Le 22 juin 2022, Amnesty International (AI) lance une campagne pour la libération d’Osman Kavala et de six autres personnes lourdement condamnées en même temps que lui par le tribunal d’Istanbul, le 25 avril 1. Ils sont désormais qualifiés par Amnesty de « prisonniers et prisonnières d’opinion pour des raisons politiques » : leur emprisonnement est « l’un des exemples les plus graves et les plus criants de la dégradation constante de la situation des droits humains en Turquie », caractérisé par « des poursuites grotesques et un déni de justice allant à l’encontre d’une décision contraignante de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ».
Amnesty rappelle que « ce statut de prisonniers et prisonnières d’opinion est accordé aux personnes qui n’ont pas recouru à la violence ni prôné la violence ou la haine dans les circonstances qui ont conduit à leur emprisonnement, mais qui sont incarcérées en raison de qui elles sont ou de ce en quoi elles croient. Tous les prisonniers et prisonnières d’opinion doivent être libérés immédiatement et sans conditions. »

Osman Kavala. © 2019-2022 Murat Başol. Dessins et aquarelles au procès de Gezi
Le procès d’Osman Kavala et des « Sept de Gezi »
L’ancien homme d’affaires Osman Kavala (né en 1957 à Paris), figure de proue de la société civile depuis la fin des années 1990, mécène de la vie culturelle et artistique 2 a été condamné en avril 2022 à la réclusion à perpétuité ,après avoir été déclaré coupable de « tentative de renversement du gouvernement ». Les autres personnes jugées en même temps que lui ont été condamnées à 18 ans de réclusion chacune pour l’avoir « aidé » : – Mücella Yapıcı, architecte (et secrétaire de la branche d’Istanbul de l’ordre des architectes en 2013) ; Tayfun Kahraman, urbaniste (et coordinateur de l’urbanisme.à la municipalité du Grand Istanbul) ; Can Atalay, avocat (représentant les familles dans plusieurs affaires de premier plan : catastrophes minière et ferroviaire) ; Mine Özerden, réalisatrice de documentaires pour des organisations de la société civile ; Çiğdem Mater, productrice de films (et journaliste, documentariste et traductrice pour plusieurs médias internationaux), Hakan Altınay, chercheur, enseignant (et membre du conseil d’administration d’Anadolu Kültür)3 ; et Yiğit Ekmekçi, co-fondateur de l’Université privée Bilgi (et président adjoint d’Anadolu Kültür, et administrateur de plusieurs autres fondations culturelles).
Ils ont été poursuivis dès 2014 comme « co-organisateurs, financeurs et meneurs » de la crise du Parc Gezi, au printemps 2013. Faute de preuves, ils ont été relaxés en février 2020 de tous les chefs liés à leur participation présumée au financement des manifestations de Gezi 4. Mais Osman Kavala a été immédiatement ré-arrêté dans le tribunal sur ordre du procureur d’Istanbul, pour des charges « d’espionnage militaire et politique » et de « tentative de renversement du gouvernement », et maintenu en détention à la prison de haute sécurité de Silivri, jusqu’à son nouveau procès en avril 2022: la relaxe de 2020 a été annulée en appel en 2022, à l’issue d’un procès-spectacle aux motivations exclusivement politiques. Si l’accusation d’espionnage a été abandonnée, Kavala a été à nouveau condamné, mais cette fois pour l’autre chef, et à la « réclusion à perpétuité aggravée » – la peine la plus lourde prévue par l’article 312 du Code pénal turc (TCK) qui ne permet pas de libération conditionnelle 5.
L’acte d’accusation de 657 pages présenté par le ministère public n’étayait aucune des allégations initiales et se fondait largement sur des théories conspirationnistes publiées auparavant dans des médias progouvernementaux et promues par des porte-parole du gouvernement, et plus encore, de manière réitérée, par le président Recep Tayyip Erdoğan lui-même. L’acte d’accusation contre Osman Kavala a été publié. Il développe longuement, par exemple, la thèse du « complot inspiré de l’étranger »6 : les preuves étant des centaines d’appels téléphoniques (écoutés illégalement) passés vers ou reçus de l’étranger ; ou encore les billets d’avions de Kavala pour ses multiples déplacements publics ou privés hors de Turquie… Mais aussi, une carte de répartition des espèces d’abeilles mellifères en Turquie attestant à l’évidence de la volonté de l’accusé de « redessiner les frontières de la Turquie », avec comme modèle de référence le traité de Sèvres de 1920…

© 2019-2022 Murat Başol –Dessins et aquarelles au procès de Gezi
Le soutien international à O.Kavala et à ses co-détenu-e-s
Les poursuites initiales depuis 2014, aggravées après la tentative de coup d’État de 2016, et plus encore le procès en appel de la relaxe en avril 2022, ont suscité inquiétude puis condamnation à l’international, eu égard aux accusations formulées, et à la personnalité des accusés, en particulier Osman Kavala, devenu une figure emblématique de la répression des droits humains en Turquie. En décembre 2019, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné Ankara pour la détention abusive de Kavala, et décrété la nullité des preuves portées à charge contre lui. Elle a statué que sa détention avait « un but inavoué », à savoir qu’elle était motivée par des considérations politiques et bafouait le droit de l’intéressé à la liberté.
Au nom de « l’indépendance des tribunaux turcs et de leur souveraineté », Recep Tayyip Erdoğan a invité les juges turcs à ne pas suivre l’arrêt de la CEDH… Le comité des ministres du Conseil de l’Europe, qui surveille l’application par les États membres, des décisions contraignantes de la Cour européenne des droits de l’homme, a appelé à plusieurs reprises à la libération d’Osman Kavala, conformément à la décision rendue par la Cour. La Turquie ayant ignoré cette décision juridiquement contraignante et refusé de libérer cet homme, l’affaire a été renvoyée devant la Cour européenne, qui a déclenché une procédure d’infraction (dite « procédure de manquement »). L’affaire Kavala a déclenché dès octobre 2021 une crise diplomatique : Ankara a alors menacé d’expulser une dizaine d’ambassadeurs occidentaux, dont celui des Etats-Unis, qui avaient réclamé sa libération – sans finalement mettre à exécution sa menace.
Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les poursuites contre Osman Kavala répondent à un objectif politique non dissimulé : intimider les activistes de la société civile et les défenseurs des droits humains dans le pays, en habillant au passage des accusations sans preuves de l’habituel « complot de l’étranger », fort prisé par les nationalistes dans le pays.
NOTES
1 https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2022/06/turkiye-free-the-gezi-7/
2 O.Kavala a, en particulier, fondé la maison d’édition İletişim Yayınları, une des plus importantes de Turquie ; l’ONG Anadolu Kültür (en 2002), des centres artistiques dans plusieurs provinces du pays ; soutenu des événements ou des colloques sur le génocide des Arméniens, la culture kurde, etc.
3 Ali Hakan Altınay a été président de la section turque des fondations Open Society de G.Soros (cf.infra, note 6); et également le fondateur et directeur de la Global Civics Academy, qui propose des cours en ligne sur les droits civiques dans le monde. Cf. Global Civics: Responsibilities and Rights in an Interdependent World
4 Les trois magistrats qui ont prononcé l’acquittement ont fait l’objet de sanctions disciplinaires.
5 On notera qu’un des trois juges du tribunal pénal spécial s’est opposé au verdict, et a réclamé l’acquittement et la libération de l’accusé.
6 Le nom de George Soros, milliardaire américain, fondateur et financier de l’ONG Open Society est plusieurs fois cité comme ayant financé les manifestations du parc Gezi. Le président turc, qui s’est constitué partie civile au « procès de Gezi », a présenté Kavala devant des militants de son parti, le 24 octobre 2017, (soit six jours après l’arrestation de Kavala et alors qu’aucune charge n’avait encore été formulée contre lui), comme « le Soros de Turquie ». On sait que depuis deux décennies Soros est la bête noire et le bouc émissaire (il est d’origine juive) des régimes illibéraux et autres démocratures (Turquie, Hongrie, Russie, etc.), pour avoir soutenu les mouvements démocratiques en Europe centrale et orientale (Hongrie, Ukraine, Serbie) et au Moyen-Orient (lors des Printemps arabes).
QUELQUES SOURCES
Amnesty International Türkiye, « Uluslararası Af Örgütü, Osman Kavala ve Gezi Davası tutuklularını düşünce mahkumu ilan etti [Amnesty International déclare Osman Kavala et les détenus du procès de Gezi prisonniers d’opinion]», 17 juin 2022 . Online : https://www.amnesty.org.tr/icerik/uluslararasi-af-orgutu-osman-kavala-ve-gezi-davasi-tutuklularini-dusunce-mahkumu-ilan-etti
Amnesty International, 22 juin 2022 : https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2022/06/turkiye-free-the-gezi-7/
JEGO Marie, « Osman Kavala, homme d’affaires et mécène, condamné à la prison à vie au terme d’une parodie de justice en Turquie », Le Monde, 25/4/2022. Online : Osman Kavala, homme d’affaires et mécène, condamné à la prison à vie au terme d’une parodie de justice en Turquie (lemonde.fr)
INSEL Ahmet, SENI Nora, « Ce qui importe surtout aujourd’hui à Erdogan est de porter un coup de massue à la société civile moderniste, laïque et aspirant à la démocratie », tribune, Le Monde, 4/5/2022/ Online : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/05/04/ce-qui-importe-surtout-aujourd-hui-a-erdogan
DESSINS D’AUDIENCE

Dessins et aquarelles au procès de Gezi © 2019-2022 Murat Başol
http://muratbasol.com/; https://www.behance.net/MuratBasol
Murat Başol (né en 1973) est dessinateur, aquarelliste, et illustrateur. Entre autres événements, il a couvert le procès de Gezi depuis 2019, avec des dessins d’audiences publiés dans de nombreux médias turcs.