Nous reproduisons ici un post du blog d’Etienne Copeaux en date du 13 janvier (http://www.susam-sokak.fr/2020/01/mutlu-ozturk-sera-juge-le-21-fevrier.html ), qui évoque la détention depuis trois mois de notre collègue professeur d’histoire à Istanbul Mutlu Öztürk
[Actualisation du 21 février: Mutlu Öztürk et ses camarades ont été libérés le 21 février, en attendant leur procès, repoussé au 7 juillet. On se gardera cependant de se réjouir trop vite: le mécène Osman Kavala, libéré par le tribunal de Silivri le 18 février pour absence de preuves concernant sa participation à une « tentative de renversement du gouvernement » (il avait soutenu les manifestations antigouvernementales de 2013, lors du « mouvement de Gezi ») , a été immédiatement réincarcéré, le procureur général d’Istanbul relançant les poursuites contre lui pour « tentative de putsch contre le gouvernement » – en l’occurrence le coup d’Etat raté d’août 2016… Une spécialité de la « justice » turque...]
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Etienne Copeaux
« Aujourd’hui cela fait trois mois que Mutlu Öztürk est en prison, pour avoir clamé: « Non à la guerre! Nous voulons la paix » en protestation contre l’invasion du nord de la Syrie par l’armée turque.
Mutlu Öztürk a fait ses études au lycée francophone de Galatasaray, puis au département d’histoire de l’Université du Bosphore (Bogaziçi Üniversitesi, Istanbul). Pendant plus de vingt ans, il a enseigné l’histoire dans les écoles de la Fondation Terakki, dans les lycées Saint-Benoît, Galatasaray et Notre-Dame de Sion, tous situés à Istanbul.
En collaboration avec diverses institutions turques et étrangères, avec de nombreux collègues enseignants, il a développé des méthodes d’enseignement de l’histoire, et participé à des échanges internationaux sur l’enseignement des sujets « sensibles » en classe, celui des droits de l’Homme, l’analyse de la présence ou non des droits de l’Homme dans les manuels scolaires, sur la pensée critique, les compétences en matière de lecture… Il présenté et animé des exemples de leçons dans ces domaines.
Il a été l’un des coordinateurs de la première étape du projet d’études sur les Droits Humains dans les manuels scolaires, et il a été membre du comité de conseil et de rédaction pour la seconde étape du projet. Il était également membre du comité éditorial de la revue Toplumsal Tarih (Histoire sociale).
Il est un intellectuel, un militant politique, un enseignant, un homme de culture qui a toujours continué d’enseigner et n’a jamais cessé de vouloir apprendre. Il figure parmi les fondateurs du Congrès démocratique des peuples (Halkların Demokratik Kongresi , HDK) et du Parti démocratique des peuples (Halkların Demokratik Partisi, HDP). Il a participé à l’administration de ces deux mouvements, et aux organisations culturelles, artistiques et éducatives du parti HDP. Depuis plus d’un an, il co-présidait la section du HDP de Sisli (Istanbul).
Le 13 octobre 2019, il devait participer aux cérémonies du 7e anniversaire de la fondation du parti, au siège de Besiktas. Mais on l’a empêché d’entrer et il a été arrêté. Le 14 octobre, il est entré en détention préventive, en attendant son procès. Les chefs d’accusation sont : « violation des lois sur les réunions publiques et manifestations » et « Propagande pour une organisation terroriste ». Cette dernière charge a été ajoutée à la première, puisque celle-ci ne peut donner lieu à une détention. La cour considère ainsi que le slogan « Non à la guerre, nous voulons la paix maintenant » est de la propagande pour une organisation terroriste.
Depuis trois mois [en date du 13 janvier], Mutlu Öztürk est en prison préventive au centre pénitentiaire de Silivri [F-5]. [La date du procès a été arrêtée au 21 février]. Mutlu n’a jamais cessé de vivre pour la vérité, la rêver, l’imaginer et la rechercher ; il n’a jamais cessé de combattre pour la justice, le respect de la loi, l’équité et l’égalité, pour le monde du travail, pour la liberté et pour la paix. Dans tous les domaines où il est intervenu par son travail et ses recherches, que ce soit l’histoire, la politique, la littérature ou le cinéma, il a cherché à relier ces domaines du savoir et de l’art qui semble séparés, il les a fait dialoguer entre eux, pour que chacun d’entre eux devienne plus fort. »
Pour l’instant, les élèves et étudiants de Mutlu, ses amis et camarades militants ont trouvé divers moyens pour lui montrer leur solidarité durant cette période de détention préventive.
Vous-mêmes, vous pouvez suivre le compte twitter https://twitter.com/freemutluhoca , et utiliser les hashtags #freemutluhoca #mutluhocayaözgürlük pour partager vos encouragements et l’expression de votre solidarité avec Mutlu. Un blog a été créé qui centralise les textes de soutien : https://www.mutluhocayaozgurluk.com/
Vous pouvez également lui écrire, à cette adresse :
Mutlu Öztürk, Silivri 5 No’lu Kapalı Ceza İnfaz Kurumu/ F-5 / Silivri, Istanbul – TURKEY
Si votre courrier est en turc, il lui parviendra plus rapidement. Vous pouvez utiliser googletranslate dont le résultat est approximatif en turc mais Mutlu comprendra évidemment. Il est impératif d’écrire à l’encre noire ou bleue, et il vaut mieux expédier en recommandé avec AR.
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Dans un texte précédent du 12 décembre 2019 (http://www.susam-sokak.fr/2019/12/mutlu-ozturk.html), Etienne Copeaux donnait, sous le titre « La guerre, la paix et le professeur d’histoire » quelques détails sur la personnalité de Mutlu Öztürk. Extraits :
« L’une des neuf personnes arrêtées [le 13 octobre 2019], Mutlu Öztürk, militant du HDP, était professeur d’histoire, il est retraité depuis peu. Au cours de sa carrière, son indépendance par rapport à l’institution, et sa liberté affichée par rapport à la doxa de l’histoire officielle, lui ont valu quelques déboires. Il a enseigné dans plusieurs lycées français d’Istanbul, comme Notre-Dame de Sion et Galatasaray. Il réfléchit continuellement à la pédagogie, et à la relation de la société à l’histoire. On le rencontre régulièrement dans les réunions et colloques sur l’historiographie turque et les relations entre histoire et mémoire en Turquie. Il a contribué à un ouvrage publié par la Fondation d’histoire (Tarih Vakfı) intitulé Approches critiques sur l’enseignement de l’histoire (Tarih Egitimine Elestirel Yaklasımlar, 2003) avec un chapitre sur « Les problèmes fondamentaux de l’enseignement de l’histoire en Turquie ».
Mutlu Öztürk, dont le visage est toujours illuminé par un beau sourire, était extrêmement apprécié par ses élèves, comme on peut le voir sur la rubrique le concernant dans le dictionnaire participatif en ligne eksi sözlük (voir ci-dessous). Il était un prof « pas comme les autres », qui ne préparait pas mécaniquement ses élèves à l’examen par des questions à choix multiples comme c’est de règle en Turquie. Il leur apprenait à réfléchir, il leur apprenait à apprendre, à critiquer, à évaluer un document, le résumer, le synthétiser. Il leur a donné un regard critique sur le récit historique officiel, et cela, comme je l’ai écrit souvent, est un sujet absolument crucial dans la Turquie du XXe siècle, le récit historique étant l’un des principaux masques de toutes les violences commises à l’égard des peuples « non turcs » d’Anatolie. Remettre en cause ce récit, c’est faire preuve d’un non-conformisme insupportable au pouvoir.
Au début de cet article, j’évoquais le conformisme, largement partagé dans la population de Turquie, en ce qui concerne les sujets sensibles : le génocide, la violence politique, la répression contre les mouvements kurdes, l’armée, la place de la religion dans la société et la vie politique… C’est pourquoi il est extrêmement important, pour la société turque – pour toutes les sociétés d’ailleurs – que des enseignants fassent ce travail de déconstruction d’un récit officiel, non seulement sous forme d’écrits scientifiques ou militants, mais dans leur pratique quotidienne face à leurs élèves, pour leur apprendre la critique historique.
Sur le plan politique, dans la Turquie actuelle, de telles personnes ne peuvent guère s’impliquer ailleurs qu’au HDP, car non seulement ce parti est le seul vrai parti d’opposition, mais tous les autres (je ne parle même pas de l’AKP d’Erdogan ou des partis d’extrême-droite) ont une vision totalement instrumentalisée de l’histoire. Et dans ce processus d’instrumentalisation, il faut inclure la vision d’Atatürk et du kémalisme, qui servent d’écran empêchant depuis un siècle toute prise en considération honnête de l’histoire du pays – à commencer par le crime originel…
C’est pourquoi, comme je le suggérais au début de cet article, tout est lié : la guerre, la paix, le professeur d’histoire.
Mutlu Öztürk et ses huit compagnons sont emprisonnés à Silivri, la plus grande prison d’Europe. Ils seront jugés au palais de justice de Çaglayan le 21 février. »