Jour de vote dans le village bakhtiari de Koohrang, dans les monts Zagros (Province de Chaharmahal- Bakhtiari, sud-ouest de l’Iran)

Des législatives politiquement préformatées, malgré les efforts d’Hassan Rohani

Dès le début de l’année 2020, dans un contexte intérieur (violente récession économique sous l’impact des sanctions américaines, « crise de l’essence », Boeing ukrainien abattu) et régional (guerre asymétrique dans le détroit d’Ormuz, contestation de l’Iran en Irak, assassinat de Ghassem Soleimani, frappes iraniennes contre des bases américaines) extrêmement tendu, il est apparu évident aux yeux des observateurs iraniens que les élections législatives s’annonçaient préformatées, au profit des conservateurs et des ultra-conservateurs. Le Conseil des gardiens de la Constitution, chargé de valider les candidatures à la candidature, a de fait éliminé la moitié des quelques 16000 postulant(e)s – soit 7.296 candidats disqualifiés. Et surtout empêché nombre de députés sortants, tous modérés ou réformateurs, de se représenter. Un millier de noms ont ainsi été rayés parmi les partisans du président Rohani. Si certains ont été accusés de corruption (péché objectivement très répandu dans la classe politique iranienne, toutes tendances idéologiques confondues), la plupart d’entre eux ont été écartés pour « ne pas avoir suffisamment défendu les intérêts de la République islamique ».

Hassan Rohani a émis, à de multiples reprises dans les semaines précédant le vote, de vaines protestations : très affaibli par la crise économique et sociale, cible permanente du harcèlement de certains ultra-conservateurs qui cherchent apparemment à l’amener à démissionner avant le terme de son deuxième mandat1, il n’a pas obtenu de révision des exclusions. Craignant que la disqualification massive des candidats ne décourage les électeurs, il a multiplié les discours et les déplacements, exigeant une ouverture politique, mettant en garde contre « les menaces qui pèsent sur la démocratie et la souveraineté nationale », et appelé à une participation massive, l’abstention favorise traditionnellement le camp conservateur. Il en a même appelé aux mânes de l’ayatollah Khomeini, « le père du républicanisme en Iran, qui avait refusé d’instaurer un califat au profit d’une République islamique. » En vain donc.

Le principe du filtrage des candidatures par le Conseil des gardiens de la Constitution 2

Le procédé n’est pas nouveau qui consiste à pré-sélectionner les candidats. Il importe de rappeler le fonctionnement du processus de validation des candidatures aux élections en Iran, que ce soit pour les législatives ou les présidentielles. Tout(e) candidat(e) à la candidature dépose un dossier auprès du Conseil des gardiens de la Constitution iranienne, qui est une forme de Conseil constitutionnel. Ce Conseil est composé de douze membres désignés pour six ans : six religieux nommés par le Guide, et six juristes élus par le Majlis sur proposition du pouvoir judiciaire –tous conservateurs ou ultra-conservateurs. Sa principale fonction est de veiller à la compatibilité des lois votées à la Constitution et aux principes de l’islam. L’autre pouvoir essentiel du Conseil des gardiens est la validation des candidatures aux élections présidentielles, législatives, et à l’Assemblée des experts, sur la base « des compétences, des bonnes moeurs et des bonnes pratiques religieuses des candidats. » Ne peuvent, en effet, se présenter aux élections que les personnalités « respectant les principes religieux et ne remettant pas en cause le socle des valeurs de la République islamique ». Les critères sont donc particulièrement flous, et éminemment politiques. Les contentieux politiques sont donc récurrents, et les tensions de 2020 ont de nombreux précédents.

Au printemps 2004, plus de 3300 candidatures sur 8200 déclarées aux législatives, dont celles de 83 députés réformateurs sortants (y compris le propre frère du président de la République d’alors, le réformateur Mohammad Khatami), et de plusieurs ministres du gouvernement Khatami: cette invalidation (essentiellement pour « non conformité aux principes ou aux pratiques de l’islam ») avait été à l’époque qualifiée de « coup d’Etat rampant » par les réformateurs. Après appel, moins de 1200 invalidés seront réintégrés sur les listes, confirmant qu’il s’agissait d’affaiblir le camp « réformateur », et de permettre aux conservateurs de reprendre une majorité perdue en 1996 au Majlis.

En ce qui concerne les élections présidentielles (au terme des deux mandats d’Hassan Rohani, la prochaine se tiendra en mai 2021), le Conseil des Gardiens retient en général entre entre une demi douzaine et une douzaine de candidats sur les centaines qui déposent leurs dossiers. Aux présidentielles de 2005, 1014 candidatures ont été déposées, et sept sont autorisées à se présenter au scrutin. En mai 2009, seuls quatre candidats aux présidentielles sont retenus sur 475 dossiers : aucune des 42 candidatures féminines n’a été validée par le Conseil, confirmant ainsi son interprétation systématiquement restrictive du texte constitutionnel en matière de droit des femmes. Aucune femme n’a jamais été retenue (alors que plusieurs dizaines ont été candidates à la candidature à chaque élection). Il est entendu, par ailleurs, que tous les candidats retenus pour les présidentielles sont issus du système, mais peuvent représenter différents courants (ou clans), des ultra-conservateurs (parmi lesquels les « principalistes », tenants radicaux des principes idéologiques fondateurs de la République) aux conservateurs, des modérés aux réformateurs. Depuis 1989, la double prérogative détenue par le Conseil des gardiens (conformité des lois; validation des candidatures) constitue, à l’évidence, l’un des principaux moyens de verrouillage de la vie politique par les religieux conservateurs.

Un dilemme pour les citoyens iraniens depuis longtemps: voter ou boycotter ? 3

Les citoyen(ne)s de la République islamique, très régulièrement appelé(e)s aux urnes pour des élections locales, législatives et présidentielles (« 37 consultations en 41 ans », a rappelé le Guide) qui se sont toujours tenues en temps et en heure depuis 1979 (et y compris au plus fort de la guerre Irak-Iran, entre 1980 et 1988) sont régulièrement confronté(e)s à une alternative, qui est aussi un dilemme : le résultat des élections étant toujours, dans une certaine mesure, pour partie prédéfini par les validations et les invalidations de candidature par le Conseil des Gardiens, faut-il aller voter, ou faut-il boycotter le vote ? Les fluctuations du taux de participation depuis les années 1990 sont significatives.

La participation a été particulièrement forte aux élections municipales, législatives et présidentielles à l’époque du réformateur (empêché) Mohammad Khatami (élu en 1997 avec une participation de 83% ; réélu en 2001 avec une participation de 67%), quand il paraissait possible qu’une réforme de démocratisation du système passe par la voie électorale, un président de la République réformiste, une majorité de réformateurs au Majlis. Puis le blocage des lois de réforme votées par les députés par les conseils des Gardiens et de l’Assemblée des experts, et l’enlisement des réformes annoncées ont découragé les électeurs. Qui ont, de leur propre initiative et/ou en répondant à l’appel de certains des courants réformistes, ont massivement boudé les urnes au début de la décennie suivante. Facilitant, du même coup, la reprise en main par les (ultra-)conservateurs aux municipales de 2003 (la participation serait alors tombée à 15% !), aux législatives de 2004 (la participation officielle aurait été de 50,45%, mais plus vraisemblablement de 40%, alors que la moyenne de la décennie précédente tournait autour de 65%) et à la présidentielle de 2005 (où M.Ahmadinejad aurait été élu avec une participation réelle d’environ 40%).

Le retour de balancier a été spectaculaire au printemps 2009 quand, après un début de campagne sans tonus, une cristallisation politique s’est faite autour du candidat du mouvement Vert Mir Hossein Moussavi. Celui-ci, en quelques semaines, est passé du statut de candidat « réformateur au sein du système » agréé par la commission électorale, à porte-parole de l’écrasante majorité de tous les électeurs (et, en particulier, de toutes les électrices) aspirant à un changement politique profond. Et, du coup, la participation électorale le 12 juin 2009 a été remarquablement élevée, estimée à environ 85% par l’ensemble des observateurs nationaux et internationaux. Et la confiscation des résultats de ce premier tour par le « coup d’Etat électoral » de l’équipe de Mahmoud Ahmadinejad a été, du coup, d’autant plus insupportable à une grande partie du corps électoral, provoquant les plus importantes manifestations anti-régime en Iran depuis des années, autour de la question mille fois scandée « Où est mon vote ? » La crise politique de 2009, violemment réprimée, a amené les électeurs du mouvement Vert à envisager de ne pas se déplacer vers les bureaux de vote pour les législatives de mars 2012. Du coup, plusieurs mois avant celles-ci, les réformateurs ont plus en plus souvent appelés à participer au scrutin par une partie des conservateurs, inquiets du risque de voir les électeurs modérés déserter massivement, une fois de plus, les urnes. A l’inverse, alors que Hassan Rohani avait été élu à la présidence avec une très forte participation en 2013 (alors même que l’accord sur le nucléaire est encore loin d’être signé) , les législatives de 2016 ont connu une forte participation, et porté massivement les réformateurs des grandes villes au Majlis – jusqu’à truster les 30 sièges dévolus à Téhéran.

On aurait tort de ne voir dans cette affaire qu’un avatar « oriental » d’un vieux débat européen, qui remonte au moins à la fin du XIXe siècle, et qui a divisé durablement les réformistes (« le pouvoir est au fond des urnes »), et les révolutionnaires (« le pouvoir est au bout du fusil » -ou « sur la barricade », mais en tous cas pas « au fond des urnes de la bourgeoisie »). Il est sans doute facile de donner des leçons de morale politique dans la quiétude des sociétés démocratiques installées. Il est plus difficile de savoir quel est « le bon choix » stratégique face à des régimes qui se prétendent démocratiques, ou qui promettent la démocratisation, mais qui, en réalité, n’acceptent le verdict des urnes que s’il leur est favorable 4.

Février 2020 : une faible participation électorale prévisible. Et difficile à justifier pour le pouvoir

En réduisant pratiquement le scrutin à un affrontement entre conservateurs et ultra-conservateurs, la disqualification de milliers de candidats laissait augurer une faible participation. Le régime l’a d’ailleurs senti venir. Le camp conservateur et ultra-conservateur a multiplié les appels à la participation pendant la courte campagne électorale. Le Guide suprême Ali Khameneï a présenté l’acte de vote comme une gifle à la face des Américains. Les Gardiens de la révolution ont multiplié les déclarations appelant au vote pour la révolution et la République islamique. Les appels à la participation électorale ont été martelés sur tous les tons, celle-ci étant qualifiée de « devoir religieux », de « test divin », de « jihad public », « plus obligatoire que la prière et le jeûne », condition de « la crédibilité de l’État », voire même de « la sécurité de l’État », pour infliger « une autre gifle magistrale à l’Amérique », et « écraser la politique de pression maximale de Trump », etc.

Les tenants du Guide ont beau faire bonne figure en se réjouissant de la mobilisation des électeurs, le taux de participation pour le premier tour5, officiellement annoncé au soir du 23 février, 42,57 % [et l’on peut subodorer qu’il a peut-être été légèrement gonflé pour masquer sa faiblesse], est le plus faible pour ce type de scrutin depuis la fondation de la République islamique en 1979 ! A Téhéran, le taux officiel est inférieur à 25% (seulement 1,9M sur 9 millions), et sans doute inférieur. Malgré la prolongation de quatre heures de la durée d’ouverture des bureaux de vote (habituelle en Iran). Malgré les innombrables images de longues queues d’hommes et de femmes attendant de pouvoir entrer dans les bureaux de vote, diffusées tout au long de la journée par tous les médias iraniens, en même temps que défilaient les officiels en train de voter (dont Hassan Rohani et l’ancien président réformateur Mohammed Khatami). Il est donc clair que beaucoup d’électeurs et électrices ne se sont pas déplacés, découragés par les promesses non tenues des hommes politiques (en particulier celles du président Rohani, qui avait beaucoup promis après la signature de l’accord sur le nucléaire), et fatigués par la dégradation quotidienne de leurs conditions de vie. Il est aussi évident que les électeurs politisés du camp réformateur ont boycotté les urnes pour signifier leur colère d’avoir été privés de leurs candidats. Ce qui explique pourquoi les 30 députés réformateurs de Téhéran, vont être remplacés sous peu par 30 députés conservateurs, sous la houlette du général des pasdaran et ancien maire de Téhéran Mohammad Baqer Qalibaf. Le quotidien réformateur Etemad s’en est d’ailleurs fait le porte-parole au lendemain du scrutin, critiquant explicitement le Conseil des Gardiens pour avoir privé le camp réformateur de l’élection, «abimant ainsi la démocratie iranienne ».

24 millions d’électeurs pour 53 millions d’inscrits donc. Comment justifier cette faible participation ? Par l’habituelle théorie du « complot de l’étranger » ; selon son site internet officiel, le Guide suprême a loué « la participation massive de la population aux élections», mais a accusé la presse étrangère d’avoir tout fait pour « décourager les gens d’aller voter » – y compris en propageant de fausses nouvelles sur « cette maladie » [le coronavirus]. Et en essayant de dissuader les électeurs « de voter au nom à la fois de la religion et de la révolution. » . D’autres – par exemple le ministre de l’Intérieur Rahmani Fazli, se sont évertués à trouver des excuses : les mauvaises conditions météorologiques ; « la chute du Boeing ukrainien », les événements de novembre [la crise de l’essence et sa répression] et de janvier [la tension irano-américaine, les manifestations après le mensonge d’État sur le crash du Boeing]… Il est évident que le régime est, à travers cette désaffection massive, confronté à une double crise de crédibilité (affaire du Boeing, crise du cornavirus) et de légitimité.

Au sein même du camp conservateur, certains politiques et commentateurs ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et ont très vite appelé à s’interroger plus sérieusement sur les vraies raisons de cette faible participation, et sur les moyens d’y remédier. Ce n’est pas là simplement hypocrisie de leur part : c’est un rappel que la légitimité de la République islamique repose en même temps sur le vote populaire et sur les principes théocratiques du velayat-e faqih, le pouvoir du juriste-théologien. Un équilibre impossible depuis toujours…

NOTES

1 On notera que certains réformateurs proches de Rohani lui suggèrent également de démissionner, pour forcer les conservateurs à assumer devant la population leurs choix radicaux en formant un gouvernement, ce qui les rendrait comptables de leur politique aux yeux de l’opinion publique.

2 Nous reprenons ici pour partie un post de blog de mai 2013 : https://questionsorientoccident.blog/2013/05/26/liran-a-la-veille-des-elections-presidentielles-volet-2-de-686-a-8-candidats/

3 Nous reprenons ici pour partie un post de blog de septembre 2011 : https://questionsorientoccident.blog/2011/09/06/bahrein-2011-qatar-2011-iran-2012-participer-aux-elections-ou-les-boycotter/

4 Ou n’acceptent le verdict des urnes qu’après avoir soigneusement organisé, par une ingéniérie démographique et électorale (nécessairement élaborée par des spécialistes de la science politique…), les conditions de leur maintien sans limite de durée au pouvoir ; c’est le cas dans le royaume du Bahreïn depuis deux décennies . Cf. notre post de blog : https://questionsorientoccident.blog/2011/09/06/bahrein-2011-qatar-2011-iran-2012-participer-aux-elections-ou-les-boycotter/

5 Le deuxième tour, qui ne concerne qu’une minorité des sièges à pourvoir, aura lieu le 17 avril.

Un bureau de vote à Meshed, le 21 février, dans l’ambiance du coronavirus