Mars 2014: manifestation à Simferopol (Crimée) contre l’annexion de la Crimée par la Russie, avec drapeaux tatars et ukrainiens, devant le buste du peintre et poète ukrainien Taras Chevtchenko


Vendredi 18 mars 2022, dans le stade Loujniki de Moscou, Vladimir Poutine a été la vedette inattendue du 8e anniversaire du rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie, après un référendum triomphal non reconnu par la communauté internationale. Au moins 80000 participants dans le stade,  plus de 100000 à l’extérieur , des banderoles « Pour un monde sans nazisme », « Pour la Russie ». L’occasion pour le dictateur du Kremlin de justifier une fois de plus « les opérations spéciales » en Ukraine, y compris en citant les Saintes Ecritures… A la différence de la guerre d’agression commencée le 24 février dernier, le « retour de la Crimée à la Russie » en 2014 n’avait suscité que des réactions fort modérées de la part de la communauté internationale. A posteriori sans doute à tort, car les méthodes d’invasion (« les petits hommes verts » aux uniformes sans signes distinctifs), la procédure d’annexion, puis la main-mise brutale des « forces de sécurité », des cosaques au FSB, ont été autant de violations flagrantes du droit international et des libertés élémentaires.

Parmi les cibles principales de la répression, les Tatars de Crimée, musulmans turcophones, dont l’histoire contemporaine était déjà fort tourmentée. Staline les avait ainsi collectivement accusés, comme d’autres peuples de la région (Arméniens, Grecs, Bessarabiens, Ingouches, Tchétchènes, etc.) d’avoir collaboré avec le Troisième Reich après 1941. Entre le 18 et le 20 mai 1944, au moins 200 000 Tatars sont déportés en masse vers l’Asie centrale (l’Ouzbekistan surtout) et en Sibérie. Leurs biens, leurs maisons et leurs terres sont confisquées et redistribuées à des Russes. Il faudra attendre 1967 pour qu’un décret annule les accusations du NKVD contre les Tatars, dont certains ont alors tenté des retours individuels. Pour autant, le gouvernement soviétique ne prit aucune mesure concrète pour faciliter leur réinstallation en Crimée. Le retour collectif – estimé à 250 000 personnes, a commencé avec la dislocation de l’URSS à partir de 1989. Mais les Tatars, dans l’impossibilité de récupérer leurs biens spoliés,ont été confrontés alors à une multitude d’obstacles sociaux, économiques et culturels.

Après l’annexion de la Péninsule de Crimée en 2014, le président de la Fédération de Russie a certes signé le « Décret du 21 avril 2014 portant réhabilitation des Tatars de Crimée », en tant que peuple réprimé sous Staline. Mais il n’a pas suffi à intégrer les Tatars dans la nouvelle entité criméenne. Soupçonnés de « séparatisme en lien avec des puissances étrangères » (en l’occurrence l’Ukraine et la Turquie – Ankara a accueilli en 2015 le Congrès mondial des Tatars de Crimée), ou encore de menées islamistes, ils sont depuis l’annexion tenus en suspicion systématique, harcelés par la police politique et une justice aux ordres. Le Mejlis du peuple tatar de Crimée, organe exécutif d’un parlement (le Kuraltai) élu en 1991 (et présidé successivement par l’ancien dissident soviétique Mustafa Djemilev, et par Refat Chubarov) a été interdit en 2016, après avoir été déclaré « organisation extrémiste ». De nombreux Tatars ont donc quitté la Crimée depuis 2014, vers la Turquie pour certains (à Istanbul surtout), vers l’Ukraine pour la majorité d’entre eux : la ville de Lviv (Lvov) est devenu l’une de leurs nouvelles localisations.

Cette histoire récente des Tatars de Crimée est l’un des éléments importants de la trame du dernier roman de l’écrivain ukrainien russophone Andreï Kourkov, « Les Abeilles grises [Серые пчелы]», publié en Ukraine en 2019, et qui vient d’être édité en France, en février 2022 – quelques jours avant le déclenchement de l’agression russe. Il conte les tribulations d’un apiculteur de la « zone grise » du Donbass qui part en Crimée annexée à la recherche d’un apiculteur tatar rencontré quelques années auparavant. Qu’il ne retrouvera pas, parce qu’il a été enlevé et tué par des cosaques russes. Une fable qui laisse deviner le sort difficile de la communauté tatare de Crimée.

Nous faisons une longue recension de ce roman dans notre blog « La République des abeilles » :