Manifestation de soutien à Pinar Selek, Ankara, 2014

Loin d’évoluer vers une solution politique et constitutionnelle, comme on pouvait l’espérer il y a trois ou quatre ans, la « question kurde » est de plus en plus gérée par le gouvernement de l’AKP comme une question sécuritaire de lutte antiterroriste. L’acharnement policier et judiciaire était déjà spectaculaire dans nombre de poursuites contre des militants politiques ou de la société civile, des intellectuels et des journalistes. Il prend ces derniers mois une ampleur qui ne peut laisser indifférent, et qui dépasse d’ailleurs désormais largement le seul dossier kurde.

« L’affaire Pınar Selek » est exemplaire, qui vise une sociologue accusée de complicité dans un attentat en 1998. Notre collègue a déjà été acquittée à trois reprises, la dernière fois en février 2011. A chaque fois, et encore en septembre dernier, et malgré une campagne internationale de pétitions et de mises en garde des ONG de défense des droits de l’homme, le procureur a fait appel de l’acquittement, dans un acharnement qu’il faut bien qualifier de politique. Et qui dure depuis 13 ans.

Depuis 2009, sur ordre, les autorités judiciaires ont lancé une vaste procédure antiterroriste tous azimuts qui a abouti à des milliers d’arrestations dans « des milieux pro-kurdes », soupçonnés de « complicité avec le PKK »: citoyens ordinaires ou de la société civile, enfants et adolescents, militants politiques et élus locaux, intellectuels et journalistes, se retrouvent embastillés, et traînés dans des procès qui valent à la Turquie une liste interminable de condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme.

Ces derniers jours, la rafle a visé des personnalités éminentes, activistes notoires des droits de l’homme et des minorités: la traductrice Ayşe Berktay, l’éditeur Ragip Zarakolu, l’historienne et constitutionnaliste Büşra Esranlı (professeure à l’Université de Marmara, à Istanbul)… Au prétexte de la « lutte antiterroriste », et dans une logique sécuritaire aux racines nationalistes anciennes, la politique du gouvernement de M. Erdoğan devient donc des plus inquiétantes au regard des droits de l’homme et des libertés publiques. Il va bientôt falloir parler d’un « contre-modèle turc » qui dégrade en permanence les avancées démocratiques du début de la décennie 2000, en partie liées à la candidature de la Turquie à l’Union européenne…

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Quelques références:

* Une pétition internationale lancée fin octobre 2011 contre les arrestations et les détentions arbitraires: http://www.ipetitions.com/petition/detentionsinturkey/

* Des enseignant(e)s et chercheur(e)s  spécialistes de la Turquie en France ont fondé le 21 novembre un « Groupe international de travail « Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie » », et ouvert un blog:  http://www.gitinitiative.com/  

* 3/11/2011: Un article de Guillaume Perrier, correspondant du Monde à Istanbul, sur son blog « Au fil du Bosphore »: http://istanbul.blog.lemonde.fr/2011/11/02/les-derapages-en-serie-de-la-lutte-antiterroriste-en-turquie/

* 1/11/2011: Un article de l’historien Etienne Copeaux, sur l’importance des travaux historiographiques de Büşra Esranlı, et des ouvrages édités par Ragip Zarakolu:  http://etienne.copeaux.over-blog.fr/article-busra-ersanl-rag-p-zarakolu-87714961.html

* 13/11/2011: Une analyse d’Etienne Copeaux sur le modèle sécuritaire turc et ses racines historiques:http://etienne.copeaux.over-blog.fr/article-le-gouvernement-par-la-dissuasion-oui-la-turquie-est-un-modele-88613794.html

* 10/10/2011: Un article de la journaliste Ariane Bonzon sur « La sale guerre contre les Kurdes », sur son blog:  http://www.slate.fr/source/ariane-bonzon

Un dossier très complet sur « l’affaire Selek », par le Comité français pour Pınar Selek: http://www.pinarselek.fr/ * Un dossier de Reporters sans frontières sur Ragip Zarakolu (avec sa biographie) et les atteintes à la liberté de la presse et à la liberté d’expression:  http://turquieeuropeenne.eu/article5015.html

* Le CV de Büşra Esranlı, professeure de science politique et d’histoire à l’Université de Marmara à Istanbul: http://iibf.marmara.edu.tr/dosya/bolumler/siyasetbilimi/cv_pdf/busrae_en.pdf

* Ses collègues de l’Université de Marmara ont ouvert un site (en turc & en anglais) pour sa défense:  www.busraersanli.com



Büşra Esranlı , « Le pouvoir et l’histoire. La genèse des thèses de « l’histoire officielle » en Turquie, 1929-1937«  ,
Istanbul, Editions Iletisim, 2003