Cette image, et toutes celles qui illustrent cette fiche: manifestations des enseignants et des étudiants de l’Université du Bosphore (Boğaziçi Üniversitesi) contre la nomination d’un recteur AKP par le président R.T.Erdoğan, en bafouant les libertés académiques traditionnelles (janvier-mars 2021)
NOTE: Pour la préparation d’un débat sur les libertés académiques en Europe à la mi-mai 2022, nous avons préparé une fiche sommaire indicative sur l’état des lieux en la matière dans les universités turques -sans aucune prétention à l’exhaustivité évidemment.
Dans la dernière décennie, et plus encore depuis 2013 et 2016, les libertés académiques sont frontalement attaquées en Turquie – une dégradation qui renvoie à l’autoritarisme croissant du régime dans tous les domaines. Très loin, donc, des mesures et des promesses de libéralisation qui s’inscrivaient, dans la décennie 2000, dans la perspective d’une adhésion à l’Union européenne.
Depuis un demi siècle, les libertés académiques en Turquie (Türkiye’de akademik özgürlük) fonctionnent par cycles : à des périodes d’autonomie relative succèdent des phases de répression :
– Dans les années 1960-1970 : Libéralisme statutaire relatif pour les universitaires, avec une politisation croissante sur les campus, qui débouche sur des affrontements physiques sanglants entre extrêmes : groupes d’extrême-gauche (majoritaires, dont sortira par exemple, sur la « question kurde » le PKK, initialement marxiste-léniniste) et d’extrême-droite ultra-nationalistes (dont les Loups gris sont l’un des plus connus).
– Le coup d’État des militaires le 12 septembre 1980, officiellement destiné à mettre un terme à « un glissement vers la guerre civile », est marqué par une violente répression contre les universitaires de gauche, répression qui est sanglante contre les étudiants d’extrême-gauche (mais aussi les Kurdes, les alévis, etc.). Dans les universités, épurées, les militaires font nommer par le Conseil supérieur des Universités (le YÖK) des recteurs et des doyens aux ordres.
– Il y a une ré-autonomisation relative des universités dans les années 1990-2000 : le Conseil supérieur des Universités (le YÖK) nomme les recteurs d’universités, mais ceux-ci sont préalablement classés par le sénat des universités. Donc les recteurs sont issus de la corporation universitaire. Idem au début du régime AKP de Recep Tayyip Erdoğan qui, candidat à l’adhésion à l’UE, a d’abord été tenant d’une démocratisation de la société et du système (principalement en réduisant la place des militaires dans l’espace politique). Tout en autorisant, au nom des libertés, des pratiques qui étaient interdites depuis le régime de Mustafa Kemal: les étudiantes sont ainsi autorisées à porter le foulard et des tenues islamiques dans les universités publiques. En gros, les années 2000 sont plutôt libérales. Elles ont vu se multiplier les universités privées, surtout anglophones, en général recrutant les bons universitaires du public (qui enseignent dans les deux), avec une liberté académique à l’anglo-saxonne. On commence, par exemple, y à aborder discrètement les sujets sensibles dans des colloques (génocide des Arméniens, les Kurdes).

– Alors que les accrochages se sont multipliés depuis le début de la décennie 2010, on a constaté un coup de barre brutal dans le sens d’une reprise en main des universités par le gouvernement central AKP en deux temps :
1) à partir de 2013 avec le Mouvement de Gezi : au départ, un rassemblement écologiste anti-autoritaire contre un projet de bétonisation d’un parc au centre d’Istanbul, devenu grand mouvement étudiant et ouvrier pour la démocratisation du système. Gezi a été une espèce de mai 68 décalé, violemment réprimé, et qui a été le premier grand mouvement de contestation d’Erdoğan et de l’AKP : le reis Erdoğan n’a pas supporté.
2) et surtout après 2016, à la suite de la tentative de coup d’État militaire qui a failli tuer R.T.Erdoğan. Le reis est devenu paranoïaque et évolue versun national-islamisme de plus en plus répressif, en s’alliant politiquement avec l’extrême-droite ultra-nationaliste (parti MHP).
Ce qui se traduit depuis 2016 par :
– une reprise de la guerre anti-kurde sur le sol national (le PKK ayant lui-même déclaré la guerre au régime en 2015), qui est en relation avec les opérations anti-kurdes au nord de la Syrie.
– une purge sans précédent de tous les secteurs de la fonction publique ( y compris l’armée, la justice et la police), accusés de « complicité de complot terroriste » : 200 à 300 000 fonctionnaires sont licenciés du jour au lendemain, et perdent tous leurs droits (réemploi, retraites, passeports, etc., soit une véritable mort civile. On estime à 6000 le nombre d’universitaires expulsés de l’université.
– la répression spécifique des signataires de la pétition « Les Académiques pour la Paix » (Pétition dite BAK – Barış için Akademisyenler / Les universitaires pour la paix), lancée en janvier 2016 pour demander des négociations de paix avec les Kurdes de Turquie : 2 à 300 universitaires (la plupart très connu-e-s) premiers signataires, et environ 2200 au total. Après le coup d’État, ils/elles sont accusés de « terrorisme », et condamnés à de lourdes peines de prison par fournées successives . De nombreux signataires sont expulsés de l’Université, donc de la fonction publique (voir ci-dessus). Parmi les condamnées, plusieurs de nos collègues historien/nes [https://questionsorientoccident.blog/2019/03/05/istanbul-la-condamnation-de-lhistorienne-fusun-ustel-confirmee-en-appel-le-4-mars%ef%bb%bf/]. De nombreux/ses étudiants/tes sont expulsé/es pour avoir signé la pétition, ou avoir manifesté en soutien aux signataires.

– Une réorganisation du YÖK qui donne à Erdoğan le monopole politique de la nomination des recteurs, sans plus tenir compte des titres académiques des nommés, ou des prises de position des sénats des universités. La crise la plus emblématique a été, début 2021, celle de la nomination d’un nouveau recteur à la tête de l’Université du Bosphore (anglophone, une des plus importantes et prestigieuses d’Istanbul, sur la rive asiatique) : Melih Bullu, au CV académique très limité, mais militant AKP. Sa nomination a provoqué une mobilisation de plusieurs mois de la quasi totalité du corps professoral de l’Université et de milliers d’étudiants. Ces derniers se sont, en particulier, fait traiter de « LGBT inspirés de l’étranger », « vendus à l’Occident », etc., ce qui plaît à l’électorat AKP. Finalement le régime l’a emporté au prix d’une purge dans le personnel enseignant (les licenciés sont remplacés par des enseignants de l’AKP) et étudiant. Les manifestations de solidarité dans de très nombreuses autres universités publiques dans tout le pays n’y ont rien fait.

Dans le cas turc, on peut dont parler d’un bilan catastrophique depuis 2016 pour les libertés académiques comme pour toutes les libertés et corporations (journalistes, avocats, intellectuels, artistes, etc. etc.) . Les universités publiques sont désormais sous surveillance idéologique, les contestataires sont criminalisés et harcelés par la police et la justice. Un de nos collègues de l’Université du Bosphore a parlé « d’académicide » pour qualifier cette répression nationale-islamiste illibérale reposant sur une justice aux ordres, et répondant à l’arbitraire le plus absolu. Dont l’objectif est de faire peur en montrant que le régime et surtout le « reis » / le « sultan » [le président Erdoğan] peut faire ce qu’il veut, y compris contre des personnalités jugées et libérées, mais réincarcérées immédiatement en sortant de prison sous de nouvelles accusations fantaisistes – le cas d’Osman Kavala n’étant que le plus connu.


