
La Turquie n’est plus dans la Convention d’Istanbul. Malgré les nombreuses manifestations de femmes ces derniers mois pour défendre le texte, en particulier le 8 mars dernier, le président turc Erdoğan a signé le 19 mars un décret retirant la Turquie de la « Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes ». Ce texte ouvert le 11 mai 2011, et entré en vigueur le 1er août 2014, est le premier instrument juridique contraignant au monde pour prévenir et combattre la violence contre les femmes, à travers 4 piliers : prévention, protection, poursuites et politiques intégrées (cf. Annexes ci-dessous). La Convention oblige les Etats qui l’ont ratifié à adopter une législation réprimant la violence domestique et les abus similaires, y compris le viol conjugal et la mutilation génitale féminine.

« Güçlü Kadın, Güçlü Türkiye ! / Des femmes fortes, une Turquie forte ! » (Slogan officiel)
L’argumentaire officiel à Ankara depuis que le processus de retrait a été lancé en 2020 renvoie explicitement au renforcement du patriarcat islamiste, un des axes idéologiques principaux du régime dans la dernière décennie : cette convention «nuit à l’unité familiale, encourage le divorce ; et ses références à l’égalité sont utilisées par la communauté LGBT pour s’imposer dans le corps social. » Et de souligner que la Constitution turque actuelle, et la législation interne, « garantissent largement les droits de femmes », et « la poursuite de [la] lutte contre la violence avec pour principe zéro tolérance. » (Zehra Zümrüt Selçuk, ministre AKP de la Famille, du travail et des services sociaux). En y ajoutant la fierté nationaliste et les traditions: « Nous sommes déterminés à mener une lutte sincère pour élever la dignité des femmes turques au niveau qu’elles méritent dans la société, en préservant notre tissu social traditionnel. Nous n’avons pas besoin de chercher le remède à l’extérieur et d’imiter les autres pour ce noble objectif. La solution se trouve dans nos propres traditions et coutumes. » (Fuat Oktay, vice-président de la République)
Ce retrait de la convention revêt une double dimension, structurelle et conjoncturelle.
D’une part, R.T.Erdoğan, par conviction personnelle et pour satisfaire son électorat islamiste et conservateur, ne cesse de promouvoir le modèle de la femme à la maison et s’occupant d’au moins trois enfants, tout en restant totalement inactif contre la multiplication des violences contre les femmes dans les espaces privés et publics, attestée par des féminicides de plus en plus nombreux (plus de 300 en 2020, sans compter ceux qui sont commodément dissimulés dans la rubrique « accidents domestiques »), avec des victimes dans toutes les catégories sociales et toutes les classes d’âge. La police et la justice, aux ordres, sont évidemment beaucoup plus actives dans la répression politique tous azimuts que dans la lutte contre ces violences contre les femmes.
D’autre part, le président turc traverse une passe délicate, qui annonce une réélection potentiellement difficile en 2023. Les indicateurs économiques sont mauvais: forte inflation, effondrement de la livre par rapport au dollar, chômage croissant, faiblesse des investissements extérieurs . Les classes moyennes, qui avaient profité de la réelle croissance économique de la décennie 2000, connaissent désormais des fins de mois difficiles. La diplomatie régionale, aussi aventureuse que fluctuante, fait que la Turquie se retrouve en 2021 avec beaucoup moins d’amis que d’adversaires ou d’ennemis dans la région. Au contraire du mot d’ordre de la décennie précédente, mis en œuvre par le ministre des Affaires étrangères puis premier ministre Ahmet Davutoğlu: « Zéro problème avec les voisins / Komşularla Sıfır Sorun Politikası » les réseaux sociaux (à défaut d’une presse elle aussi aux ordres) évoquent désormais un « Zéro voisin sans problème », en référence aux ingérences militaires turques au Kurdistan irakien, au nord de la Syrie, en Libye, et aux gesticulations de navires d’exploration pétro-gazière accompagnés de frégates en Méditerranée orientale, en particulier dans les eaux grecques et chypriotes. Les liens privilégiés avec la Russie, et parfois l’Iran, exaspèrent les acteurs occidentaux. La politique répressive tous azimuts menée depuis les événements de Gezi en 2013, puis la tentative de coup d’Etat de l’été 2016, ont aliéné au système AKP, de plus en plus népotique, une partie importante de la jeunesse, pour ne pas parler des élites « occidentalistes » urbaines – universitaires, avocats, journalistes, artistes, etc. L’échec cuisant des candidats de l’AKP aux élections municipales de 2019 dans les métropoles d’Istanbul et d’Ankara, ont été des coups sévères pour R.T.Erdoğan, qui s’était personnellement fortement engagé pour forcer, y compris par des manoeuvres judiciaires, des résultats contraires à ceux des urnes.
Ce contexte difficile pour le président turc, dont l’électorat AKP s’effrite à l’évidence, et qui a perdu de nombreuses figures de la première époque de l’AKP (en gros de 2003 à 2013), l’oblige à donner sans cesse de nouveaux gages à ses alliés ultra-nationalistes du MHP (d’où l’anti-kurdisme redevenu obsessionnel à l’intérieur, en Irak et en Syrie, et les menaces de dissolution du parti pro-kurde HDP), et à un électorat conservateur et aux courants islamistes (d’où les discours et mesures de « désoccidentalisation », par exemple sur les droits des femmes ou des LGBT; et le soutien à la mouvance régionale des Frères musulmans, en Syrie ou en Egypte, par exemple).
A l’évidence, plus le 100e anniversaire de la fondation de la République se rapproche (octobre 2023), plus le système AKP et son président s’éloignent des valeurs de modernisation autoritaire et d’occidentalisation forcée qui avaient été mises en oeuvre en Turquie par Mustafa Kemal (Atatürk) entre 1923 et 1938. Les références incessantes du « nouveau sultan » Erdoğan à l’Empire ottoman et à l’islam conservateur attestent de cette régression idéologique, et d’un état désormais calamiteux des libertés individuelles et publiques.
Le décret présidentiel a entraîné ce samedi 20 mars de nouvelles manifestations dans les principales métropoles de Turquie, et les protestations des partis d’opposition, et du maire CHP d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu. Certaines associations féministes conservatrices ont cependant accueillie avec « compréhension » le retrait de la Turquie de la convention. C’est notamment le cas de l’association Femmes et Démocratie (Kadin ve Demokrasi Derneği, KADEM). Dont la vice-présidente n’est autre que la fille cadette du président turc, Sumeyye Erdoğan, ceci expliquant peut-être cela?1
1 On se reportera au sobre communiqué de Kadem, ainsi qu’à son site internet efficace… https://kadem.org.tr/istanbul-sozlesmesinin-feshi/


ANNEXES :
* Le décret du 19 mars publié dans le Journal officiel / Resmȋ Gazete du 20 mars 2021 :
« Türkiye Cumhuriyeti adına 11/5/2011 tarihinde imzalanan ve 10/2/2012 tarihli ve 2012/2816 sayılı Bakanlar Kurulu Kararı ile onaylanan Kadınlara Yönelik Şiddet ve Aile İçi Şiddetin Önlenmesi ve Bunlarla Mücadeleye İlişkin Avrupa Konseyi Sözleşmesi’nin Türkiye Cumhuriyeti bakımından feshedilmesine, 9 sayılı Cumhurbaşkanlığı Kararnamesinin 3’üncü maddesi gereğince karar verilmiştir.«
Cumhurbaşkanı Recep Tayyip Erdoğan
* La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique du 11/5/2011 : https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/210
* Une infographie sur les 4 piliers de la convention – prévention, protection, poursuites et politiques intégrées : https://www.coe.int/fr/web/istanbul-convention/text-of-the-convention
- Carte des pays ayant signé ou ratifié la convention en 2020- avant le retrait de la Turquie:
