Le premier ministre Khalifa, épouvantail des manifestants de la place de la Perle, Manama, février 2011
Khalifa ben Salmane Al Khalifa est mort aux Etats-Unis le 11 novembre 2020, à quelques jours de son 85e anniversaire (il était né en novembre 1935). Il n’était pas seulement le frère de l’ancien émir Issa ben Salmane (1961-1999), et donc l’oncle du roi Hamad ben Issa Al Khalifa (depuis 1999). Premier ministre depuis 1971 (soit un demi-siècle, ce qui lui donnait vraisemblablement la palme mondiale de la longévité à un tel poste ! 1), il était surtout, en réalité, l’homme fort du pays depuis les années 1960, donc dès avant l’indépendance de l’émirat en 1971. Sa biographie confirme qu’il a exercé pendant six décennies à peu près toutes les fonctions d’autorité dans le pays. La formule « le roi règne, le premier ministre gouverne » s’est appliquée aussi bien tout au long du règne de son frère Issa, que du règne du roi Hamad. C’est lui qui a tenu d’une main de fer les rênes du pouvoir lors des crises de 1975, 1981, 1991, 1994-1995, 2001-2002, 2004, 2011. Et qui, présidant le conseil de sécurité nationale et les forces de sécurité, a d’ailleurs vraisemblablement à plusieurs reprises sauvé la mise d’une monarchie souvent menacée, que ce soit par des tentatives de coup d’Etat (en 1981, par exemple) ou par diverses « intifadas chiites » sociales et politiques (comme en 2004-2005 et en 2011). La presse bahreïnie, soutien désormais unanime du régime après la fermeture des derniers médias d’opposition, a nécessairement tressé les louanges du personnage et multiplié les dithyrambes : « architecte du Bahreïn moderne (…) proche du peuple (…), attentif à la diaspora bahreïnie dans le monde (…) », etc. Les médias en ligne des exilés – à Londres pour l’essentiel, en ont rappelé les multiples faces sombres : corruption et népotisme familial; affairisme et enrichissement personnel phénoménal ; refus de l’ouverture politique et du compromis en 2011, au profit de la répression avec l’aide de Riyad, etc.

2011: Le premier ministre Khalifa ben Salmane, figure de proue de la «ligne dure » des sunnites et des organes sécuritaires
Pendant et après le « printemps de Manama » en 2011, le premier ministre a cristallisé soit, de la part d’une bonne partie des opposants, une hostilité confinant parfois à la haine, parce que rendu responsable de la répression sanglante; soit, de la part des éléments sunnites les plus radicaux, un soutien ostentatoire et bruyant lors de manifestations pro-régime où les portraits du premier ministre étaient nettement plus nombreux que ceux du roi Hamad2, et souvent associés aux portraits du roi Abdallah d’Arabie saoudite : Khalifa ben Salmane était étroitement lié à l’Arabie saoudite. Car, dès le début du mouvement de contestation, le premier ministre a été explicitement le chef de file de la « ligne dure » au sein de la communauté sunnite, tenant d’une répression sanglante, au contraire d’un roi Hamad plus timoré et qui avait sollicité lui-même en novembre 2011 la constitution d’une commission internationale d’enquête (Bahrain Independent Commission of Inquiry, BICI, dite « Commission Bassiouni »3). Khalifa ben Salmane s’était aussi publiquement opposé à l’ouverture aux opposants initialement prônée (en vain) par son petit neveu le prince héritier Salmane ben Hamad, lequel bénéficiait à l’époque du soutien à peine voilé de Washington (plus que de Londres, semble-t-il).
Le bruit a d’ailleurs couru à Manama, à l’époque, qu’un coup de palais n’était pas impossible, qui aurait vu le premier ministre écarter le roi son neveu, pour assumer les pleins pouvoirs de répression – une hypothèse peu vraisemblable en réalité, à la fois par le fonctionnement tribalo-dynastique des Al Khalifa, et parce que le premier ministre détenait effectivement les instruments de la répression, et pouvait compter sur le soutien de la grande majorité des sunnites, chauffés à blanc par la propagande du régime contre les opposants chiites et leur manipulation supposée par l’Iran; et tétanisés par le risque de perdre monopole politique, emplois réservés et avantages économiques en cas de démocratisation du système. L’intervention militaire saoudienne à partir du 14 mars 2011 avait réglé le problème de la manière que l’on sait. Après l’écrasement de la place de la Perle, l’étape suivante en 2011-début 2012 a été celle du «« Dialogue national » voulu par le roi Hamad (juillet), puis de la Commission Bassiouni (automne-novembre), elle aussi commanditée par le roi et encouragée par le prince-héritier Salmane. On sait qu’il n’en est rien sorti, le premier ministre ayant imposé dès le début 2012, en s’appuyant sur les services de sécurité, la manière autoritaire, l’immobilisme institutionnel et politique, et le démantèlement des oppositions. Ces dernières années, le palais royal avait repris un peu d’autorité par rapport au premier ministre, mais toujours à la main de la faction des Khawalid, la plus sectaire et la plus dure de la famille Al Khalifa : la permanence de la répression policière et la kyrielle de condamnations en justice l’ont largement confirmé. L’âge venant, fragilisé par des problèmes de santé, et peut-être aussi accaparé par ses nombreuses affaires privées, Khalifa ben Salmane s’était donc rapproché, dit-on, de quelques points d’appui potentiels pour trouver des soutiens face aux Khawalid : il avait pris quelques contacts avec le Qatar, avec quelques figures chiites point trop radicales…
La nomination d’un nouveau premier ministre, le prince héritier, peut-elle laisser présager une ouverture politique ?
Khalifa ben Salmane a été immédiatement remplacé par le fils aîné du roi Hamad, le prince héritier Salman ben Hamad, réputé réformiste et plus technocratique. Si sa nomination traduit un changement de génération (né en 1969, il a 51 ans), la question est moins de savoir s’il voudra esquisser une ouverture politique, comme il l’avait proposé en 2011, mais s’il pourrait le faire contre les tenants de la ligne sécuritaire, qui tiennent fermement les organes de force.

L’hypothèse la plus vraisemblable est donc que le nouveau premier ministre se concentrera sur les enjeux économiques, qui lui ont été confiés en 2013 (en particulier à travers l’Economic Development Board), et pour lesquels il a toujours manifesté un intérêt certain. Il a désormais en charge la mise en œuvre du plan de diversification économique Vision économique Bahreïn 2030 (Bahrain Economic Vision 2030) dont la jeunesse locale attend la création d’emplois : il a ainsi lancé en janvier 2021 le Programme 2.0 pour l’emploi national, avec l’ambition qu’il génère 25000 emplois dans l’année. Mais la conjoncture économique du royaume est mauvaise depuis plusieurs années, avec une aggravation liée au cumul de la baisse du prix du baril et de la pandémie de covid-19. Le premier ministre se retrouve devoir mettre en œuvre les mesures d’austérité imposées par cette conjoncture. Et se pose, entre revendications des opposants chiites exilés et pression ds radicaux sunnites dans la famille royale, la question de l’intégration de la jeunesse chiite.
Certaines analyses estiment que le roi Hamad a entrepris depuis 2019 de reconcentrer autour de sa personne et de celle du prince héritier, en créant, au sein du Conseil suprême de défense, un comité exécutif où il a placé le prince héritier Salmane et son frère Nasser, réduisant ainsi quelque peu le pouvoir du clan Khawalid. Pour autant, le prince héritier et désormais premier ministre n’aura pas vraiment la main sur les affaires concernant la sécurité de l’État, car Bahreïn est plus que jamais dans la double dépendance économique et sécuritaire de deux princes héritiers qui ne sont pas des tenants connus de la démocratisation des régimes du Golfe: Mohammed ben Salmane (MBS) en Arabie, et Mohammed ben Zayed al Nahyane (MBZ) aux Emirats.
La disparition du premier ministre de Bahreïn a donc certes achevé un mandat historique par sa durée, mais il y a très peu de probabilité qu’elle infléchisse à court terme une ligne politique répressive qui a étouffé les oppositions. On concluera donc provisoirement, comme l’a titré Kristin Smith Diwan dans une analyse récente , que « la mort du premier ministre permet la promotion d’un réformateur, mais sans doute pas des réformes »4.
Jean-Paul BURDY
NOTES
>> On pourra se reporter à notre analyse «Bahreïn: Premier ministre depuis…1971 ! Qui dit mieux? » sur ce blog le 1er septembre 2011 : https://questionsorientoccident.blog/2011/09/01/bahrein-premier-ministre-depuis-1971-qui-dit-mieux/
1 Son seul concurrent sérieux était peut-être M.LEE Kuan Yew (1923-2015), figure tutélaire de Singapour à partir de l’indépendance en 1959, premier ministre de 1959 à 1990, « Senior Minister » de 1990 à 2004, «Minister Mentor » de 2004 au 21 mai 2011.
2 L’un des moyens, dans l’archipel (et, en particulier, à Muharraq), de savoir si l’on se trouvait dans un quartier sunnite, était de mesurer la densité des portraits du premier ministre, partout placardés : un marqueur identitaire visuel aussi net que les bannières et drapeaux noirs dans les quartiers et villages chiites.
3 Cf. BURDY Jean-Paul, « Bahreïn : « What next ? » . Que faire du rapport de la commission d’enquête de la BICI? », blog Questions d’Orient, 23 décembre 2011. En ligne :https://questionsorientoccident.blog/2011/12/23/bahrein-what-next-que-faire-du-rapport-de-la-bici/
4 SMITH DIWAN Kristin, « Death of Bahrain’s Prime Minister Promotes Reformer, But Perhaps Not Reforms», The Arab Gulf States Institute in Washington, November 18, 2020. En ligne : https://agsiw.org/death-of-bahrains-prime-minister-promotes-reformer-but-perhaps-not-reforms/
