Le 22 avril 2021, l’Université de Soran (Kurdistan d’Irak) et Sciences Po Grenoble organisent un webinaire sur « Le Moyen-Orient à l’heure de Joe Biden », trois mois après l’installation du nouveau président à La Maison Blanche, et un an après qu’il a signé un long texte programmatique dans Foreign Affairs.



Résumé/ « It won’t be that simple !» Biden, le Golfe et l’Iran, entre rééquilibrage, réengagement et relocalisation

Moins de trois mois après la prise de fonctions de Joe Biden, il est encore trop tôt pour formuler une “doctrine Biden” en matière de politique étrangère. On peut cependant déjà en distinguer les principes affirmés et les moyens mobilisés et, dès à présent, les contradictions et les risques (Préambule). On les appliquera d’abord aux relations avec l’Arabie saoudite, où les « valeurs » ont été affichées contre le prince héritier MBS, et à propos de la guerre au Yémen (I-Rééquilibrage des engagements). Dans le cas de l’Iran, la fenêtre d’opportunité américaine pour réenclencher le JCPoA sur le nucléaire est des plus étroites, d’autant que les évolutions attendues du paysage politique à Téhéran (présidentielle en juin) et la politique israélienne n’incitent pas à l’optimisme (II-Réengagement dans le traité). D’autre part, la recomposition de la présence américaine dans le Golfe pourrait bien tenir à l’évolution des relations avec Pékin : un durcissement de la confrontation (sur Taïwan, par exemple) pourrait conduire à l’accélération du pivot américain esquissé par B.Obama (III-Relocalisation des moyens).

Summary/ « It won’t be that simple !» Biden, the Gulf and Iran, between rebalancing, re-engagement and relocation

Less than three months after Joe Biden entered the White House, it is still too early to formulate a “Biden doctrine” on foreign policy. However, we can already distinguish the principles asserted and the means mobilized and, as of now, the contradictions and some risks (Preamble). They will be applied first to relations with Saudi Arabia, where « values » have been displayed against Crown Prince MBS, and on the war in Yemen (I-Rebalancing of Commitments). In the case of Iran, the American window of opportunity to re-engage the JCPoA on nuclear issues is very narrow, especially since the expected changes in the political landscape in Tehran (presidential elections in June) and the israeli actions do not encourage optimism (II-Re-engagement in the treaty). On the other hand, the recomposition of the American presence in the Gulf could well be due to the evolution of the relations with Beijing: a hardening of the confrontation (on Taiwan, for example) could lead to the acceleration of the American pivot outlined by B .Obama (III-Relocation of resources).


Biden et l’Iran : un réengagement américain dans le JCPoA, mais…

1/ Les objectifs américains annoncés

Trump voulait officiellement « a better deal » avec Téhéran, mais en réalité provoquer par le retrait du traité de Vienne de 2015 et les sanctions un « regime change ». L’ambition de Biden est plus modeste mais plus stratégique. C’est évidemment pour le moment le plus spectaculaire et le plus attendu : revenir dans le JCPoA et relancer l’accord sur le nucléaire iranien de juillet 2015 torpillé par Trump.

« L’accord nucléaire historique avec l’Iran que le gouvernement Obama-Biden a négocié a empêché l’Iran de se doter d’une arme nucléaire. […] Je ne me fais aucune illusion sur le régime iranien, qui s’est engagé dans un comportement déstabilisateur à travers le Moyen-Orient, a brutalement réprimé les manifestants chez eux et détenu injustement des Américains. Mais il existe un moyen intelligent de contrer la menace que l’Iran représente pour nos intérêts […] Téhéran doit revenir au strict respect de l’accord. Si tel est le cas, je rejoindrais l’accord et utiliserais notre engagement renouvelé envers la diplomatie pour travailler avec nos alliés pour le renforcer et l’étendre, tout en repoussant plus efficacement les autres activités déstabilisatrices de l’Iran. FA»

Robert Malley (1963-), a été nommé envoyé spécial du président pour l’Iran (à noter que son poste ne requiert pas de confirmation par le sénat, où il aurait vraisemblablement eu des difficultés à être nommé). C’est un vétéran des administrations Clinton et Obama, négociateur de l’accord sur le nucléaire de 2015. Il détesté par une bonne partie du monde arabe et en Israël comme tiers-mondiste pro-palestinien et pro-iranien. ..Les discussions U3-USA-Iran ont été ouvertes à Vienne le 6 avril. Mais ca pourrait prendre beaucoup de temps – on connaît les Iraniens… Aucun des deux protagonistes ne veut pour le moment lâcher le premier : suspension des sanctions vs arrêt de l’enrichissement de l’ranium par les Iraniens. On relèvera qu’il n’y a pas d’unanimité totale au sein de l’administration Biden. Ainsi, le secrétaire d’État Antony Blinken n’a pas dit un mot de l’attaque israélienne sur Natanz le 11 avril, mais il a jugé la réaction iranienne d’enrichir à 60 % « provocatrice »…

Le Rapport 2021 d’évaluation des menaces de la communauté du renseignement américain publié à Washington le 13 avril (2021 Annual Threat Assessment of the U.S. Intelligence Community, rédigé avant Natanz) définit toujours l’Iran comme « une menace de premier ordre pour les intérêts régionaux américains, en particulier en Irak », mais estime que Téhéran n’est pas encore engagé dans un processus d’acquisition de l’arme nucléaire, et que les enrichissements en cours sont toujours réversibles. Donc le rapport est plutôt optimiste, surtout comparé au tir de barrage des Israéliens.

2/ Les limites et les obstacles sont toutefois nombreux

21/ Côté iranien :

– L’antiaméricanisme, le « Marg bar Amricka », fond de commerce idéologique des durs du régime iranien, a été très renforcé par la politique de « pression maximale » de Trump, à laquelle le Guide Khamenei a répondu par « la résistance maximale ». Ceux-ci ne cessent depuis 2015 d’accuser les signataires iraniens de naïveté, sinon même de trahison. Pour eux, on ne peut pas faire confiance aux Américains, avec 2 exemples : les sanctions contre l’Iran, et l’abandon des Kurdes de Syrie. L’exemple nord-coréen leur offre une autre voie : continuer envers et contre tout le programme nucléaire. Le régime a besoin des Américains comme ennemi et repoussoir. L’antiaméricainisme est une « raison d’être » du régime. Cf. le refus du Guide d’importer des vaccins américains contre le covid-19….

– Les élections présidentielles iraniennes en juin prochain confirmeront la victoire des conservateurs et la militarisation du régime : « les bottes (les gardiens de la révolution) à la place des turbans ».

– La question des missiles balistiques va sortir un jour ou l’autre, mais les Iraniens ne veulent pas entendre parler d’un couplage avec le dossier nucléaire. Pour le Guide Ali Khamenei, Vienne est exclusivement un accord de non prolifération, pas de normalisation des relations avec Washington.

– Non plus que d’une limitation de leur politique de hard power, de l’interventionisme d’Al-Qods et du culte du martyre dans toute la région, Irak-Syrie-Liban. D’autant qu’il n’y a côté arabe (sunnite), en crise de leadership, aucune puissance régionale qui puisse tenir tête à Téhéran. Restent donc la Turquie, prétendant à ce leadership sunnite, et Israël, mais qui défend et défendra exclusivement ses intérêts nationaux. Cependant la présence iranienne est contestée là où elle semblait incontestable ; au Liban, en Irak. Y compris dans des communautés chiites et des zones profondément chiites (villes saintes irakiennes : nationalisme irakien et arabe)

22/ Côté américain 

Aborder seulement le nucléaire ou plus largement la démocratie, les droits de l’homme et l’influence régionale ? Diplomatie et/ou rapport de force sur le terrain ? Retrait ou maintien ?

– Les E-Unis n’entendent pas lâcher sur la limitation de la politique d’influence de l’Iran – moins en Irak qu’en Syrie (bombardement sur des objectifs iraniens dans la région frontalière d’Abou Kamal en mars, après avoir prévenu et consulté les alliés). Mais si l’Iran a tant gagné depuis 203, c’est en emplissant les vides de pouvoir étatique solide qui sont apparus au Liban, en Irak, au Yémen, en Syrie…

– Dans l’hypothèse d’une confrontation entre Israël et l’Iran, Biden a répété que les E-Unis défendront Israël. Or l’Iran recuse toute ouverture sur la reconnaissance même d’Israël.

– Il n’est pas sûr du tout qu’il y ait au Congrès américain une majorité pour un nouveau JCPoA avec l’Iran…

23/ On n’oubliera pas un autre acteur très virulent sur le dossier iranien : Israël

– Les Israéliens ne veulent pas d’un nouvel accord avec l’Iran. Les pourparlers sur le JCPoA ont repris à Vienne le 6 avril. Le 11 avril, une explosion dans la centrale iranienne de Natanz, téléguidée par les Israéliens (qui assument exceptionnellement), endommage gravement les installations d’enrichissement d’uranium. Benyamin Netanyahou en frappant l’Iran vise clairement Joe Biden. Il s’agit de saboter les négociations entre les États-Unis et l’Iran sur le nucléaire, et d’empêcher toute forme de retour au JCPoA. En misant sur deux hypothèses « gagnant-gagnant » pour Israël.

– Si Téhéran poursuit les négociations avec Washington sans trop réagir au sabotage non plus que les autres signataires, Israël se sentira encouragé à poursuivre ses attaques ;

– Si Téhéran prend des mesures fermes de rétorsion, Israël pourra arguer d’une « menace » iranienne propre à faire dérailler les négociations de Vienne.

– Il s’agit pour Israël de renforcer à Téhéran le camp du « non » à un nouvel accord nucléaire. Jérusalem joue donc la carte des conservateurs, en espérant qu’ils claqueront la porte des discussions.

> sur l’Iran, la fenêtre de tir pour les Américains est donc de plus en plus étroite, étant entendu qu’on ne pourra pas discuter dans le même paquet du nucléaire, des missiles, de la politique régionale et des droits humains.

Jean-Paul BURDY


REFERENCES :

BIDEN Joseph R., Jr., « Why America Must Lead Again. Rescuing U.S. Foreign Policy After Trump », 23/1/2020, in :Foreign Affairs, March/April 2020. En ligne : https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-01-23/why-america-must-lead-again

MALLEY Robert (alors ex-président de l’International Crisis Group), 10 Conflicts to Watch in 2021, International Crisis Group, December 30, 2020 . https://www.crisisgroup.org/global/10-conflicts-watch-2021 & https://foreignpolicy.com/2020/12/29/10-conflicts-to-watch-in-2021-ethiopia-iran-yemen-somalia-venezuela/

Dossier de Foreign Affairs : Decline and Fall. Can America Ever Lead Again? Foreign Affairs, no 100, March-April 2021

NASR Vali, « Biden’s narrow window of opportunity on Iran », Foreign Affairs, March 2, 2021. https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2021-03-02/bidens-narrow-window-opportunity-iran

GHITIS Frida, « How Biden Is Setting Himself Apart From Trump—and Obama—in the Middle East », Washington, Politico, March 2, 2021. https://www.politico.com/news/magazine/2021/03/02/how-biden-is-setting-himself-apart-from-trumpand-obamain-the-middle-east-472413

2021 Annual Threat Assessment of the U.S. Intelligence Community, Washington, April 13, 2021. https://www.dni.gov/index.php/newsroom/reports-publications/reports-publications-2021/item/2204-2021-annual-threat-assessment-of-the-u-s-intelligence-community

SADJADPOUR Karim, « How to Win the Cold War With Iran. The Islamic Republic needs America as an enemy. America needs a strategy », Washington, The Atlantic, March 25, 2021. https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2021/03/how-win-cold-war-iran/618388/

WARDE Ibrahim, « Dialogue tendu entre Washington et Téhéran », Le Monde diplomatique , avril 2021 : https://www.monde-diplomatique.fr/2021/04/WARDE/63009

CYPEL Sylvain, « Benyamin Nétanyahou frappe l’Iran mais vise Joe Biden », Orient XXI, 19 avril 2021 :https://orientxxi.info/magazine/benyamin-netanyahou-frappe-l-iran-mais-vise-joe-biden,4693

PARIS Gilles, dans Le Monde : 10/4/2021 : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/10/avec-joe-biden-le-pari-de-la-restauration-d-un-modele-americain_6076290_3210.html

FRACHON Alain, dans Le Monde  : * 8/4/2021 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/08/les-questions-economiques-sont-au-c-ur-du-conflit-de-valeurs-entre-la-chine-et-les-etats-unis_6075939_3232.html. & 15/4/2021 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/15/accord-sur-le-nucleaire-iranien-quarante-deux-ans-d-hostilite-radicale-pesent-sur-le-dialogue-que-teheran-et-washington-reprennent.html