Une des rares images disponibles d’une manifestation nocturne (interdite) pour le 10e anniversaire du 14 février 2011 dans le quartier chiite d’al-Dair…
Le 10e anniversaire du bref « Printemps de Manama » (14 février-15 mars 2011), est passé totalement inaperçu. Les médias locaux et internationaux n’ont traité, en février-mars 2021, que de la préparation du Grand Prix de Bahreïn de Formule 1, disputé sur le circuit de Sakhir le 28 mars. Efficacité d’une décennie de répression qui a réussi à étouffer, et occulter, la contestation démocratique, politique et sociale, dans cet archipel...
Inspirés alors notamment par les soulèvements en Tunisie et en Égypte, à compter du 14 février 2011, des dizaines de milliers de Bahreïnis1 se sont rassemblés au rond-point de la Perle, à Manama où, à l’exemple de la place Tahrir au Caire, ils ont installé un campement et un forum permanent2. Jusqu’à son violent démantèlement le 15 mars au matin, après la proclamation de la loi martiale et une intervention de forces para-militaires saoudiennes et émiraties. Dans un pays où la population est, depuis les années 1950, la plus politisée du Golfe, les manifestations massives en 2011 ont été nourries par le mécontentement face à l’autoritarisme de l’État, et à l’allocation de l’essentiel de la rente pétrolière sur une base confessionnelle , la minorité sunnite proche du pouvoir royal tribal et sunnite en étant la principale bénéficiaire, au détriment de la grande majorité des chiites – environ les deux tiers de la population nationale.
Un rapport publié par Amnesty International le 11 février 2021 souligne que, dix ans après la place de la Perle, l’injustice systémique s’est intensifiée, et que la répression politique contre les opposants, les défenseur(e)s des droits humains, les dignitaires religieux et la société civile indépendante, a étouffé tout espace d’exercice pacifique de la liberté d’expression et de l’activité politique.
Aucune des principales recommandations de la commission internationale d’enquête (Bahrain Independent Commission of Inquiry, BICI, dite « Commission Bassiouni »3), mandatée à l’automne 2011 par le roi en réaction aux inquiétudes internationales d’alors, n’a été mises en œuvre : monarchie constitutionnelle, séparation réelle des pouvoirs, garantie des libertés collectives et individuelles, interdiction de la torture dans les commissariats et des mauvais traitements dans la prison de Jaw, etc.
Les partis d’opposition (dont le grand parti conservateur chiite Société islamique nationale, le Wefaq4, ou le parti de gauche laïque Action démocratique nationale, le Waad) ont été interdits. Les médias indépendants ont été fermés et de nouvelles lois ont encore rétréci l’espace dédié à la participation politique. Les figures principales du mouvement de 2011 croupissent en prison, et seuls les opposants qui ont réussis à s’exiler à Londres portent encore la voix des oppositions. Les cas documentés de harcèlement policier, de mauvais traitements, de privations de passeport, de déchéances de nationalité, sont nombreux. Le slogan choisi par les oppositions clandestines pour le 10e anniversaire, « Fermeté jusqu’à la victoire / Steadfastness till Victory » ne peut masquer leur impuissance, attestée par le silence général autour de l’événement – en dehors des médias iraniens et du monde chiite. Chaque année, et plus encore en 2021, le calendrier des essais et de la course automobile de Formule 1 au Bahreïn permet opportunément, dans une politique de sportswashing5, d’occulter d’éventuelles manifestations contestataires. Les rares informations disponibles font état, comme les années précédentes, de quelques rapides déambulations nocturnes dans les « villages chiites » des périphéries de Manama autour du 14 février, réclamant la démocratie et la libération des prisonniers politiques6.
Cette situation est un enjeu intérieur à dimensions internationales. Après une présidence Trump totalement indifférente au sujet, début mars 2021, quinze organisations de défense des droits humains (dont Amnesty International, le Bahraïn Institute for Rights and Democracy – BIRD, etc.) ont demandé à la nouvelle administration américaine de s’attaquer à la « détérioration dramatique » des droits de l’Homme à Bahreïn, dans le cadre de la redéfinition en cours de sa politique dans la région du Golfe.
Jean-Paul BURDY

Manifestation nocturne pour la libération d’Ali Salmane, secrétaire général du parti chiite Wefaq, 25 décembre 2020, non localisée (diffusée par l’agence de presse iranienne ABNA24.com)
NOTES
1 Hommes et femmes étant soigneusement séparés par une corde, comme en témoignent les photos surplombantes, ce qui traduit l’influence majoritaire du parti conservateur chiite Wefaq, très attentif à la séparation des sexes dans les espaces publics. Il en est allé de même pour les nombreux défilés de rue.
2 Cf. BURDY Jean-Paul, blog Questions d’Orient, 15/8/2014. En ligne: https://questionsorientoccident.blog/2014/08/15/manama-dans-la-serie-places-de-libe-2014/
3 Cf. BURDY Jean-Paul, « Bahreïn : « What next ? » . Que faire du rapport de la commission d’enquête de la BICI? », blog Questions d’Orient, 23 décembre 2011. En ligne :https://questionsorientoccident.blog/2011/12/23/bahrein-what-next-que-faire-du-rapport-de-la-bici/
4 Figure emblématique, le clerc chiite Cheikh Ali Salman (né en 1965), rentré d’exil en 2001, secrétaire général du parti Wefaq en 2006 (parti interdit et dissout en 2016), a ainsi été incarcéré une première fois en raison de ses propos politiques critiques en 2014, a vu sa sentence doublée en 2016, puis a été condamné à la détention à perpétuité en 2018 pour avoir pris part à des tentatives de médiation durant le soulèvement. Les autorités ont qualifié sa participation aux discussions menées sous l’égide du Qatar, auxquelles le gouvernement bahreïni a cependant lui-même pris part, « d’espionnage pour le compte d’un Etat étranger ». Le plus haut dignitaire chiite du pays, cheikh Issa Qassem (né en 1937), a été déchu de sa nationalité en 2016, a du s’exiler en Iran en 2018, puis s’est installé en Iran pour y recevoir des soins médicaux. Les défenseurs laïques des droits humains, tel Nabil Rajab, sont à la même enseigne.
5 Le sportswashing ou sportwashing (« blanchiment par le sport« ) est un procédé qui consiste à utiliser un événement sportif, une équipe sportive, ou le sport de façon générale, comme moyen d’améliorer la réputation d’un Etat bafouant les droits humains. L’exercice est évidemment particulièrement prisé dans le Golfe, où les moyens financiers pour ce faire ne manquent pas.
6 L’Agence de presse chiite Ahlul Bayt News Agency (ABNA), basée à Qom, Iran, rend ainsi compte le 15 février 2021 de l’appel du Wefaq bahreïni à continuer la lutte politique pacifique « contre le régime corrompu des Al-Khalifa » : « In a statement on the occasion of the tenth anniversary [of 2011], the al-Wefaq National Islamic Society said the goals of the Bahraini people’s movement are derived from Islamic principles, framed by national standards, endorsed by universal values and ideals, stressed by the divine religions, and supported by all international laws and covenants. ». En ligne : https://en.abna24.com/news//bahrains-al-wefaq-renews-call-for-peaceful-fight-against-corrupt-al-khalifah-regime_1115507.html

Place de la Perle, Manama, vers le 20 février 2011