
BALCI Bayram, MONCEAU Nicolas (eds.), « Turkey, a Century of Change in State and Society » , Palgrave Macmillan, The Sciences Po Series in International Relations and Political Economy, 2023, 210p. (e-book)
A la suite d’un ouvrage publié en 2021 sur le rôle respectif et des interactions complexes de trois puissances régionales (Turquie, Russie, Iran) dans le conflit syrien et, plus largement, dans les mutations de la dernière décennie au Moyen-Orient, les deux mêmes politistes, chercheurs et universitaires (Bayram Balci, CERI-Sciences Po Paris ; Nicolas Monceau, Université Montaigne, Bordeaux) coordonnent un ouvrage collectif à l’occasion du centenaire de la République de Turquie, 1923-2023. Celui-ci sera célébré le 29 octobre prochain par Recep Tayyip Erdoğan, récemment réélu pour un mandat présidentiel 2023-2028 qui sera – en principe au moins- le dernier. Après une présentation par les coordinateurs (« From the Ottoman Empire to Republican Turkey – A Century of Disjunctions and Continuities »), le volume est organisé en six chapitres abordant les principaux domaines de l’évolution de la République turque depuis 1923, de la politique et de la citoyenneté aux relations avec l’Europe en passant par l’économie, les relations entre la religion et l’État, les questions de minorités (en particulier la question kurde) et la politique étrangère.
La citoyenneté, l’économie, la religion, la nation
Özlem Kaygusuz (« Belonging to a Republic or Something Else : An Assessment of the Evolution and Challenges to Modern Citizenship in Contemporary Turkey ») se concentre sur le républicanisme turc qui a introduit une notion laïque et théoriquement égalitaire de communauté politique, et le principe de souveraineté populaire comme éléments constitutifs du nouvel État républicain. Son chapitre propose donc une lecture de l’histoire politique de la Turquie, avec une discussion sur la construction, les échecs et les réalisations de la citoyenneté turque moderne jusqu’en 20231.
Ümit Akçay (« Transformations in the Turkish Economy: A Political Economy Analysis of 100 Years of the Republic of Turkey ») analyse en quatre sous-périodes un siècle d’économie turque dans une perspective critique d’économie politique, en se concentrant sur son intégration dans l’économie mondiale. Il divise le siècle en quatre sous-périodes. La première sous-période, de 1923 à 1960, a été caractérisée par les efforts de construction d’un État visant à établir un capitalisme de type occidental. La deuxième, de 1960 à 1980, a été dominée par la stratégie d’industrialisation de substitution aux importations (ISI) dans le cadre de la planification économique. La troisième, de 1980 à 2001, a été marquée par la libéralisation économique, une transition de la substitution des importations à une industrialisation exportatrice, dans le contexte de l’autoritarisme répressif ouvert par le coup d’État militaire de 1980. La dernière sous-période, qui correspond aux deux décennies de pouvoir de l’AKP et de Recep Tayyip Erdoğan est dominée par la montée, les succès initiaux, puis la crise violente de la financiarisation de l’économie turque ces dernières années.
Eminent spécialiste des islams et des réseaux islamistes turcs et turciques, Bayram Balci (« The State and Religion from 1923 to 2023: Major Tendencies in an Incomplete Development ») analyse les grandes tendances et transformations des rapports entre religion et État de 1923 à 2023. Il rappelle les fondements et les modalités de la prise de contrôle de l’islam par les nouvelles autorités républicaines sous Kemal Atatürk, en supprimant le califat, en interdisant les confréries, en subordonnant le clergé à l’administration centralisée du Diyanet. Et en tentant d’unifier la diversité des groupes musulmans autour des normes sunnites majoritaires. Balci insiste sur la relative démocratisation de la laïcité turque dans le sens où les libertés religieuses se sont accrues sous le pouvoir de l’AKP, mais toujours au profit des sunnites. Les alévis et les autres groupes musulmans restent dans des statuts inconfortables, alors que les confessions non musulmanes sont résiduelles en dehors des grandes métropoles de l’ouest.
Evren Balta (« Turkey’s Nation-Building and the Kurdish Question ») aborde la construction nationale de la Turquie et « la question kurde ». Elle analyse les différentes phases de la question kurde dans le pays, montrant que les premières décennies du régime républicain ont été caractérisées par un déni de l’identité kurde, avec plusieurs épisodes de tensions et de violences ouvertes (1925, 1937) avant la Seconde Guerre mondiale. Une seconde phase de rejet et répression de la question kurde en Turquie s’est développé après le coup d’État militaire de 1980. La présidence de Turgut Özal au début des années 1990 a conduit à quelques ouvertures de portée limitée. En 2002, l’arrivée au pouvoir de l’AKP marque une nouvelle étape dans la prise en compte de la question kurde avec une politique initiale d’ouverture et de pragmatisme menée par le Premier ministre Erdoğan jusqu’à la fin de la décennie. Cependant, le processus de paix qui paraissait s’amorcer avec le mouvement national kurde en Turquie s’est effondré sous la pression de plusieurs facteurs : la guerre civile en Syrie ; la contestation du pouvoir lors de la crise de Gezi (lien Gezi) en 2013 ; les stratégies de radicalisation nationaliste et les alliances électorales du président Erdoğan, etc.
La politique étrangère, les relations avec l’Union européenne
Ilhan Uzgel (« Turkey, the West and the Endless Search for Power ») traite de la politique étrangère de la Turquie envers les puissances occidentales. Dans son chapitre, il en évoque les principales phases et caractéristiques. Après une alliance tactique avec la jeune URSS dans le contexte de la guerre de libération nationale (début des années 1920), pendant la guerre froide, la Turquie est devenue membre et pilier oriental de l’OTAN. La disparition de l’Union soviétique a représenté pour la Turquie une perte de valeur géostratégique pour les pays occidentaux, dont la perception de la menace s’est déplacée vers d’autres aires, notamment au Moyen-Orient. Le développement économique de la Turquie, devenue membre du G20 a favorisé l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique étrangère plus affirmée et plus indépendante, jusqu’à entrer en opposition avec ses alliés traditionnels, en particulier les États-Unis. La politique étrangère turque de ces dernières années traduit à la fois une volonté d’affirmation de la puissance – y compris par le développement des industries militaires et des discours agressifs ; un opportunisme aux revirements fréquents parfois difficiles à suivre ; des contradictions permanentes entre appartenance à l’OTAN et partenariat avec la Russie de Poutine.
Concernant le volet incontournable des relations turco-européennes, auxquelles il a consacré plusieurs études, Nicolas Monceau (« Turkey and Europe, an Ambivalent Relationship Since the Establishment of the Turkish Republic ») insiste sur leur ambiguïté. Dans son chapitre, il retrace les très anciennes relations historiques l’Empire ottoman et la Turquie républicaine et l’Europe, caractérisées par leur ambivalence : entre alliances et proximité au point de représenter d’une part un modèle d’inspiration à portée universelle (lors des réfomes ottomanes de tanzimat, dans la volonté d’occidentalisation kémaliste) ; et, d’autre part, oppositions et affrontements au fil des siècles jusqu’à l’indépendance nationale acquise en 1922 au terme d’une guerre de libération nationale contre les puissances européennes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe et la Turquie républicaine se sont rapprochées dans le contexte de la construction européenne, et ont développé des relations dans divers domaines politiques, économiques, commerciaux et militaires. Monceau présente ensuite les différentes étapes du rapprochement entre la Turquie et la Communauté européenne, puis l’Union européenne, depuis l’Accord d’association de 1963 jusqu’à l’ouverture des négociations officielles d’adhésion en 2005. Enfin, il met en lumière les principaux enjeux et débats du processus d’adhésion ainsi que les difficultés et les obstacles rencontrés par ces derniers -jusqu’à l’enlisement total actuel. Dans ce contexte, il analyse le partenariat UE-Turquie, lancé dans le contexte de la crise migratoire du milieu des années 2010, comme nouvel indicateur de l’ambivalence des relations entre les deux partenaires. Il présente les nombreux débats soulevés ces dernières années au sein de l’UE sur l’avenir des relations avec la Turquie, et les déclarations contradictoires du président Erdoğan, qui réclame un jour une reprise immédiate des négociations d’adhésion, et le lendemain affirme dans des discours populistes et nationalistes que la Turquie peut se passer de l’Europe par les liens qu’elle a su développer avec ses voisins et amis, de la Russie au Golfe.
En annexes, trois encadrés sur la question de Chypre (« Back To: The Origins of the Cyprus Question », par Nicolas Monceau), les alévis (« The Alevis in Turkey: The Maintaining of Discrimination », par Hazal Karabulut) et – le thème est de plus en plus fréquemment développé par les chercheurs, la politique turque en Afrique (« Turkey in Africa, A New Power », par Bayram Balci) . Un ensemble copieux donc, qui traite du temps long, ce dont l’historien ne peut que se satisfaire. Un regret toutefois : l’absence d’un chapitre sur une mise en perspective séculaire de l’état des droits humains et des libertés en Turquie, qui aurait sans doute aidé à préciser une définition de la nature actuelle du système Erdoğan, alors que celui-ci a été réélu2, à l’encontre des évaluations de la majorité des sondages : néo-ottomanisme révisionniste ? démocratie illibérale ? « démocrature » ? autocratie ?
NOTES
1 Construction de la citoyenneté étudiée dans les décennies 1990-2000 par les historienneset politistes Füsun ÜSTEL, Anayasal vatandaşlık, Hangi Anayasaya Vatandaşlık?, Radikal, 1996 ; Makbul Vatandaş’ın Peşinde II. Meşrutiyet’ten Bugüne Vatandaşlık Eğitimi [A la recherche du « bon citoyen ». L’éducation civique depuis les débuts de la IIe période constitutionnelle], Istanbul,Iliteşim Yayınları, 2004, 373p. ; 3e éd. 2021.; et Büşra ERSANLI, Iktidar ve Tarih. Türkiye’de « Resmi Tarih » Tezinin Olusumu (1929-1937) [Le pouvoir et l’histoire. La genèse des thèses de « L’histoire officielle » en Turquie (1929-1937), Istanbul, Afa Yayınları, 1993, 309p. ; 2e éd. Iliteşim Yayınları, 2003 ; 3e éd. 2015.
2 L’ouvrage a été bouclé juste après le tremblement de terre dans le sud-est en février 2023, mais avant la réélection d’ Erdoğan lors de la présidentielle de mai 2023.
