Nous présentons ici quelques notes sur la conférence de Bernard Hourcade 1: « Une analyse géographique des élections présidentielles en Iran de 1980 à 2017 », à la XXIIe journée Monde iranien, Paris, INALCO-CeRMI, le 12 mars 2021

Après avoir rappelé que notre collègue Fariba Adelkhah est toujours en résidence surveillée à Téhéran, et que les chercheurs n’ont plus accès à l’Iran, Bernard Hourcade souligne qu’au-delà des biais de la « fascination de l’islam » (Maxime Rodinson) et du « nationalisme iranien », une diversité d’approche thématique des élections présidentielles est à la fois possible et nécessaire.
La recherche peut utiliser pour cela des collections de statistiques élaborées depuis 1956 par le Markaz-e amar-e Iran (Statistical Center of Iran), de qualité inégale parfois (peu fiables surtout pour la première décennie de la République islamique ; globalement crédibles depuis 1997), mais néanmoins riches et de plus en plus précises (on est passé de l‘échelle des provinces [ostan] à celle des cantons [bakhsh], p.ex.), ce qui permet d’ailleurs d’y déceler parfois les résultats électoraux localement aberrants (fraudes de 2009). Ces données ont commencé à être exploitées par une équipe de chercheurs français et iraniens dans la décennie 1990, et ont permis la publication de plusieurs atlas novateurs, dont l’Atlas d’Iran, à la Documentation française, en 1998 2.
Bernard Hourcade a ensuite repris et commenté une partie des 25 cartes électorales détaillées dans «l’ Atlas des élections présidentielles en Iran (1980-2017) accessibles sur le site : http://cartorient.cnrs.fr/cahiers. Nous en avons retenu quelques-une, à titre d’illustration (© CNRS). Complétées par des cartes nouvelles (sur Téhéran, p.ex.), elles soulignent un certain nombre de réalités souvent oubliées dans les commentaires journalistiques, et qu’il sera bon d’avoir présentes à l’esprit lors de la prochaine élection présidentielle en Iran, en juin 2021.
1/ Contrairement au lieu commun qui voudrait que les élections soient une simple mascarade politique aux résultats prédéterminés par le régime, les élections en Iran, qu’elles soient locales ou nationales, sont discutées et disputées. Elles sont l’un des espaces de prise de parole des Iraniens, qui font des choix – boycott, participation, protestation en cas de fraude manifeste (2009)…
2/ La participation électorale sur le temps long fait ressortir des régions plus abstentionnistes (en gros les périphéries du pays) et d’autres plus régulièrement participatrices (le plateau central iranien). L’abstention peut être un comportement politique construit (Kurdes), autant que le résultat d’appels au boycott par tel ou tel parti ou courant.

3/ Il n’y a pas d’opposition simple entre des villes qui seraient « progressistes », et des campagnes qui seraient « conservatrices »
– Il y a des campagnes pauvres et « reculées » qui votent Rohani (Baloutchistan, Kurdistan)
– Il y a des villes importantes qui votent conservateur (dans le centre persophone et chiite).
4/ Il n’y a pas de vote urbain homogène. Le cas de Téhéran (15 millions d’habitants) est symptomatique. Il y a un vote pour les candidats « progressistes » (en 2009 pour le vert Moussavi) au centre ville et dans les quartiers nord (aisés) ; et un vote « conservateur » (en 2009 pour Ahmadinejad) dans des quartiers industriels périphériques, et dans les quartiers sud (modestes ou pauvres). Des petites villes de province peuvent avoir des comportements électoraux plus « progressistes » que de grandes métropoles. Et, du coup, il faut éviter les généralisations : les manifestations de 2009 pour le candidat vert et contre la fraude pour Ahmadinejad ont géographiquement mobilisé dans les secteurs ayant voté vert, et (très) peu ailleurs…
5/ Sur le temps long, il y a d’évidence une distinction (bien connue) centre (provinces du désert et de la montagne, persophone et chiite) – périphérie (zones des minorités ethniques, linguistiques, confessionnelles, souvent moins alphabétisées et moins prospères). Le centre voterait plutôt conservateur-légitimiste (exemple : pour Ahmadinejad en 2005), les périphéries votent plutôt « progressiste » (Khatami en 1997, Rohani en 2013 a fait ses pourcentages les plus importants au Baloutchistan). Le vote « conservateur » correspond aussi aux régions où il y a eu le plus de martyrs de la révolution, ou de la guerre Irak-Iran.

6/ Il n’y a pas de corrélation simple appartenance ethnique, tribale, minoritaire, confessionnelle et conservatisme. Il faut tenir compte d’autres facteurs que sont l’histoire politique régionale et les interactions avec l’environnement transnational (chez les Kurdes, les Arabes, les Baloutches…). Mais les sunnites (Turkmènes, Baloutches, Arabes du Khorassan) ont plutôt voté pour le vert Moussavi en 2009.

7/ Il y a un facteur localiste net pour tous les candidats. Tout candidat, quelle que soit son appartenance idéologique, bénéficie d’une forte prime dans sa ville/son canton/sa province d’origine. Ainsi en 2005, le clerc « progressiste » Medhi Karoubi a fait le plein des voix dans son Lorestan tribal natal (au sud-ouest).
8/ La fraude existe, plus ou moins importante selon les époques, les enjeux, d’éventuelles traditions locales. Elles peuvent être plus ou moins déduites d’un certain nombre d’éléments. Par exemple des taux aberrants (supérieurs à 100 % !) ; ou des chiffres trop ronds (70 %, 80 %…). Les comparaisons avec les résultats des consultations électorales antérieures permettent d’argumenter la fraude si les écarts sont vraiment importants. En 2009 il y a eu fraude nationale, mais sans toucher aux équilibres généraux. La fraude de 2009 a été étudiée par Marie Ladier-Fouladi et M.Parizi 3.
Au total, dans l’analyse électorale de l’Iran:
– il faut une approche à la fois globale, et fine et détaillée, combinant analyse statistique et enquêtes de terrain ;
– il faut croiser les facteurs, sans en privilégier certains (l’islam/islamisme, l’ethnicité) ;
– il faut raisonner en terme d’héritages (identités, appartenances…) et de dynamiques sociétales, sociales ,et éventuellement idéologiques.
Nous y ajouterons, dans la perspective de la présidentielle de juin 2021, l’impact de l’environnement international (échec de l’accord sur le nucléaire, sanctions américaines)
Jean-Paul Burdy

Bernard Hourcade, extraits de son introduction aux 25 cartes de « l’Atlas des élections présidentielles en Iran 1980-2017 », (© CNRS), sur http://cartorient.cnrs.fr/cahiers
« L’élection présidentielle : un enjeu politique majeur
La première élection présidentielle, remportée le 25 janvier 1980 par Abol-Hassan Banisadr, a suscité une très grande mobilisation populaire et politique, dans le contexte de la grande diversité des forces politiques de la révolution (124 candidats déclarés, 96 admis à se présenter et seulement 8 ont réellement participé au vote). Mais les élections suivantes n’ont pas engendré de débats ouverts. Après la destitution le 21 juin 1981 du premier président, les élections de Mohammad Ali Rejaei (assassiné le 2 aout 1981), d’Ali Khamenei (1981-1989) puis d’Ali-Akbar Hashemi-Rafsandjani (1989-1997) se sont déroulées sans opposition, même interne, et avec une participation en déclin (seulement 50,7% de participation pour la réélection de d’Ali-Akbar Hashemi-Rafsandjani en 1993). Dans un contexte marqué par la guerre Irak-Iran (1980-1988), l’élimination des oppositions libérale et de gauche et le contrôle du pouvoir par les premiers successeurs de l’ayatollah Khomeyni, décédé le 3 juin 1989, l’élection présidentielle était devenue une simple formalité juridique dont le résultat était connu d’avance, le candidat officiel réunissant souvent plus de 90% des suffrages (95,1% pour Ali Khamenei en 1981).
La situation a profondément changé en 1997 avec l’élection de Mohammad Khatami qui fut élu avec une participation massive (79,8%). Car l’opposition modérée souvent opposée au nouveau régime et qui n’avait jamais voté, a participé en nombre à cette élection. Dans l’espoir d’un changement politique profond, elle a soutenu ce dignitaire religieux, qui avait démissionné de son poste de ministre de la culture et qui était connu pour sa proximité avec les révolutionnaires qui entouraient à l’origine l’ayatollah Khomeyni. Personne ne donnait gagnant ce candidat qui prônait la participation, la citoyenneté, l’ouverture et le « dialogue des civilisations » et s’opposait clairement à Ali-Akbar Nategh Nuri, candidat « officiel », président du parlement et soutenu par l’élite du clergé et les forces conservatrices. La victoire écrasante de Mohammad Khatami fut une surprise. Dès lors, les élections présidentielles sont devenues, tous les quatre ans, l’occasion, pendant les (brèves) campagnes électorales, de débats politiques ouverts mobilisant les partisans des principaux candidats, souvent de façon festive, avec meetings, démonstrations de rue, affichages, tracts et même débats contradictoires télévisés.
Les élections présidentielles révèlent désormais plus clairement un paysage politique iranien structuré autour d’un courant conservateur, très attaché aux principes de la république islamique et au pouvoir du Guide suprême, et d’un courant également fidèle à la Constitution, mais plutôt, « réformateur », ou « pragmatiste ». À ces deux tendances de base, divisées en de multiples fractions, s’ajoutent une réalité politique plus « populiste », peu structurée, mais qui s’est exprimée sous le mandat de Mahmoud Ahmadinejad, et surtout une très importante opposition tacite, qui s’abstient et participe rarement la vie politique publique. Ces citoyens se mobilisent cependant en cas d’évènements exceptionnels comme l’élection de Mohammad Khatami en 1997, la contestation des élections en 2009 ou des manifestations populaires célébrant une victoire de l’Iran dans une compétition sportive internationale. Dans ce paysage politique, Guide, président et parlement s’affirment comme trois composantes rivales et complémentaires .
(…).
Cartographier les élections présidentielles iraniennes
Cet atlas des élections présidentielles en Iran a été réalisé à partir des données officielles publiées par le ministère de l’intérieur. Ces dernières sont partielles, aucune donnée par candidat n’étant disponible à l’échelle des régions (ostan) ou des districts (shahrestan) avant 1997. Compte-tenu du contexte politique, les données sont régulièrement discutées, aussi bien les chiffres de la participation que les résultats des différents candidats. D’une part, la participation dépasse 100 % dans certains shahrestan. D’autre part, les résultats ont été à plusieurs reprises suspectés d’être falsifiés, par exemple en 2005, au premier tour, ou en 2009, à l’occasion de la réélection de Mahmoud Ahmadinejad. Cela dit, la loi électorale autorise les électeurs à voter dans n’importe quel bureau de vote, ce qui peut expliquer pourquoi le taux de participation peut égaler ou dépasser 100 % dans les régions touristiques, notamment autour de Téhéran, comme à Damavand ou Shemiranat, où des habitants de la capitale possèdent des résidences secondaires. En revanche, il existe des formes de fraude locale comme de manipulation de données à l’échelle nationale. Mais, dans la plupart des cas, ces pratiques frauduleuses ne semblent pas avoir été de nature à modifier le résultat des élections présidentielles, ces dernières faisant apparaître un rapport de force politique bien réel et souvent nouveau.
Au premier tour de l’élection de 2005, Mahmoud Ahmadinejad est par exemple arrivé à la surprise générale en seconde position, privant ainsi Mehdi Karroubi d’un succès possible au second tour face à Ali-Akbar Hashemi-Rafsandjani. Cette situation traduisait deux réalités politiques : l’émergence d’un nouveau courant politique populiste et le souhait des plus hautes autorités d’éviter, au besoin par la fraude, une opposition directe entre deux membres éminents du clergé chiite. En 2013, l’élection de Hassan Ruhani au premier tour avec seulement 50,5% des voix permettait fort opportunément d’éviter un second tour contre Mohammad-Bagher Ghalibaf qui avait peu de chances de l’emporter, mais qui aurait divisé la majorité au pouvoir, comme en 2009.
L’analyse spatiale des élections présidentielles permet donc d’appréhender la complexité de la vie politique iranienne, en proposant une interprétation des résultats électoraux à différentes échelles, en les confrontant à des données sociologiques, économiques ou culturelles. L’approche cartographique permet en outre de poser des questions plus théoriques sur le poids des facteurs locaux et des facteurs ethniques dans la fabrique de l’opinion et dans la structuration du vote, de même que sur la cristallisation de courants politiques (conservateurs, réformateurs, etc.), qui ont une assise sociologique et géographique relativement stable. En combinant analyse spatiale et analyse diachronique, cet atlas des élections présidentielles dessine une géographie politique et électorale qui présente des éléments de continuité, comme la place spécifique des régions de l’Iran central, chiite, persanophone et conservateur. Il montre également l’ampleur des changements contemporains de la société iranienne, comme le dépassement de la stricte opposition entre les villes et les campagnes ou la place toujours très forte, mais ponctuelle, du localisme, du soutien à un candidat dans sa région d’origine.
La géographie électorale n’a pas, ou très peu, été développée en Iran où l’on assimile encore souvent l’évocation des différences géographiques à une valorisation de dynamiques irrédentistes. On trouve cependant depuis quelques années des cartes électorales, mais sans analyse géographique, car la priorité est donnée aux débats idéologiques ou aux rivalités entre personnes. Ce premier Atlas des élections présidentielles en République islamique d’Iran propose donc un regard sinon différent du moins plus nuancé, et plus complexe, sur la vie politique des 80 millions d’Iraniens. »
NOTES
1 Bernard Hourcade, géographe, ancien directeur de l’IFRI à Téhéran, directeur de recherche émérite au CNRS, équipe CeRMI, Paris.
2 HOURCADE Bernard, MAZUREK H., PAPOLI-YAZDI M-H., TALEGHANI M., Atlas d’Iran, Montpellier/Paris, Gip Reclus-La Documentation Française, 1998, 192p. ; HOURCADE Bernard, SEYYED-MOHSEN Habibi, Atlas-e Tehrân/ Atlas de Téhéran métropole : la terre et les hommes, Téhéran, Tehran Geographic Information Center, Municipality of Tehran & CNRS, Paris III, Inalco, EPHE, 2005.
Voir également le site Irancarto: http://www.irancarto.cnrs.fr/index.php?l=fr , devenu Cartorient: http://cartorient.cnrs.fr/ avec des cartes interactives.

3 LADIER-FOULADI Marie, « Fraude sans précédent à la présidentielle iranienne de juin 2009», Outre Terre, 2011, n°28, p. 249-272. https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2011-2-page-249.htm
– PARIZI M., « Le miracle de l’élection présidentielle iranienne de juin 2009 », Revue française de science politique, 2010, vol. 60, n° 2, p. 927-949. https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2010-5-page-927.htm