Un « gâteau de la paix » confectionné à Muharraq (Bahreïn) en 2020, à l’occasion de la signature des accords d’Abraham: son commanditaire s’en est excusé le 16 octobre 2023, au nom de son soutien à la cause palestinienne.
« L’opération Déluge d’Al-Aqsa » (Operation Al-Aqsa Flood , عملية طوفان الأقصى), sanglante action terroriste du Hamas en territoire israélien, et les représailles israéliennes entamées à Gaza, mettent certains signataires arabes des accords d’Abraham de 2020 en porte-à-faux politique avec leurs opinions publiques. C’est particulièrement le cas à Bahreïn, plus qu’aux Emirats arabes unis .
Le régime bahreïni en porte-à-faux
Dans la région du Golfe, les Accords d’Abraham ont été signés à la fin de la présidence Trump, le 15 septembre 2020, par les Émirats arabes unis et Bahreïn. Ils se sont concrétisés depuis par un ensemble de gestes diplomatiques (visites officielles croisées, forums politiques en alternance dans le Golfe et en Israël1), d’accords sécuritaires (particulièrement attendus au Bahreïn, face à l’Iran, et à l’influence supposée de Téhéran sur l’opposition politique chiite à la dynastie sunnite au pouvoir à Manama) et de promesses économiques (dont la concrétisation est sans doute plus sérieuse dans les EAU qu’à Bahreïn, au-delà de promesses d’investissements à venir). Aux EAU, la conclusion de ces accords n’a, semble-t-il, fait l’objet d’aucune contestation politique interne visible, eu égard à l’efficacité répressive du pouvoir émirati. Au contraire, à Bahreïn, l’opposition au régime, principalement chiite, bien que sévèrement réprimée depuis 2011 a, dès le début, dénoncé des accords avec « l’entité sioniste » (une terminologie à l’iranienne fréquemment utilisée) qui bafouaient « les droits légitimes du peuple palestinien », sacrifiés aux intérêts sécuritaires du pouvoir2. Lequel avait d’ailleurs interdit toute critique des accords, assimilable à un crime de trahison relevant des tribunaux militaires, au même titre d’ailleurs que toute critique de l’engagement de la coalition pro-saoudienne (dont des soldats bahreïnis3) dans le conflit yéménite. Bahreïn est sans doute le meilleur exemple régional du décalage entre une politique officielle (la normalisation des relations avec Israël) et les sentiments pro-palestiniens maintenus dans une large majorité d’une population par ailleurs en opposition politique ancienne avec le régime4.
Le régime de Manama est dans une situation délicate. Ce qu’illustre le silence remarquable des médias du royaume (tous étroitement verrouillés par la censure) sur les événements depuis 10 jours. La recherche des mots-clés « Gaza » et « Hamas » sur le site de la Bahrain News Agency (BNA, officielle) ne donne aucun résultat, au-delà du renvoi à quelques communiqués multilatéraux du Conseil de coopération du Golfe ou de la Ligue arabe.
La famille régnante sunnite des Al-Khalifa5 a stratégiquement parié en 2020 sur des relations étroites avec Israël comme parapluie sécuritaire s’ajoutant au parapluie américain: la Ve Flotte américaine est basée à Manama, et le prince héritier a signé à Washington, le 13 septembre 2023, un accord stratégique économique et sécuritaire approfondissant les liens avec les Etats-Unis, implicitement face à l’Iran6. Mais Israël se retrouve désormais dans une situation sécuritaire difficile, avec le risque d’une régionalisation du conflit à Gaza – pression du Hezbollah, menaces de Téhéran et des houthis yéménistes. Et l’opinion publique bahreïnie s’est vite manifestée en soutien aux Palestiniens.
Les prêcheurs chiites en action
« La rue bahreïnie » (comprendre : les quartiers chiites de l’archipel7) connaît depuis longtemps des manifestations pro-palestiniennes, que ce soit lors de la journée internationale annuelle Al-Qods, ou depuis l’adhésion du royaume aux Accords d’Abraham. Depuis l’attaque du Hamas contre Israël, on a relevé des manifestations principalement à la sortie de la grande prière du vendredi (le 13 octobre), comme à l’habitude dans les quartiers et « villages » chiites de l’archipel, en particulier à Diraz, à l’ouest de Manama – haut lieu de la contestation politique chiite dans l’archipel. Quelques responsables des prêches du vendredi (dont ceux des mosquées Imam Al-Sadiq à Diraz et à Qufoul) ont vitupéré « l’entité sioniste » et « son agression barbare à Gaza » – sans apparemment un mot sur les crimes du Hamas le 7 octobre en Israël. Et ils ont appelé plus ou moins explicitement à « un alignement du gouvernement sur les aspirations populaires »8…
Les rares images dont on dispose montrent des manifestants de dos (pour éviter la répression) brandissant des drapeaux palestiniens, des portraits de l’ayatollah Issa Qassim9, et du secrétaire général du parti chiite d’opposition Al-Wefaq, sheikh Ali Salman10. On a pu relever également la présence à Diraz au moins une effigie de Sheikh Yassine11 , « le sheikh aveugle », figure sunnite fondatrice du Hamas en 1987, et « guide spirituel » d’un mouvement à la fois frériste et djihadiste. Les manifestants ont scandé des slogans en soutien à la Palestine, « Non à la normalisation [avec Israël]» et le très iranien « Mort à Israël ». Une trentaine de manifestants au moins ont été arrêtés quand ils ont voulu sortir de Diraz pour défiler sur la grande avenue Budayya menant à Manama. Plus anecdotique, un centre culturel de l’île de Muharraq (Al-Doy Majlis)12, qui avait organisé en 2020 un « rassemblement pour la tolérance religieuse » avec des personnalités israéliennes s’est excusé il y a quelques jours d’y avoir présenté alors comme pièce maîtresse un grand « gâteau de la paix » aux trois drapeaux bahreïni, israélien et palestinien : la famille Al-Doy a donc tenu à rappeler son « ferme soutien à la cause palestinienne »13…
Dans la région, « l’Opération Déluge d’Al-Aqsa » et les représailles annoncées d’Israël dans la bande de Gaza prennent en otage une population palestinienne qui vit depuis des années sous la dictature du Hamas. Dans l’incertitude totale de ce que réservent les semaines à venir, elles obligent du même coup les pays arabes en train de normaliser leurs relations avec Israël, en particulier l’Arabie saoudite, à réévaluer leurs calculs. MBS, le prince héritier d’Arabie saoudite était, selon les médias américains et israéliens, sur le point de normaliser ses relations avec Israël grâce à la médiation américaine. A ce stade, c’est indéniablement l’un des bénéfices politiques importants de cette phase pour l’Iran, quel que soit par ailleurs le rôle réel (à partir de la plate-forme du Hezbollah à Beyrouth) ou supposé (la tentation permanente depuis des années de Benyamin Netanyahu de déporter l’attention sur la menace iranienne à des fins électorales inérieures) de Téhéran dans l’organisation de l’attaque du Hamas contre Israël. Ce qui amène d’ailleurs à relativiser la « spectaculaire réconciliation entre Téhéran et Riyad » sponsorisée en début d’année par Pékin : un énième rétablissement de relations diplomatiques entre les deux capitales ne suffit pas à bouleverser les équations politiques régionales.
NOTES
1 Sur la mise en œuvre des accords, cf.: https://questionsorientoccident.blog/2022/04/21/bahrein-depuis-la-signature-des-accords-dabraham-en-septembre-2020-israel-est-au-centre-dune-intense-activite-diplomatique-bilaterale-a-manama-en-2021-et-2022/
2 Sur les enjeux initiaux de cette signature pour Bahreïn, cf. : https://questionsorientoccident.blog/2021/02/13/bahrein-le-sens-des-accords-dabraham-avec-israel-sous-legide-de-washington/
3 Sur l’engagement de Bahreïn au Yémen, cf.: https://questionsorientoccident.blog/2023/09/28/la-guerre-au-yemen-continue-bahrein-vient-dy-perdre-plusieurs-militaires-en-patrouille-a-la-frontiere-saoudienne/
4 On rappellera que la « cause palestinienne » n’est pas nouvelle dans l’archipel : les Palestiniens ont été nombreux à s’installer à Bahreïn dans les années 1950-1970, quand l’activisme politique régional y était intense (avec des militants communistes, nassériens, baasistes, nationalistes arabes, islamistes fréristes, islamistes chiites, etc.). Les mouvements « de gauche » et « laïques » ont rapidement décliné après 1971 (accession de l’émirat à l’indépendance) et après 1979 (la révolution iranienne ayant provoqué une « chiitisation » massive des oppositions à la dynastie sunnite régnante).
5 Le régime compte parmi ses soutiens politiques la modeste branche bahreïnie des Frères musulmans, représentée par quelques députés du groupe al-Minbar au majlis (les partis politiques sont interdits dans le royaume). Cf. : https://questionsorientoccident.blog/2014/12/02/enquete-au-bahrein-les-legislatives-de-novembre-2014-entre-redecoupage-des-circonscriptions-et-boycott-par-lopposition/
6 Cf. Courrier International, 14 septembre 2023. URL: https://www.courrierinternational.com/article/geopolitique-les-etats-unis-et-bahrein-renforcent-leur-partenariat-militaire-face-a-l-iran; et : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2023/09/15/etats-unis-et-golfe-a-la-recherche-d-un-nouveau-deal-breves-economiques-de-la-peninsule-arabique-8-septembre-au-15-septembre-2023
7 Sur la géographie confessionnelle, et donc politique, de l’archipel, cf. https://questionsorientoccident.blog/2015/10/15/manama-capitale-de-bahrein-une-metropole-du-golfe-polycentree-et-confessionnalisee/
8 Selon des sources rapportées le 17 octobre par l’agence iranienne Ahlul Beyt News Agency (ABNA, Qom), l’imam Sayed Abdullah Al-Ghuraifi de Qufoul a ainsi « souligné avec passion la nécessité d’unir les positions officielles (du gouvernement) et populaires dans une cause commune, en défendant les droits et les aspirations du peuple palestinien. » « Dans sa conclusion émouvante, Al-Ghuraifi a considèré le « déluge d’Al-Aqsa » comme un signe avant-coureur du jour imminent du plus grand triomphe : le jour où les bannières de la Conquête se déploieront, marquant le chemin vers l’État tant attendu, où le calife de Dieu, l’Imam Mahdi (AJ), se tiendra dans le mihrab de la mosquée Al-Aqsa et priera. » URL : https://en.abna24.com/story/1401885
9 Né en 1937 à Diraz, Sheikh Issa Qassim est le principal clerc chiite de Bahreïn, déchu de sa nationalité en 2016, et réfugié en Iran depuis 2018.
10 Né en 1965, ce clerc chiite, fin politique, est détenu depuis 2014, et à été condamné à perpétuité en 2018 pour « trahison ». Cf. https://questionsorientoccident.blog/2018/11/04/bahrein-la-condamnation-de-lopposant-chiite-sheikh-ali-salmane-une-interview-sur-rfi/
11 Sheikh Ahmed Yassine né en 1936 ou 1937 en Palestine a rejoint le mouvement des Frères musulmans égyptiens dans les années 1940, et s’investira ultérieurement dans sa branche palestinienne à Gaza, au début des années 1980. A l’époque les autorités israéliennes d’occupation voient d’un œil favorable l’émergence d’un frérisme palestinien qui affaiblit d’autant le Fatah et l’OLP, mouvements nationalistes « laïques », en particulier à Gaza. Surnommé « le sheikh aveugle », longtemps emprisonné en Israël, puis échangé contre deux agents du Mossad arrêtés en Jordanie, Ahmed Yassine est tué lors d’une frappe israélienne en 2004, après l’échec d’une première tentative d’élimination l’année précédente.
12 La ville de Muharraq, sur l’île éponyme (maintenant pratiquement rattachée à l’île principale) a été la première capitale de l’émirat, ensuite tranférée à Manama. Muharraq était une ville de commerçants, pêcheurs et négociants de perle, jusque dans les années 1930. C’est une des rares entités urbaines imbriquant rues sunnites et rues chiites. Ce qui explique peut-être la prudence de la vieille famille des Al-Doy…
13 « Al-Doy Majlis in Bahrain Apologizes for « Normalization Cake » », Bahrain Mirror (Londres), 17/10/2023. URL : http://bahrainmirror.com/en/news/63695.html
Lire le texte intégral de notre analyse sur le site « Les Clés du Moyen-Orient »: https://www.lesclesdumoyenorient.com/Bahrein-les-accords-d-Abraham-et-Gaza.html

Une des très rares images de manifestation pro-palestinienne, Diraz, vendredi 13 octobre 2023 (source: ABNA 24)


La recherche des mots-clés « Gaza » et « Hamas » sur le site de la BNA entre le 7 et le 17 octobre 2023…
SOURCES
Dépêches d’agences : BNA (Manama), ABNA (Qom), AFP, Reuters, etc., depuis le 7 octobre 2023. Revue de presse internationale.