Quand il s’empare du pouvoir le 1er septembre 1969, en profitant d’un séjour à l’étranger du vieux roi Idriss, le jeune capitaine et « officier libre » Kadhafi, fasciné par Nasser, est très représentatif de son temps : l’anticolonialisme, l’antiimpérialisme, le tiers-mondisme militant, l’exaltation de la nation arabe et de son unité à reconstruire, etc. Que ces thématiques ressortent souvent plus de l’ordre discursif, voire déclamatoire, ne peut suffire à les considérer a posteriori comme politiquement négligeables, à la fois au plan interne, sur la scène arabe, et sur la scène internationale. Il est, dès lors, logique que le « jeune et bouillant colonel » -pour reprendre un des stéréotypes journalistiques de l’époque, s’empare de la figure d’Omar al-Mokhtar pour en faire une référence de légitimation interne, comme il convoquera les mânes de Nasser (qui disparaît un an à peine après le coup de Tripoli),  ou celles de Che Guevara.

Le régime Kadhafi va donc valoriser al-Mokhtar, et en faire sa figure historique de référence, figure tutélaire du « Guide de la révolution« . L’accent est mis sur son anticolonialisme et son antiimpérialisme, deux des valeurs premières dont se réclame Kadhafi. La dimension islamiste d’al-Mokhtar n’est pas évoquée dans les deux premières décennies du régime. Le mausolée d’al-Mokhtar est déplacé de Benghazi vers le lieu de sa pendaison, à Suluq, à une soixantaine de kilomètres au sud de la capitale de la Cyrénaïque, lieu d’un de ses affrontements victorieux contre l’armée italienne. Un monument y est érigé, un musée y est ouvert, de même que sont mises en valeur les grottes où il s’était réfugié pendant la guérilla. Le 16 septembre, jour-anniversaire de sa mort, est érigé en fête nationale. Son portrait apparaît sur le billet de banque libyen de 10 dinars pendant quatre décennies. Son nom est donné à des places, des rues, des écoles, des édifices publics, en Libye, mais aussi dans tout le monde arabe, voire au-delà, dans quelques musulmans d’Asie orientale.


Billets de 10 dinars, 1971 et 2001

On le sait peu : s’il n’a pas été directement producteur de cinéma (en dehors d’éventuels films de propagande du régime), Kadhafi a co-financé deux longs métrages. En 1976, Le Messager, vaste fresque retraçant la décennie centrale de la vie du Prophète Mahomet, entre 622 et 632 ; et, en 1981, Le Lion du désert, qui n’est autre qu’un film américano-libyen à grand spectacle sur la vie et et la mort d’Omar al-Mokhtar. On retrouve d’ailleurs un certain nombre d’acteurs dans les deux films : Anthony Quinn est l’oncle du Prophète, dans Le Messager ; et al-Mokhtar dans Le Lion du désert ; Irène Papas est une des figures féminines de la bourgeoise commerçante mecquoise hostile à la prédication de Mahomet dans Le Messager ; une des figures de la résistance des populations de Cyrénaïque à la répression italienne dans Le Lion du désert – elle incarnait une forte figure de résistante grecque contre les nazis dans Les Canons de Navarone, aux côtés du même Anthony Quinn, en 1961…

Tourné sur les lieux mêmes de la guérilla d’al-Mokhtar, dans le djebel Akhdar et dans le désert de Cyénaïque, le film de Mustapha Akkad, réalisateur américano-syrien, est plus qu’une épopée manichéenne, opposant le colonialisme borné et déclamatoire des mussoliniens, et la violence cynique des traîneurs de sabres de l’armée coloniale, à la révolte nécessaire d’une population méprisée et opprimée. La construction de la figure d’al-Mokhtar fait d’un paisible enseignant de Coran dans une madrassa de village, déjà âgé (il est né en 1862) un chef de guerre admiré par son peuple et craint pas ses adversaires, en même temps qu’un vrai politique, qui sait déjouer les manœuvres de Rome.

A plusieurs reprises, le film incorpore, et superpose, des bandes d’actualité cinématographiques de l’époque coloniale, se transformant pratiquement en documentaire. En particulier, on peut y voir les impressionnants camps de concentration installées dans le désert du Golfe de Syrte par l’armée italienne pour y enfermer dans des conditions épouvantables des dizaines de milliers de familles dépossédées de tous leurs biens : dans le cadre d’une guerre de contre-insurrection –le terme est peut-être anachronique, mais les pratiques ne le sont aucunement-, il s’agit de priver l’insurrection d’al-Mokhtar de ses soutiens au sein des populations locales, et de punir celles-ci de leur soutien à la guérilla. Le Lion du désert version 1981 reste évidemment discret sur certains volets de la biographie d’al-Mokhtar : sa formation au sein de la confrérie de la senoussiya est omise, et son rôle de modeste enseignant de Coran dans une madrassa de village tient du cliché beaucoup plus que de la réalité d’un enseignant exégète reconnu. Ses liens avec le roi Idriss al-Senoussi réfugié en Egypte ne sont évoqués que de manière elliptique.

On ne s’étonnera pas du destin contrasté des deux films subventionnés par le colonel Kadhafi. Le Messager (1976) précise dès les premiers plans que le film a été validé par l’Université d’al-Azhar au Caire (pour le monde sunnite) et par le Haut conseil chiite du Liban (pour le monde chiite) ; et que, bien évidemment, le Prophète lui-même n’y apparaît jamais, ni physiquement, ni par le verbe. Pour autant, sa distribution dans le monde musulman a été erratique, eu égard à la fois au sujet sensible, et à la réputation sulfureuse du colonel Kadhafi, trublion de la nation arabe. L’Arabie saoudite en a dénoncé le caractère impie. Seule la Turquie l’a régulièrement programmé sur ses chaînes télévisées. Quand au Lion du désert, s’il a été diffusé sans problème dans les salles des pays décolonisés, il a été interdit par la censure en Italie pendant plusieurs années, compte tenu de l’image qu’il renvoie des exactions de l’armée coloniale. Il ne connaîtra apparemment sa première diffusion télévisée qu’en juin 2009, lors de la visite de Kadhafi en Italie…. Le destin italien de ce film renvoie donc à celui d’un certain nombre de films français sur la guerre d’Algérie – de La Bataille d’Alger de Gilles Pontecorvo à Octobre à Paris de Jacques Panijel (sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris).

La dernière grande « apparition publique » d’al-Mokhtar a eu lieu le 1er septembre 2009, lors des grandioses et dispendieuses festivités du 40e anniversaire de la révolution libyenne (et du 10e anniversaire, concomitant, de l’Union africaine alors présidée par Kadhafi). Sur le modèle peut-être de la commémoration du 2500e anniversaire de l’Empire perse organisée par le shah d’Iran à Persepolis en 1971, elle s’est tenue devant un public d’une quarantaine de chefs d’Etat africains, du président vénézuélien Chavez et de quelques représentants européens. La France était -modestement- représentée par le secrétaire d’Etat à la Coopération et à la Francophonie, Alain Joyandet. Le président du conseil italien, Silvio Berlusconi, qui avait signé la veille un vaste traité d’amitié et de coopération économique, n’était pas resté pour la fête… Parmi moultes « prestations évènementielles »  largement préparées par une société française,  et après le passage de la musique de la Légion étrangère et de quelques aéronefs français (Patrouille de France, avions Rafale…), on a pu relever une longue succession de tableaux sur « 3000 ans d’histoire libyenne », des pharaons à l’islam et à la révolution de 1969. Le narrateur de cette vaste fresque historique n’est autre qu’un vieil homme: Omar al-Mokhtar, dont le meilleur disciple est ensuite exalté par un son et lumière sans fin: le colonel Kadhafi.


Le retour d’Omar al-Mokhtar en Cyrénaïque, puis dans la nouvelle Libye Benghazi, avril 2011: « Libye libre. Révolution du 17 février

 
Comme toute construction historique, la récupération d’al-Mokhtar par Kadhafi suscite réticences et oppositions. Et, plus particulièrement, dans l’est, en Cyrénaïque, région qui a toujours été rétive au pouvoir de Tripoli, et qui en a payé le prix sous le régime de Kadhafi. La Cyrénaïque est le berceau historique de la grande confrérie soufie de la senoussiya. La dynastie des Senoussi en est originaire, qui a été renversée par Kadhafi en 1969. Tout au long du régime Kadhafi, la Cyrénaïque, et particulièrement Benghazi, ont été le centre d’une agitation latente ou ouverte contre le régime de Tripoli, la capitale rivale choyée par Kadhafi, qui a aussi surdoté sa ville natale de Syrte. Dans cette agitation cyrénaïque, les observateurs ont repéré parfois une dimension monarchiste, parfois une dimension islamiste. Tripoli a fait payer à l’est cette attitude frondeuse : répression sans pitié des manifestations urbaines, ou des embryons de maquis qui sont apparus sur les lieux mêmes des exploits d’Omar al-Mokhtar ; sous-investissements assez manifestes dans le développement économique et social de l’est.

Dès lors, on ne s’étonnera pas outre mesure du retournement de l’histoire auquel on a pu assister depuis le début de la « rébellion » de Benghazi, le 17 février 2011. Tous les observateurs ont relevé la guerre des drapeaux : le drapeau des insurgés à trois bandes, un croissant et une étoile, qui était celui de la monarchie libyenne, contre le célèbre « drapeau vert » de la Grande Jamahiriya arabe libyenne de Kadhafi. Le drapeau de la Libye nouvelle sera donc celui de la monarchie senoussie.

On a moins relevé que la figure historique de référence des insurgés a immédiatement été Omar al-Mokhtar, qui a donné son nom au tout début de la révolte contre Kadhafi en Cyrénaïque : le « Mouvement al-Mokhtar ». Présent sur des affiches, des banderoles, des badges et des auto-collants, il a très vite ressurgi, logiquement pourrait-on dire, comme la figure tutélaire des insurgés de Cyrénaïque contre le « pouvoir central » de Tripoli, et son dictateur fantasque. Une double dimension est visiblement valorisée: la résistance (régionale?) à l’agression tripolitaine; et la référence à l’islam (voire à l’islamisme?) comme force de mobilisation des rebelles, dont on sait qu’une partie au moins se réclame de l’islamisme militant, voire même d’un djihadisme entraîné dans les madrassas et les camps des confins afghano-pakistanais. Le film de 1981 est projeté à la télévision libyenne le 16 septembre 2011, au soir de la venue du premier ministre turc Erdoğan à Benghazi. Et le portrait d’al-Mokhtar dominait la place de Benghazi où, le 23 octobre, le CNT a proclamé  » la libération de la Libye »  (et le retour de la charia) après la mort de Kadhafi. Et, alors que Kadhafi a été inhumé à la sauvette dans le désert de Syrte, le retour du mausolée d’al-Mokhtar au centre de Benghazi a été annoncé par le CNT, à la demande d’un comité ad hoc militant à Benghazi.

Al-Mokhtar, « le Lion du désert », a donc été repris à Kadhafi par les rebelles libyens, pour qui le colonel avait indûment, et partiellement , capté cette figure historique. On manque, bien évidemment, de recul pour évaluer les tenants et les aboutissants de ce retour d’al-Mokhtar vers ses terres d’origine, et comme figure de référence de la nouvelle Libye. Mais cet épisode nous rappelle que l’histoire est aussi un des éléments de la mobilisation politique et révolutionnaire de cette année 2011 dans le monde arabo-musulman.


Libye, été 2011

Les sources

BURWAIS Omran Mohamed, Chronique d’une pendaison mémorable. Omar al-Mokhtar et la résistance libyenne à l’Italie coloniale, Paris, L’Harmattan, 2007, 225p.

RAINERO Romain, La capture, l’exécution d’Omar el-Mukhtar et la fin de la guérilla libyenne, Tunis, Les Cahiers de Tunisie, tome XXIII, n° 111-112, 1er-2e trimestre 1980, p. 59-73.

RAINERO Romain, Une doctrine nationale dans la Libye coloniale d’après Omar al- Mukhtar, in Intellectuels et militants dans le monde islamique, Cahiers de la Méditerranée n°37, 1988, p. 253-273.


SANTARELLI Enzo et alii, Omar al-Mukhtar. The Italian Reconquest of Libya, London, Darf Publishers, 1986, 240p.


SIMONS Geoffrey Leslie, Libya : the Struggle for Survival, New York, Saint Martin Press, 1993.

Le film: “Le Lion du désert / Lion of the Desert” (1981), américano-libyen, réalisé par Moustapha Akkad. Parfois répertorié sous le titre “Omar Mukhtar”. On trouve des éléments de critique sur Wikipedia-English

* Des éléments iconographiques sur la conquête italienne de 1911-1912, et sur la résistance libyenne et la répression italienne dans les années 1920:

http://www.chezchiara.com/2010/09/omar-al-mukhtar-1862-september-16-1931.html

* Reportage non daté de Reuters sur le projet de reconstruction du mausolée à Benghazi :

http://www.watchmojo.com/tv/Grab/Reuters/4875315/

* De nombreux sites islamiques et islamistes anti-Kadhafi, dans différentes langues, ont invoqué les mânes d’Omar al-Mokhtar pendant la guerre en Libye entre février et septembre 2011.

* Sur le 40e anniversaire de la révolution à Tripoli en 2009: L’Express:

– livraison du 26 octobre 2011: « Libye. Quand Paris suivait le Guide« , par Vincent Hugueux

– livraison du 2 novembre 2011: « Libye. Ces Français qui fêtaient Kadhafi« , par V.Hugueux et Boris Thiolay.

On rappellera que ce sont déjà des sociétés françaises qui avaient organisé les fastueuses cérémonies de Persepolis en Iran en 1971. On retrouve le même traiteur parisien à Persepolis en 1971, et à Tripoli en 2009. Le tout à grand renfort de ponts aériens…