprises lors de débats budgétaires, mais en vain.
Inévitablement, son appartenance au corps des Gardiens6 l’a soumise (directement et via plusieurs de ses filiales) aux sanctions américaines dès 2007 (Washington a placé les Gardiens de la révolution sur la liste américaine des « organisations terroristes » en avril 2019), de l’Union européenne (en 2008) et des Nations-Unies (en 2010), pour sa participation aux chantiers déclarés ou clandestins du programme nucléaire.
« Khodkafaei« , « l’autosuffisance« : les Gardiens ont toujours été les porteurs de l’idéologie nationaliste de l’indépendance économique, voire de l’autarcie, de la République islamique -et pas seulement dans le secteur agro-alimentaire. Le renforcement des sanctions américaines leur permet de réaffirmer, dans le discours et dans la pratique, ce principe de non-dépendance de l’Iran à l’étranger, et surtout à l’Occident. Ce qui est certes un leurre, l’Iran ayant évidemment besoin de commercer avec l’extérieur, pour vendre son pétrole mais aussi importer biens d’équipements et biens de consommation. Mais la rupture unilatérale par le président Trump de l’accord de Vienne de juillet 2015 sur le nucléaire fait les affaires des Gardiens, au sens idéologique comme au sens économique.
QUELQUES REFERENCES
– Frederic WEHREY, Jerrold D. GREEN et alii, « The Rise of the Pasdaran. Assessing the Domestic Roles of Iran’s Islamic Revolutionary Guards Corps », Santa Monica (Ca.), The RAND Corporation, 2009, 152p. On consultera en particulier le chapitre V: « Economic Expansion: The IRGC’s Business Conglomerate and Public Works »; URL:http://www.rand.org/pubs/monographs/MG821.html (consulté le 13/10/2016)
– Une fiche-enquête de la BBC, avec organigrammes : « Explainer: Revolution Guards’ construction base, Iran’s economic behemoth », 14/11/2018. URL: https://monitoring.bbc.co.uk/product/c200exrq (consultée le 23/2/2020). Les principales branches et filiales de la KAA/KCB y sont listées.
– Le site officiel de Khatam al-Anbiya (exclusivement en persan) : https://www.khatam.com/
– Un « historique » du corps des Gardiens, sur le site du Guide suprême Ali Khameneï, daté du 22 avril 2020 (le 22 avril étant la date anniversaire de la fondation des Gardiens, en 1979), qui éclaire les différentes missions des Gardiens:
http://english.khamenei.ir/news/7494/Truths-about-the-IRGC-which-the-mainstream-media-doesn-t-want

NOTES
1 Iran Saves $7b Through Reliance on Domestic Firms, IFP, 23/2/2020.
URL : https://ifpnews.com/iran-saves-7b-through-reliance-on-domestic-firms
2 Cf. https://questionsorientoccident.blog/2019/10/01/gwadar-pakistan-chabahar-iran-duqm-oman-trois-projets-portuaires-ambitieux-mais-contraries-en-mer-darabie/
3 Par exemple au début du siècle pour la construction au sud de Téhéran du nouvel aéroport international Imam-Khomeyni. Mécontents qu’une partie des marchés publics d’ingéniérie, de BTP et de services aient été concédés à des entreprises turques et autrichiennes, les Gardiens ont fait traîner et l’achèvement, et l’ouverture de l’aéroport pendant des mois en 2004-2005.
4 Elle est maître d’oeuvre du développement en cours des plate-formes sur le gigantesque dôme gazier de South Pars, que l’Iran partage avec le Qatar au milieu du golfe Persique. Du fait des sanctions trumpiennes, les entreprises occidentales (dont Total), qui faisaient partie du tour de table, ont dû se retirer précipitamment de ces chantiers majeurs
5Cf. https://questionsorientoccident.blog/2017/03/15/politiques-de-gaspillage-et-rechauffement-climatique-une-crise-environnementale-majeure-en-iran/
6 Les Gardiens en exercice représenteraient environ 10 % de la main-d’oeuvre de la holding.

En uniforme de pasdar aux côtés du président Hassan Rohani, le brigadier-général Ebadollah Abdollahi (qui a dirigé la KAA de 2012 à 2018), lors de l’inauguration du nouveau port iranien de Chabahar, en décembre 2017
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