Comparée à la longue liste des crimes de guerre et contre l’humanité perpétrés au Yémen depuis 2015 par la coalition menée par Riyad (à l’initiative du prince-héritier saoudien, ministre de la Défense et chef de la Cour royale, Mohammed ben Salmane, MBS), et aux nombreuses exécutions politiques (46 djihadistes sunnites et le sheikh chiite Nimr al-Nimr, le 2 janvier 2016 – la décapitation de ce dernier ayant enflammé les communautés chiites dans la région, et provoqué la rupture des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran), l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul, le 2 octobre 2018, aurait pu passer  relativement inaperçu. Mais, cinq mois plus tard, la disparition du Saoudien, dont le corps démembré n’a toujours pas été retrouvé, est loin d’être une affaire classée : elle a eu un grand retentissement en Europe, aux Etats-Unis et au Moyen-Orient.  Et pas seulement parce qu’elle a jeté une lumière crue sur les méthodes de gouvernement du « jeune-prince-réformateur», dont on sait qu’il a (encore) de nombreux thuriféraires en Occident, parfois généreusement stipendiés, journalistes, universitaires, politiques….

Lue à travers le prisme d’Ankara, l’assassinat de Jamal Khashoggi –« Personnalité de l’année 2018 » pour l’hebdomadaire américain Time, ressemble un peu à une poupée russe. Une sordide affaire criminelle permet au régime d’Ankara d’exercer une forte pression sur le prince-héritier saoudien MBS (plus que sur le roi Salmane, ménagé par les Turcs), et donc sur l’Arabie saoudite, mais aussi sur les Etats-Unis (pour obtenir de Trump l’arrêt du soutien aux Kurdes de Syrie, et l’extradition des Etats-Unis du prédicateur Fethullah Gülen, autrefois allié politique d’ Erdoğan). La dimension proprement judiciaire ne dissimule pas les intérêts géopolitiques turcs: les alliances dans le Golfe (le soutien au Qatar, sans rompre avec le royaume saoudien);  le positionnement en Syrie (isoler les Kurdes du PYD, filiale syrienne du PKK de Turquie) ;  le leadership du monde sunnite (en concurrence avec le souverain saoudien, « Gardien des Deux Lieux Saints de La Mecque et Médine« ) ; le soutien aux Frères musulmans, en association avec le Qatar (partout: Syrie, Egypte, Gaza, Libye, Tunisie, Maroc, alors qu’ils sont honnis et pourchassés au Caire, à Riyad et à Abou Dhabi) ; la valorisation du dossier auprès d’interlocuteurs majeurs (Washington, Londres, Paris, Berlin). Cela allant de pair avec d’évidents effets de manche en politique intérieure: « la Turquie confrontée à des Etats de mauvaise volonté » (le royaume saoudien, les Etats-Unis) ; « la justice turque bafouée par les refus de coopérer », etc. En construisant à la fois des rapports de force et une revendication de bonne justice, Ankara utilise l’Affaire Khashoggi comme un levier de revalorisation d’une position dégradée par l’autoritarisme croissant du président Erdoğan, et l’effondrement de sa politique régionale à partir de 2011.

Extraits de: Bayram Balci, JP.Burdy, “Affaire Khashoggi” : quelles implications régionales et internationales pour la Turquie ?”, Etudes no 4257, février 2019, p.7-18