A chaque déplacement officiel du pape à l’étranger, la Monnaie du Vatican émet une médaille commémorative. A l’occasion du voyage historique de François en Irak (du 4 au 8 mars), la médaille vaticane représente le patriarche Abraham sur fond de carte d’Irak, décorée d’un palmier, symbole de paix et de vie.



De son côté le Gouvernement régional kurde (KRG) d’Erbil a lancé aux artistes un appel à propositions de maquettes de timbres commémoratifs figurant le pape lors de son passage à Erbil. Six maquettes ont été présélectionnées, et présentées au pape il y a deux jours, en présence des autorités politiques kurdes :

– le pape devant la citadelle d’Erbil ;

– le pape devant une image d’église chrétienne ;

– un portrait du pape entouré de 7 symboles représentant les principales religions de la région ;

– le pape prononçant la messe (ou un discours?) ;

– le pape devant une montagne symbolisant les hauteurs du Kurdistan.

Ces cinq maquettes, de qualité graphique inégale, n’ont pas posé de problème particulier. Ce n’est pas le cas de la sixième, qui a déchaîné ce 10 mars 2021 les critiques en Turquie, une sèche déclaration de l’Iran, et provoqué l’embarras à Erbil…



Le sixième projet, de belle lisibilité graphique, représente un buste du pape souriant, sur un fond de carte esquissé sans détails, avec un discret drapeau kurde en dessous. Problème : quand on superpose, ce qu’on a immédiatement fait à Ankara, le fond de carte du timbre à la carte de la région, on arrive à une carte du (très) Grand Kurdistan, lequel s’étendrait donc de la Méditerranée (y compris le Hatay turc, ex-sandjak d’Alexandrette) au centre de la Mésopotamie, en incluant une bonne partie de l’Anatolie orientale de Turquie, du nord-est de la Syrie, de l’ouest de l’Iran et le Kurdistan d’Irak (nettement au-delà des actuelles limites du KRG, puisque annexant Mossoul et Kirkouk). Cette carte (qui n’englobe cependant pas une partie de l’Arménie, comme c’est parfois le cas) est la représentation maximaliste « classique » des nationalistes grands-kurdes.



On notera qu’à Erbil, quelqu’un a veillé, sur la photographie du pape penché sur les maquettes, à y ajouter par photomontage le timbre contesté, placé verticalement et face à l’objectif, bien en évidence, alors que les autres timbres sont à plat sur la table d’exposition. L’intention est évidente. Et les agences de presse kurdes ont (benoîtement ou pas) rappelé que cette carte correspondait à environ quarante millions de Kurdes (un chiffre un peu excessif…) , sur une superficie à peu près équivalente à celle de la France, et comprenant le « Kurdistan du Nord » (Turquie orientale), le « Kurdistan oriental » (le nord-ouest de l’Iran), « le Kurdistan occidental » (le nord de la Syrie), et « le Kurdistan méridional » (le nord de l’Irak).



On comprend donc que cette modeste vignette philatélique suscite une grande colère à Ankara, à laquelle s’est ajoutée une ferme dénonciation de Téhéran – les deux pays illustrant ainsi une de leurs convergences d’intérêts frontaliers et sécuritaires, à savoir contenir et réduire les revendications territoriales des organisations kurdes qui, politiquement ou les armes à la main, contestent les frontières étatiques tracées après la Première guerre mondiale et la fin des Empires. Au détriment d’un certain nombre de populations devenues, depuis lors, des nations sans Etat (les Kurdes, mais aussi les Assyro-chaldéens) ou à Etats réduits (les Arméniens).




Face à l’ire d’Ankara (dont l’armée, on le sait, combat le PKK sur son propre sol, mais aussi au nord de l’Irak, et s’active ces dernières années à réduire l’influence des Kurdes du YPG au nord de la Syrie), et à la sèche déclaration de Téhéran, le Gouvernement régional kurde d’Erbil (qui, par nécessité bien comprise, entretient en principe de bonnes relations politiques bilatérales avec la Turquie, ainsi qu’avec son parrain iranien) rétropédale autant qu’il peut le faire. Il insiste sur le fait que ce ne sont là que des maquettes d’artistes (ce qu’atteste, d’ailleurs, l’absence de mention de l’État émetteur des timbres, qu’il sera intéressant de vérifier, si une émission effective a lieu), qu’aucune décision n’a été prise officiellement, qu’il n’est évidemment pas question de remettre en cause les frontières internationales existantes, etc.



Depuis le milieu du XIXe siècle, l’histoire philatélique et nos propres albums ne manquent pas de timbres éminemment politico-géopolitiques émis pendant des conflits ou des révolutions, ou dans les périodes de sorties de guerre contestées : portraits, monuments, cartes, dénominations et surcharges y sont, dès lors, autant d’éléments conflictuels potentiels.

Comme la sociologie ou l’histoire, la cartographie est un sport de combat… Et, contrairement aux apparences, la philatélie aussi…


Quand la philatélie reflétait la politique de division territoriale de la France au Levant, au début des années 1920 (coll.JP.Burdy)…