Caricature publiée par l’agence de presse iranienne Tasnim, le 16 septembre 2019

Un an après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi (démembré à Istanbul le 2 octobre 2018), commandité au plus haut niveau de l’État ( le prince-héritier Mohammed ben Salmane -MBS est le plus souvent évoqué, y compris au Congrès américain) , le royaume saoudien multiplie ces derniers mois les annonces faramineuses et clinquantes : projet NEOM  de mégalopole futuriste et post-pétrolière au nord-ouest; projet touristique « Merveille d’Arabie » dans l’oasis nabatéenne d’al-Oula ; Forum saoudien des médias à Riyad début décembre  1; organisation dans le royaume du rallye automobile du Dakar  en janvier 2020 2; introduction en bourse (réussie) d’une partie du capital de la Saudi Aramco (incidemment, les sujets du prince ont été instamment invités à souscrire au plus vite…). Par ailleurs le prince-héritier fait valoir à l’envie les avancées sociétales majeures qu’il a autorisées :droit pour les femme de conduire ; assouplissement des règles concernant les passeports et le droit de voyager pour les femmes ; suppression des entrées séparées pour les femmes dans les restaurants, concerts publics, ouverture de cinémas, etc. Sans compter l’ouverture du royaume au tourisme étranger. Une stratégie de communication menée à prix d’or par les agences de communication anglo-américaines les plus réputées, et par quelques agences françaises (dans les domaines touristique et culturel principalement). Et efficace puisque certains magazines (français, entre autres) vont psalmodiant les louanges du jeune-prince-moderne-et-réformateur -il est vrai que leurs journalistes ont été invités tous frais payés sur les lieux pour constater de visu les progrès du royaume.

Pour autant, on ne saurait passer sous silence quelques revers à la médaille vendue par lesdites agences et lesdits organes de presse. On en retiendra quatre :

1/ La répression qui frappe toute critique politique du régime, qu’elle prenne la forme d’un poème, de tweets ou de déclarations publiques : les condamnations à de longues peines de prison, aux châtiments corporels (le fouet…), ou aux exécutions publiques sont nombreuses, et en tous points comparables à celles qui sont pratiquées à Téhéran (hormis peut-être la prise en otages de binationaux, d’usage spécifique en Iran). Elle concerne aussi bien des féministes que des poètes, des chiites que des journalistes.

2/ L’échec du blocus contre le Qatar, lancé à l’été 2017, et qui devait amener l’émirat à résipiscence, en le forçant à se plier aux orientations anti-iraniennes de Riyad et d’Abou Dhabi, et à fermer la base turque de Doha. Deux ans plus tard, il apparait que le Qatar se porte aussi bien qu’avant le blocus, contourné avec l’aide de la Turquie et de l’Iran.

3/ L’enlisement de la guerre au Yémen. L’intervention contre les houthis yéménites en mars 2015 a été voulue par MBS, qui pensait sans doute ne faire qu’une bouchée de montagnards rebelles du nord du Yémen, et triompher à la tête d’une coalition internationale toute dévouée aux chéquiers de Riyad. Ignorant quelques précédents historiques, par exemple ceux des années 1960, quand l’armée de Nasser avait connu au Yémen son « Vietnam égyptien» – les Saoudiens soutenaient alors les monarchistes nord-yémenites. Mais la guerre s’éternise depuis 2015: les Saoudiens se gardent bien de mettre un pied sur le sol yéménite, mais l’aviation saoudienne multiplie les bombardements à l’aveugle sur des cibles civiles, au prix d’un désastre humanitaire absolu, et perd désormais matériels et hommes sur sa frontière sud (voir les batailles perdues à Najran fin août 2019). Constatant l’inefficacité de la « coalition » montée par Riyad, le partenaire émirati, qui est intervenu essentiellement au sud du Yémen, et y a soutenu les séparatistes d’Aden, a retiré une bonne partie de ses forces terrestres, se contentant de maintenir son influence dans les ports de la bordure côtière du golfe d’Aden. Retrait qui ne manque pas de satisfaire Téhéran, soutien de moins en moins discret des rebelles houthis. Depuis l’automne 2019, des rumeurs courent d’une possible prise de contact entre Riyad et les houthis pour envisager une sortie du conflit – mais rien de concret n’est vérifiable.

4/ Les attaques d’installations pétrolières en profondeur sur le territoire saoudien le 14 septembre (qui avaient été précédées par des attaques de moindre ampleur le 14 mai contre l’oléoduc Est-Ouest à Afif, et contre des aéroports civilo-militaires dans les 18 mois antérieurs) ont démontré que Riyad était dans l’incapacité de protéger ses installations stratégiques au coeur du royaume. Le 14 septembre, deux sites majeurs de la Saudi Aramco (Abqaiq et Khurais) dans la Province orientale du royaume ont été frappés par dix-huit drones et sept missiles de croisière. En quelques minutes et pour plusieurs semaines, la capacité de production pétrolière saoudienne a diminué de moitié, provoquant un affolement (provisoire) des « marchés ».

Au-delà de l’humiliation pour Riyad, trois leçons peuvent être tirées de cet acte de guerre non déclarée.

1/ La première est que l’extraordinaire accumulation d’armements, y compris de haute technologie, acquis depuis des décennies auprès des Américains, des Britanniques et des Français n’a servi à rien. Les Saoudiens n’ont ni détecté, ni pu contrer, l’attaque. De même que l’armée saoudienne n’a guère comme capacité au Yémen que de bombarder des cibles indifférenciées (principalement par les airs, mais aussi grâce aux dizaines de canons de 155 CAESAR acquis en France). On a là une différence majeure entre l’armée saoudienne et l’armée idéologique du régime iranien, les Gardiens de la révolution. La première, surdotée et surpayée, est peu motivée, et se repose sur sa masse d’armements et en partie sur des mercenaires à la fiabilité hypothétique en cas de conflit majeur. Les Gardiens ont une cohésion et une motivation idéologiques sans failles perceptibles à ce jour, et ils disposent de capacités missilières, missiles balistiques et missiles de croisière, qui compensent largement leur déficit historique en armements classiques de haute technologie. L’opération du 14 septembre, en admettant que les Gardiens en soient responsables, en témoigne.

2/ La deuxième, tout aussi inquiétante pour Riyad, est l’inefficacité initiale des Américains omniprésents dans la région du Golfe -ils n’auraient eux non plus rien vu venir ?; et l’absence de réaction militaire postérieure de Washington au-delà de la désignation d’une responsabilité directe des Iraniens dans cette affaire -Français, Britanniques et Allemands ajoutant leur voix au choeur des accusations contre Téhéran. Le parapluie américain protégeant le royaume depuis 1945 est apparu bien percé, et son porteur, le président Trump, plus prompt à twitter au petit matin que d’appuyer sur son « gros bouton » (sic) pour punir l’Iran, coupable désigné. Trump s’est bien gardé de déchaîner « le feu et la fureur » (sic) sur Téhéran. La réaction américaine n’a donc pas été, loin s’en faut, à la hauteur des attentes saoudiennes. Riyad est en quelque sorte lâché en même temps que les Kurdes du Rojava syrien. Car Trump a fait du retrait des « guerres sans fin » du Moyen-Orient un de ses principaux arguments de campagne. Interrogé sur la concomitance du retrait de Syrie et des tensions dans le Golfe, il a répondu que tant que l’Arabie saoudite payait pour sa sécurité, et continuerait à être un gros client solvable des industries d’armement américaine, Washington resterait à ses côtés.

3/ La troisième concerne les responsabilités désignées et objectives. Les attaques du 14 septembre ont été revendiquées par les Yéménites houthis. Les commentateurs spécialistes des questions militaires et stratégiques estiment qu’il faut plutôt y voir la main de l’Iran via l’Irak- les drones auraient pu décoller d’Irak via des milices chiites pro-iraniennes ; les missiles de croisière auraient été lancés du Khouzistan iranien vers l’ouest, avant d’obliquer plein sud, tous prenant à revers les couvertures radar américaine et saoudienne. Téhéran a évidemment démenti formellement toute implication dans ces raids menés au moyen de drones et de missiles de croisière, et que ces matériels soient de fabrication iranienne.

Dans un rapport semestriel du secrétaire général Antonio Guterres, remis le 10 décembre au Conseil de sécurité, l’ONU admet ne pas être en mesure, « à ce stade », de confirmer une implication de l’Iran dans les d’attaques contre les installations pétrolières saoudiennes . Soit « de confirmer de manière indépendante que les missiles de croisière et les drones utilisés dans ces attaques sont d’origine iranienne et ont été transférés de façon non conforme avec la résolution 2231 » ayant entériné l’accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire conclu avec Téhéran. En revanche, Israël a pris très au sérieux cette attaque par drones et surtout missiles de croisière, directement mise en oeuvre ou à tout le moins commanditée par Téhéran: les experts israéliens ne pensaient pas que l’Iran pouvait avoir une telle maîtrise stratégique, susceptible donc d’être répliquée dans l’environnement syro-libanais de l’Etat hébreu.

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L’Arabie saoudite a pris dimanche 1er décembre 2019 et pour la première fois les rênes de la présidence tournante annuelle du G20, avec l’espoir de redorer son blason sur la scène internationale. «C’est une occasion unique de forger un consensus mondial sur les questions internationales», a déclaré le prince héritier Mohammed ben Salmane, ajoutant « [mon] pays aura à coeur de mettre en avant la vision du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord».

NOTES

1 En 2019, l’Arabie saoudite figure à la 172e place sur 180 pays du classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans Frontières (RSF). Dans la région : Irak 156e ; Turquie 157e ; Egypte 163e ; Bahreïn 167e ; Iran 170e . La Chine est 177e….

2 L’argent saoudien n’a pas d’odeur: cf. https://www.dakar.com/fr/