La Une du quotidien (réformiste) Iran: « Inadmissible ! »

Sur le site du média iranien en ligne anglophone Iranian Front Page 1, la journaliste Fatemeh Askarieh présente chaque jour, et sans commentaire autre que la traduction des deux ou trois titres de Une, la première page des principaux quotidiens nationaux non religieux du pays -une douzaine en général. Qu’ils représentent les courants conservateurs proches du Guide suprême et des Gardiens de la révolution, ou les courants réformistes proches du président de la République et des milieux intellectuels, tous ces médias sont évidemment soumis à autorisation du ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, à l’autocensure et à la censure. Il y règne donc en général une relative homogénéité thématique autour du pouvoir, les photos de Une permettant cependant d’apprécier les affinités politiques et d’anticiper le contenu des articles : des portraits du Guide et l’omniprésence des Gardiens (et de leurs déclarations martiales) pour les organes conservateurs ; ceux du président Rohani et du ministre des Affaires étrangères Javad Zarif pour les organes réformistes.

Montage de Unes du 12 janvier

Depuis le 3 janvier, l’importance majeure des événements successifs (assassinat par les Américains du général Soleimani et de ses compagnons ; riposte iranienne par le tir de missiles sur des bases américaines en Irak, à Al Aïn et Erbil ; dizaines de morts et centaines de blessés à Kerman dans une bousculade à l’arrivée du cercueil de Soleimani dans sa ville natale ; chute du Boeing ukrainien au décollage de l’aéroport Imam-Khomeyni de Téhéran avec 176 morts, très majoritairement Iraniens ou binationaux d’origine iranienne) a homogénéisé les Unes autour du réflexe d’unité nationale et patriotique dans la douleur et la martyrologie autour du régime.

Mais les Unes du 12 janvier tranchent spectaculairement sur l’ordinaire 2. Toutes tendances confondues, elles consacrent leurs titres principaux à la révélation des causes de la chute du Boeing : un (double) tir de missiles iraniens, alors que le discours officiel depuis trois jours évoquait « un accident  inexplicable» dont à tout le moins la responsabilité morale était imputable aux pressions américaines sur l’Iran depuis 10 jours. Et niait farouchement toute responsabilité nationale dans la catastrophe. Or les révélations cumulatives des services de renseignement occidentaux, relayées par des enquêtes des médias américains s’appuyant sur des vidéos tournées par des internautes iraniens et diffusées sur les réseaux sociaux iraniens (tout aussi nombreux et efficaces dans leur impact dans la société civile qu’en Occident), ont contraint le régime à reconnaître sa responsabilité pleine et entière.

La Une de Ebtekar, proche des Gardiens, avec l’aveu du général Hajizadeh

On a donc envoyé au front télévisuel iranien le général de brigade Amirali Hajizadeh, commandant de la branche aérospatiale des Gardiens de la révolution, jusque-là plutôt auréolé officieusement par la réussite symbolique et matérielle de ses opérations de missiles et de drones depuis l’été 2019 (drone américain abattu dans le détroit d’Ormuz le 26 juin 2019 ; frappes contre des installations pétrolières majeures de l’Aramco saoudienne le 14 septembre, attribuées à Téhéran malgré toutes les dénégations officielles ; « frappes de vengeance » sur les bases américaines d’Al Aïn et d’Erbil le 7 janvier 2020, qui n’ont certes pas fait de morts américains, mais ont provoqués des dégâts matériels impressionnants 3). A l’évidence, Amirali Hajizadeh, qui s’est déclaré dévasté et prêt à assumer personnellement et pleinement la responsabilité de « cette faute terrible et douloureuse » a été missionné pour protéger le Guide suprême et les institutions du régime, dont on a peine cependant à croire qu’elles ont pu rester trois jours dans l’ignorance des faits réels. C’est l’accumulation des preuves dans les médias internationaux et sur les réseaux sociaux iraniens qui ont contraint le régime à avouer.

Toujours est-il que la majorité de la presse nationale iranienne du 12 janvier a présenté des gros titres (souvent en rouge sur fond noir) tout à fait inhabituels entre repentance d’avoir cru et répété pendant trois jours le mensonge d’Etat, et colère contre les responsables de la chute du Boeing, profitant à l’évidence de cette sidération supplémentaire de la société civile : une semaine après l’assassinat de Soleimani par Donald Trump le 3 janvier, une catastrophe aérienne majeure provoquée par les Gardiens dans la banlieue de Téhéran. D’où un vocabulaire sans artifice ou circonvolutions contre les responsables du mensonge initial et leurs dénégations initiales: « Incroyable » ; « Mensonge » ; « Fausses nouvelles » ; « Impardonnable » ; « Honteux » ; « L’amère vérité ! » ; « Nous ne pouvons pas le croire ! » ; « Désastreux », etc. La formule répétée: « Nous sommes profondément désolés. Nous nous excusons«  pouvant s’appliquer à la fois aux victimes du crash, et aux lecteurs pour avoir répété le mensonge officiel.

Sazandegi (réformiste): « Deuil national« 

Alors qu’il est en partie co-responsable de la violente répression des manifestations lors la crise de l’essence à la mi-novembre (avec une estimation de 1500 morts provoqués par les forces de police, les bassidj et les Gardiens), le président Rohani s’est appuyé sur l’émotion de la société civile après l’aveu du Boeing pour lancer une offensive politique contre les conservateurs (les Gardiens étant directement visés, bien qu’évidemment non cités nommément), en demandant que la justice (et une cour spéciale) s’empare du dossier et punisse les coupables de cette catastrophe et des mensonges entretenus pendant trois jours. Il est vrai que les élections législatives approchent (fin février), que nombre de réformateurs sortants ne se représentent pas (ou sont interdits de se représenter par la commission électorale du Conseil des Gardiens [de la Constitution]), et que globalement les courants réformateurs sont plutôt dans une perspective de boycotter les législatives, au risque d’un raz-de-marée des conservateurs au majlis. Rohani a donc saisi l’opportunité de la colère sociétale pour essayer de contrer ses opposants et de sauver les meubles au parlement.

La Une du quotidien Arman-e Melli (soutien du Mouvement Vert en 2009): « Nous sommes désolés »

Resalat (conservateur): « La double catastrophe » [mort de Soleimani & le Boeing]

NOTES

1/ IFP News, en ligne depuis 2014, enregistré auprès du ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, publie en anglais des informations générales sur une ligne que l’on pourrait qualifier de « centriste-réformiste »

2/ A Look at Iranian Newspaper Front Pages on January 12, by Fatemeh Askarieh , Iran Front Page (IFP News), 12/1/2020: https://ifpnews.com/a-look-at-iranian-newspaper-front-pages-on-january-12-3

3/ Sur la précision des frappes iraniennes, cf : CNN News 8/1/2020, Accuracy of Iranian missiles on Al Ain Base 7/1/2020 : https://www.youtube.com/watch?v=nHTN4g_M5lg ; ou ABC News 9/1/2020 : https://www.youtube.com/watch?v=FJ1DmqXFFA0 . Sur les dégâts à Al Aïn, voir par exemple le 13/1/2020: https://www.dailymail.co.uk/news/article-7881839/New-images-damage-caused-Iranian-missile-strike-Iraqi-base.html