Abraham rencontre Melchisédech, « le Roi de Justice ». Tableau de Dieric Bouts l’Ancien, v. 1464-1467, Collégiale Saint-Pierre, Louvain (Belgique)


Le président Trump, qui avait fait dès le début de son mandat de l’Arabie saoudite le pilier de son influence dans le Golfe, et de sa « pression maximale sur l’Iran » , a significativement honoré le roi du Bahreïn Hamad ben Issa Al Khalifa de la prestigieuse Légion du mérite, avec le grade de commandeur en chef. Et ce, le 19 janvier 2021, à la veille donc de la fin de son mandat à la Maison Blanche, « en reconnaissance de ses efforts remarquables pour renforcer les relations d’amitié un partenariat solide entre Bahreïn et les États-Unis », et «d’avoir normalisé les relations diplomatiques du royaume avec Israël .1 »

La reconnaissance diplomatique de l’Etat hébreu par le royaume de Bahreïn a été annoncée vendredi 11 septembre, dans un communiqué conjoint de la présidence américaine, de la Couronne bahreïnie et du gouvernement israélien. L‘archipel devient le quatrième Etat arabe à établir des relations officielles avec Israël, après les EAU (le 13 août), la Jordanie (en 1994) et l’Egypte (en 1979).

Lors de sa signature à la Maison Blanche le 15 septembre 2020, l’accord entre Israël (représenté par le premier ministre Benyamin Nétanayhou), les Emirats arabes unis et le Bahreïn (représentés par leurs ministre des Affaires étrangères) a été présenté de manière grandiloquente comme l’avènement d’un «nouveau Moyen-Orient ». Le président Trump a claironné qu’il signait « la fin de décennies de conflits » au profit d’une ère nouvelle de « stabilité, de paix et de prospérité ». Il est vrai que son pari sur les affinités croissantes entre les régimes autocratiques du Golfe et Israël s’est révélé plus payant que le credo de la démocratisation par le haut des néoconservateurs de Washington des années 2000, au temps de George W.Bush. En réalité, au-delà d’engagements discursifs plus ou moins crédibles de soutien des monarchies aux Palestiniens, il y a eu, depuis plus de deux décennies, des intérêts sécuritaires partagés entre les pétromonarchies du Golfe et Israël, et qui ont alimenté les échanges entre services de renseignements émiratis et israéliens.

La normalisation n’est donc pas une surprise. Des relations directes et informelles entre Manama et Jérusalem préexistaient à la reconnaissance formelle2 . Pour contrebalancer sa piètre image en terme de droits humains, la monarchie a su mettre en avant dans la dernière décennie, en particulier aux Etats-Unis, le sort paisible de sa petite communauté juive (y compris en nommant une ambassadrice à Washington issue de cette communauté). Elle a, en retour, bénéficié du soutien d’ organisations juives américaines, et de la visite de différentes délégations israéliennes, en particulier de rabbins venant participer à des conférences interconfessionnelles3, mais aussi d’hommes d’affaires ou de sportifs. Des bureaux commerciaux israéliens avaient pignon sur rue, à Manama comme dans les EAU. Des officiels bahreïnis se sont rendus en Israël ces dernières années. Des ministres israéliens se sont rendus à Bahreïn pour des événements internationaux onusiens ou de forums. Et Manama a accueilli en juin 2019 un atelier régional « La paix pour la prospérité / Peace to Prosperity », volet économique du projet de plan de paix américain au Proche-Orient préparé par le conseiller spécial et gendre du président américain Jared Kushner.

Qualifiés par Washington de « partenaires de sécurité majeurs », Bahreïn et les Emirats arabes unis ont donc été les premiers pays du Golfe à conclure les « accords d’Abraham » négociés par Washington. Ils ont été rejoints par le Maroc et le Soudan. Ces accords ont été qualifiés de « trahison » par les Palestiniens : « l’Initiative de paix arabe » du plan Abdallah de 2002, ex-texte de référence de la diplomatie de la Ligue arabe, conditionnait toute normalisation avec Israël à la création d’un Etat palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale. Les Palestiniens ont été relayés par leurs soutiens politiques dans la région, et par des opinions publiques arabes qui restent globalement encore sensibles à « la cause palestinienne » – au moins au Moyen-Orient4. Or, au Bahreïn, dix-sept mouvements politiques et organisations de la société civile, de la gauche laïque aux nationalistes arabes et aux islamistes, et le principal syndicat du pays (la General Federation of Workers Trade Unions in Bahrain, GFWTUB) ont dénoncé la reconnaissance d’Israël sans règlement préalable de la question palestinienne. Et, notamment, le parti conservateur chiite Wefaq, qui avait remporté 63 % des suffrages et près de la moitié des sièges de l’Assemblée aux élections législatives de 2010. Mais depuis la répression de 2011, le parlement a été vidé de ses opposants, laissant ainsi le régime libre de normaliser ses relations avec Jérusalem, avec le soutien attendu du… Comité parlementaire de soutien au peuple palestinien. Libre aussi, comme d’ailleurs à Abou Dhabi, de criminaliser l’activisme pro-palestinien, au même titre que tout commentaire favorable à l’émirat du Qatar, ou toute critique de l’intervention de la coalition saoudienne au Yémen depuis 2015. Malgré une réconciliation annoncée au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) au début de l’année 2021 entre les adversaires du Qatar (Arabie, Bahreïn, Emirats, plus l’Egypte) et Doha, le ton reste très vindicatif à Manama contre l’émirat voisin, avec même une relance du contentieux frontalier bilatéral autour des îles de Hawar, que l’on croyait apaisé depuis des années.

Dans une logique transactionnelle, les régimes arabes ont toujours su monnayer à Washington leurs prises de position en direction de l’Etat hébreu5 . La normalisation de leurs relations diplomatiques par Abou Dhabi, Manama, Khartoum et Rabat en a fourni une bonne illustration. Les EAU se sont vu promettre 50 chasseurs-bombardiers F-35 (réputés être ce qui se fait actuellement de meilleur en la matière) et de 18 drones de combat américains ; et recevront des logiciels de cybersurveillance supplémentaires d’Israël (qui en a déjà fourni au prince-héritier saoudien Mohammed ben Salmane). Au Maroc, en échange de la réouverture du bureau de liaison israélien, le roi Mohammed VI a obtenu la reconnaissance, par les Etats-Unis, de la souveraineté de Rabat sur le Sahara occidental. Au Soudan, les militaires de la coalition politique provisoire ont fait pression sur les civils, qui voulaient en appeler à un vote du futur parlement, pour imposer la reconnaissance d’Israël.

Quels sont, pour Bahreïn, les bénéfices de la normalisation des relations avec Israël ? En accueillant, dès 2019, l’atelier économique « La Paix pour la prospérité/ Peace to Prosperity » parrainé par les États-Unis, Bahreïn s’est ouvert des pistes d’investissements extérieurs. A l’occasion de cet événement, Bahreïn (par ailleurs inféodé politiquement, économiquement et diplomatiquement au royaume d’Arabie saoudite – Riyad a nécessairement donné son feu vert6), s’est rapproché des EAU sur les plans stratégique et économique. D’autre part, la normalisation amorce une redéfinition de l’architecture de sécurité du Golfe en confortant les monarchies sunnites pro-américaines face à l’Iran (et accessoirement face au Qatar et son allié turc). C’est sans doute dans la consolidation de son réseau d’alliances régionales face à l’Iran qu’il faut chercher la motivation principale du régime sunnite de Manama, convaincu depuis des décennies que les revendications de la majorité chiite de sa population sont suscitées et entretenues par Téhéran7. Et de la menace vitale que représenterait l’expansionnisme iranien et ses projets nucléaires.

Jean-Paul BURDY


NOTES

1 Donald Trump a accordé la même distinction au roi du Maroc, Mohammed VI, qui a lui aussi signé un accord de normalisation avec Israël. Accordée par le seul président des Etats-Unis, la Légion du mérite est une médaille militaire « décernée [aux citoyens américains] pour conduite exceptionnelle en période de guerre », ou « aux côtés des Etats-Unis » pour les non-citoyens. Des dignitaires étrangers peuvent en être récipiendaires pour « réalisations exceptionnelles. »

2 ZAGA Moran, « Israel’s ties intensified in recent years with the United Arab Emirates and Bahrain and created an infrastructure conducive to the normalization of relations », The Arab Gulf States Institute in Washington, October 2, 2020. En ligne : https://agsiw.org/multilateral-platforms-built-framework-for-ties-with-israel/

3 Conseillée par plusieurs grandes (et très coûteuses) agences de lobbying américaines et britanniques, la monarchie bahreïnie a beaucoup investi dans le domaine du dialogue interreligieux et interconfessionnel. La tolérance religieuse est réelle dans le royaume. La seule limite en est la « gestion » de la question chiite, moins sous l’angle confessionnel (même si un certain nombre de démolitions de lieux de culte chiite ont eu lieu en 2011) que sous l’angle politique, les chiites étant soupçonnés de connivence avec l’Iran voisin. Il en va de même pour les EAU, qui avaient fait de 2019 «L’Année de la tolérance», en ouvrant un « Maison d’Abraham » abritant une mosquée, une église et une synagogue.

4 SMITH DIWAN Kristin, « Public Debate Over the Abraham Accords Reflects Range of Views on Normalization in the Gulf », The Arab Gulf States Institute in Washington, August 24, 2020. En ligne :https://agsiw.org/public-debate-over-the-abraham-accords-reflects-range-of-views-on-normalization-in-the-gulf/. En (modeste, et sans doute provisoire) contrepartie, Israël a suspendu le développement de nouvelles colonies dans les Territoires palestiniens.

5 BARTHE Benjamin, « Israël, rente stratégique des autocrates arabes », Le Monde, 6/1/2021. En ligne :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/06/israel-rente-strategique.html

6 Cf. BURDY Jean-Paul, « Bahreïn : la prépondérance des dynamiques nationales », in : Golfe persique. Vers une nouvelle guerre froide ?, Aix, Ed.Areion, Moyen-Orient no 38, avril-juin 2018, p.36-41 .

7 Dans son Chapitre IX, le rapport de la Commission Bassiouni (BICI) de novembre 2011 est explicite sur le volet de la responsabilité de l’Iran dans les événements du début de l’année, et a du être considéré comme très décevant par ceux qui, du côté du Palais, en attendait éventuellement des preuves de l’habituel « complot de l’étranger ». Les rédacteurs prennent d’ailleurs le taureau par les cornes, en titrant un paragraphe (IX/B): «Allégations du Gouvernement du Bahreïn sur une responsabilité de la République islamique d’Iran dans les évènements ». Mais c’est pour souligner qu’il n’a pas trouvé de preuves de cette responsabilité de l’Iran. Car si le rapport constate que la presse iranienne a manifesté un soutien verbal (pour ne pas le qualifier de diatribes loghorrhéiques) aux manifestants du Bahreïn, nulle trace n’a été trouvée d’une intervention politique directe de Téhéran dans le mouvement du printemps 2011 à Manama. La Commission souligne toutefois qu’elle n’a pas (logiqument) eu accès aux dossiers des services de renseignement du royaume, ce qui l’empêche de pouvoir garantir qu’il n’y a pas eu d’interventions d’agents clandestins de puissances étrangères. En février 2021, un procès collectif a condamné 18 hommes accusés d’avoir été formés par les Gardiens de la révolution iraniens (IRGC) pour commettre des attentats terroristes dans l’archipel.