Fariba Adelkhah et Kylie Morre-Gilbert, emprisonnées à Téhéran

« La République islamique d’Iran est devenue  inaudible »

Alors que les Etats-Unis s’activent dans différentes instances onusiennes et auprès des chancelleries occidentales pour rétablir la totalité des sanctions possibles contre Téhéran, le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a publié dans « Le Monde » du 12 août une tribune dénonçant un possible retour à la « loi de la jungle »  au détriment « ce qui reste du multilatéralisme et du droit international ». Son argumentaire n’est pas dénué de fondements, alors que le président Trump termine un mandat marqué, au Moyen-Orient, par le torpillage systématique d’un accord sur le nucléaire iranien certes imparfait, mais qui ouvrait des perspectives de détente régionale et d’amorce de réintégration de l’Iran dans le « concert des nations ».

Mais notre collègue Jean-François Bayart, dans une réponse à Javad Zarif, elle-aussi publiée dans « Le Monde », le18 août, explique pourquoi, en « embastill[ant] de manière systématique des universitaires », l’argumentaire de la République islamique est désormais « inaudible ». JF.Bayart fait évidemment référence aux nombreuses « prises d’otages universitaires » auxquels les services de renseignement des Gardiens de la révolution ont procédé ces dernières années, et qui ont visé des binationaux (le cas de notre collègue de Sciences-Po Paris Fariba Adelkhah est le plus emblématique vu de France), mais aussi des ressortissants non-iraniens (nous pensons particulièrement à la jeune chercheuse anglo-australienne Kylie Moore-Gilbert, en photo en tête de notre post).

Cette politique des otages vise à entretenir un vivier de prisonniers et prisonnières condamné(e)s à de lourdes peines invariablement motivées par des accusations « d’espionnage et d’atteinte à la sûreté de l’État » forgées de toutes pièces. Le tout dans l’hypothèse de possibles échanges avec des détenus iraniens retenus en Occident sous différents chefs d’accusation liés au programme nucléaire ou à des actions clandestines contre des opposants au régime de Téhéran. En ce qui concerne les universitaires occidentaux, la conséquence la plus évidente (et d’ailleurs sans doute recherchée par l’aile radicale du régime) est d’empêcher dorénavant aux chercheurs et chercheuses spécialistes du pays  l’accès au terrain iranien  pour y mener leurs travaux: la République islamique s’inscrivant ainsi dans la continuité des régimes totalitaires depuis un siècle.

Nous reproduisons ici les deux textes de M.Javad Zarif, et  de Jean-François Bayart.

                                                                                                                 JPB

Tribune de Mohammad Javad Zarif ministre des affaires étrangères de la République islamique d’Iran: « Autoriser les Etats-Unis à détruire définitivement l’accord sur le nucléaire iranien serait retourner à la loi de la jungle ». Le Monde, 12/8/2020

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/12/mohammad-javad-zarif-autoriser-les-etats-unis-a-detruire-definitivement-l-accord-iranien-sur-le-nucleaire-serait-retourner-a-la-loi-de-la-jungle_6048796_3232.html

« En Iran – pays qui est la cible des sanctions les plus vicieuses et aveugles –, ce que nous avons observé de l’administration actuelle des Etats-Unis est parfaitement clair : celle-ci n’offre aucune perspective quant à l’avenir de la communauté mondiale. 

L’inflexibilité et l’imprévisibilité des Etats-Unis n’ont rien à voir avec la mise en œuvre de la théorie des jeux, où les acteurs sont censés prendre des décisions rationnelles. Qu’il s’agisse de sa mauvaise gestion interne du Covid-19 ou de l’affaiblissement de la paix et de la stabilité à l’étranger, le gouvernement actuel à Washington n’a aucun plan véritable, à part de s’en prendre aveuglément à tous ceux qui défendent l’Etat de droit. 

Un parfait exemple en est la manière dont les Etats-Unis ont agi par rapport à la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui a approuvé le Plan d’action conjoint – en anglais Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) –, communément appelé « accord sur le nucléaire iranien ». En juillet 2015, l’Iran, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne ont signé cet accord historique pour répondre à toutes les préoccupations concernant le caractère exclusivement pacifique de notre programme nucléaire, tout en libérant le peuple iranien de sanctions inhumaines et injustes.

Ni souhaitable ni viable

 Dans le même cadre, les Etats-Unis et d’autres signataires ont coparrainé conjointement la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations Unies, adoptée à l’unanimité, dont l’accord nucléaire est un élément indissociable et à laquelle sont jointes ses 90 pages, inscrivant ainsi cet accord dans le droit international. Cependant, en mai 2018, l’administration américaine a déclaré qu’elle avait décidé unilatéralement de « mettre un terme à sa participation » au JCPOA. 

Depuis lors, l’Iran et le reste de la communauté internationale ont été laissés dans la position extraordinaire de voir les Etats-Unis devenir le premier Etat dans l’histoire de l’ONU à non seulement enfreindre une résolution contraignante qu’il a lui-même parrainée, mais à sanctionner également les gouvernements et les entreprises qui soutiennent le droit international en mettant en œuvre les dispositions de cet accord. Ainsi que j’ai eu l’occasion d’en prévenir le Conseil de sécurité le mois dernier, la prolongation de cette situation n’est ni souhaitable ni viable. Nous sommes donc à la croisée des chemins. 

La campagne de désinformation menée par l’administration américaine – et comprenant des allégations fausses concernant un prétendu consensus régional – sur les conséquences du maintien des dispositions de l’accord par les autres signataires du JCPOA, notamment la normalisation de leur coopération avec l’Iran dans le domaine de la défense, ne vise qu’à masquer ses motivations réelles et malveillantes. 

Acquis du multilatéralisme

 En réalité, les Etats-Unis ont échoué à provoquer l’effondrement de la résolution 2231 après plus de deux ans de « pression maximale », la plus brutale jamais imposée à une nation, notamment en privant les citoyens iraniens d’accès aux médicaments et à des équipements médicaux. Cette privation a été maintenue dans le contexte de la pandémie Covid-19, la plus meurtrière que le monde ait connue depuis de nombreuses décennies. 

Aujourd’hui, les Etats-Unis espèrent pouvoir enfin détruire cette même résolution qu’ils ont récusée en 2018. Ils le font en préconisant sciemment une mauvaise interprétation de ses dispositifs. Ce comportement profondément malveillant des Etats-Unis vise la totalité de la structure de l’ONU. La méthode suivie consiste à utiliser les instruments de l’ONU elle-même pour détruire cette instance mondiale. 

Les problèmes que pose cette politique et leurs conséquences potentiellement graves doivent être pris en considération. D’abord et avant tout, on doit réaliser en quoi l’effondrement d’une seule résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur un sujet spécifique risquerait d’entraîner des conséquences plus étendues et même globales. Ce lien existe bel et bien. Si, par l’autoritarisme de l’un de ses membres, le Conseil de sécurité était contraint de torpiller une de ses propres résolutions, nous serions témoins d’un recul de plusieurs générations dans les acquis du multilatéralisme au niveau de la communauté mondiale. 

Si toutes les puissances ne respectent pas les principes pour la concrétisation desquels le Conseil de sécurité a été créé, celui-ci ne peut s’acquitter de ses devoirs et aucune nation ne peut plus reconnaître sa compétence et son autorité. Nous ne devons pas oublier que cette même administration américaine, de manière totalement infantile, s’est aussi retirée de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en plein développement de la pandémie, et cherche maintenant à prendre en main le processus de réforme de cette même OMS, au risque d’exaspérer ses plus proches alliés occidentaux. 

Boîte de Pandore 

Si les Etats-Unis sont autorisés à continuer sur cette voie, le monde reculera vers le principe « la force fait le droit ». Et bien que cela puisse sembler attrayant pour les bellicistes de la période de la guerre froide qui recherchent aujourd’hui de nouvelles cibles, il faut se rendre compte que même cette logique de l’affrontement a rencontré ses limites : les deux superpuissances du siècle dernier ont vu leur influence internationale se dissiper lors de leurs sucessives défaites militaires en Afghanistan, un pays dont le PIB est 14 fois inférieur au chiffre d’affaires annuel de la société Apple. 

Nous avons également vu, ces dernières années, comment l’administration américaine – parallèlement à ses attaques contre les institutions et accords internationaux – a cherché à supplanter le droit international par ses propres lois nationales. Dans la pratique, cela signifie que désormais ce ne sont plus les gouvernements européens qui décident avec qui les entreprises européennes peuvent ou non faire des affaires – qu’il s’agisse de l’application de la résolution 2231 ou de l’exécution ou du tracé du gazoduc North Stream –, mais plutôt le Trésor américain. 

Alors même que, jusqu’à présent, ce sont principalement les Etats-Unis qui ont cherché à étendre la compétence de leurs lois nationales, rien ne permet de penser qu’ils conserveront le monopole de cette démarche. Avec l’ouverture de cette boîte de Pandore et la complaisance de certains gouvernements, il n’est pas difficile d’imaginer un avenir où les citoyens ordinaires et les entreprises privées pourraient être confrontés à des accusations provoquées par l’extension de lois nationales d’autres pays, ainsi qu’à diverses lois intérieures limitant les voyages, le commerce et les investissements internationaux. Un avenir bien rétrograde pour notre monde globalisé ! 

La communauté internationale en général – et le Conseil de sécurité de l’ONU en particulier – est aujourd’hui confrontée à un choix décisif : maintenons-nous collectivement le respect de l’Etat de droit ou retournons-nous à la loi de la jungle ? Alors que l’Iran a prouvé sa résilience et sa capacité à résister à l’intimidation, je suis convaincu que, dans les prochaines semaines et les prochains mois, les membres du Conseil de sécurité réfuteront les tentatives, futiles et à visée électorale, d’une administration américaine à bout de souffle de détruire ce qui était la plus importante réussite diplomatique du XXIe siècle et, ce faisant, ne permettront pas que ce qui reste du multilatéralisme et du droit international soit anéanti. » 

Mohammad Javad Zarif,  ministre des affaires étrangères de la République islamique d’Iran.


Tribune en réponse de Jean-François Bayart, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), à Genève : « L’Iran a lui-même contribué à ce retour à la “loi de la jungle” ». Le Monde, 15/8/2020 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/08/18/l-iran-a-lui-meme-contribue-a-ce-retour-a-la-loi-de-la-jungle_6049194_3232.html

 « J’ai lu avec attention la tribune de Mohammad Javad Zarif, ministre des affaires étrangères de la République islamique d’Iran, dans Le Monde du 12 août. J’en partage l’inquiétude. Comme il l’écrit, nous sommes « confrontés à un choix décisif : maintenons-nous collectivement le respect de l’Etat de droit ou retournons-nous à la loi de la jungle ? ». Comme lui, je pense que l’administration Trump est responsable de la crise dans laquelle sont à nouveau plongées les relations entre l’Iran et une part des autres Etats du système international. Je sais que les Etats-Unis n’ont jamais respecté l’accord de Lausanne de 2015, pas même le président Obama qui en était le signataire. J’admets volontiers que les Iraniens puissent s’estimer grugés, dans la mesure où leur pays n’a jamais engrangé les bénéfices promis d’un accord qu’il a pour sa part respecté. En tant qu’analyste politique, je puis expliquer la colère ou la mise en œuvre de contre-stratégies qu’inspire cette frustration. 

Arrestations et condamnations 

Mais, malheureusement, le propos de Mohammad Javad Zarif est voué à rester inaudible en France bien qu’une partie non négligeable de sa classe politique et surtout de ses journalistes ou de ses universitaires soit ouverte à son argumentation. Car l’Iran a lui-même contribué à ce retour à la « loi de la jungle » en laissant en son sein des forces recourir à des mesures arbitraires et préjudiciables à sa propre réputation, je dirais même à son honneur. L’arrestation et la condamnation à de lourdes peines de prison d’universitaires étrangers, sous des accusations loufoques d’atteinte à la sécurité de l’Etat ou d’espionnage qui ne trompent personne, ont un effet dévastateur sur la crédibilité de sa politique étrangère. 

Parmi ces universitaires figure une citoyenne française, chercheuse éminente de l’un des établissements d’enseignement les plus réputés de Paris. J’ai nommé Fariba Adelkhah, directrice de recherche à Sciences Po, arrêtée le 5 juin 2019 à Téhéran, et condamnée à cinq ans de prison, sans avoir pu bénéficier d’un procès équitable, pas plus que ses collègues soumis au même sort. 

Que Mohammad Javad Zarif m’épargne l’argument habituel de ses diplomates et du porte-parole de son gouvernement, selon lequel Fariba Adelkhah est citoyenne iranienne. Citoyenne iranienne, Fariba Adelkhah l’est sans conteste, et passionnément. Elle a même vigoureusement protesté contre les autorités pénitentiaires de la prison d’Evin qui ne lui ont pas permis de voter aux dernières élections législatives. Mais cela ne légitime en rien l’injustice dont elle fait l’objet. En outre, Fariba Adelkhah, qui est arrivée en France en 1977 pour y suivre des études, y est restée pour des raisons professionnelles et a fini par en demander la nationalité parce que notre pays était devenu sa seconde patrie, comme pour tant d’autres étrangers qui sont venus s’y former et enrichir notre culture ou notre économie sans pour autant renoncer à leurs origines. Aux yeux de la France, Fariba Adelkhah est donc citoyenne française, en même temps qu’iranienne. 

Emprisonnement arbitraire de Fariba Adelkhah 

Son emprisonnement arbitraire nous empêche d’entendre Mohammad Javad Zarif. Et ce d’autant plus que l’épidémie de Covid-19 qui frappe cruellement l’Iran menace sa vie même, dans les conditions de promiscuité qu’elle endure à Evin, quelles que soient les précautions que prennent ses geôliers pour l’en protéger. Sa mort en détention, ou à la suite de sa détention, qu’à Dieu ne plaise, jetterait une tâche indélébile sur la République islamique. 

Une telle arrestation, au même titre que celle des autres universitaires étrangers, dessert les intérêts de l’Iran qu’elle prétend servir au nom de sa sécurité nationale. Elle a réduit au silence l’une des grandes voix et plume qui s’efforçait de faire comprendre ses réalités, du strict point de vue de l’anthropologie, et de manière si nuancée, parce que si érudite, qu’elle a parfois été soupçonnée par la diaspora ou l’opposition iraniennes d’être stipendiée par la République islamique. Aujourd’hui, cette voix manque cruellement à Mohammad Javad Zarif sur la scène française et occidentale parce que les gardiens de la révolution l’ont étouffée, et que ce faisant ils ont laissé à nos néoconservateurs le monopole de la parole sur l’Iran. 

Statut de monnaie d’échange 

Je fais moi-même partie des nombreux universitaires qui estiment que la République islamique a des intérêts légitimes d’Etat à faire valoir sur la scène régionale et internationale, et que les pays occidentaux, dont le mien, commettent une erreur de ne pas en tenir compte depuis la révolution de 1979. J’ai exprimé ce point de vue sur la scène publique à de multiples reprises. Mais que puis-je dire ou écrire aujourd’hui, maintenant que ma collègue est bâillonnée ? Comment pouvons-nous maintenir des relations professionnelles avec un Etat qui embastille de manière systématique des universitaires dont le seul tort est d’exercer leur métier en toute indépendance, et qui sont réduits au statut de monnaie d’échanges qui ne les concernent en rien, comme le font comprendre ses propres diplomates dans des réunions publiques ou privées ? 

Force est de reconnaître que la République islamique d’Iran a, jusqu’à présent, perdu la bataille des idées à l’extérieur, de sa propre faute, du fait de pratiques de ce genre. Pour être entendu, pour rendre la parole à celles et ceux qui s’efforcent de la faire connaître plutôt que de la condamner, Mohammad Javad Zarif doit obtenir la libération de Fariba Adelkhah et de ses collègues ! » 

Jean-François Bayart est professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), à Genève, et l’un des coordonnateurs du comité de soutien à l’universitaire franco-iranienne Fariba Adelkhah.