Depuis le printemps 2019, la France et son président font l’objet de vives critiques de la part du régime iranien. Le 3 novembre dernier, le guide suprême Ali Khamenei a sévèrement critiqué les initiatives du président Macron : «Le président français, qui prétend qu’une rencontre pourra résoudre tous les problèmes entre Téhéran et l’Amérique, est soit naïf, soit complice des Etats-Unis». Analyse.

1) Le président Macron, médiateur dans le dossier du nucléaire au nom de l’E3?

Les attaques iraniennes peuvent paraître paradoxales car, dans une longue séquence diplomatique, le président Macron s’est beaucoup démené autour du dossier du nucléaire, et s’est posé en médiateur entre Washington et Téhéran. Estimant peut-être avoir, grâce à ses bonnes relations personnelles avec Donald Trump, la capacité de peser sur les choix internationaux erratiques de celui-ci.

* Son conseiller diplomatique Emmanuel Bonne a fait dans l’été (alors que la situation dans le golfe Persique était susceptible à tout moment de dégénérer en conflit direct Etats-Unis-Iran) plusieurs déplacements à Téhéran. Le 10 juillet, il a ainsi rencontré le président Rohani ; le secrétaire du Conseil de sécurité nationale, l’amiral Ali Chamkhani ; et le ministre des Affaires étrangères M.Javad Zarif 1.

* Lors de la réunion du G7 à Biarritz (25-26 août), le président français a reçu un invité surprise, le ministre iranien des Affaires étrangères M.Javad Zarif, avec l’accord des Américains. Sans que cela débouche sur une rencontre particulière entre Américains et Iraniens. Emmanuel Macron a alors lancé l’idée d’une rencontre à New York entre le président iranien et son homologue américain à l’occasion de l’assemblée générale annuelle de l’ONU.

* Dans son discours devant l’assemblée générale, le 24 septembre, E.Macron a proposé un plan en quatre points 2: renonciation confirmée de l’Iran à l’arme nucléaire  (avec remise en conformité avec les engagements de l’accord de juillet 2015 et acceptation de la prolongation des négociations après 2025); sortie de l’Iran du conflit yéménite , et plan de sécurité visant à limiter les engagements iraniens dans la région. En contrepartie, Téhéran obtiendrait la levée des sanctions américaines et pourrait disposer de ses revenus pétroliers. Par ailleurs, il a proposé une ligne de crédit de 15 milliards de dollars pour donner à l’Iran une bouffée d’oxygène.

* Le 24 septembre, en marge de l’assemblée générale annuelle de l’ONU, le président français a consacré une large partie de son emploi du temps à essayer d’organiser une rencontre entre Hassan Rohani (qu’il a vu à deux reprises en tête-à-tête, et avec lequel les échanges téléphoniques directs sont fréquents) et Donald Trump. Mais le premier n’a pas reçu l’autorisation du Guide suprême pour cette rencontre, tant que les Américains ne levaient pas les mesures d’embargo sur le pétrole iranien 3. Il est vrai que les Iraniens n’ont pas nécessairement vocation à jouer les bourgeois de Calais vis-à-vis du promoteur immobilier américain et de son grand art du « deal » à sens unique…

Le bilan de l’action diplomatique du président français est donc des plus réduits, malgré des efforts indéniables. Ce qui découle à la fois de l’unilatéralisme du président Trump, et du mépris qu’il porte à ses “alliés” ouest-européens, comme à presque tous ses interlocuteurs officiels -hormis peut-être les dirigeants russe et nord-coréen. Et des positions également intransigeantes de l’Iran, dont les dirigeants estiment apparemment à l’automne 2019 qu’ils ont remporté le bras-de-fer estival avec Donald Trump dans le Golfe, mais que Washington n’a pas frémi sur la question vitale des sanctions. D’où les critiques iraniennes à l’encontre de la France, et des autres signataires européens du JCPoA. Le 3 novembre dernier, après la séquence G7-ONU, le Guide suprême Ali Khamenei a sévèrement critiqué les initiatives du président français. Il a taxé ses offres de médiation de naïveté ou de complicité avec les Etats-Unis : «Le président français, qui prétend qu’une rencontre pourra résoudre tous les problèmes entre Téhéran et l’Amérique, est soit naïf, soit complice des Etats-Unis».

2) L’inconsistance du mécanisme européen INSTEX.

Hormis les Etats-Unis qui se sont retirés de l’accord, les signataires européens de l’accord (E3 : France, Allemagne, Royaume-Uni) ont déclaré en janvier 2019 vouloir monter un programme financier alternatif au dollar : l’INSTEX. Un onglet dédié du site internet de l’ambassade de France à Téhéran en précise la nature: « Le 31 janvier 2019, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne ont annoncé la création de la société INSTEX (Instrument In Support of Trade Exchanges). INSTEX a pour objet de faciliter le commerce légitime au titre du droit européen et international avec l’Iran. Cette initiative s’inscrit dans le cadre des engagements de la France à préserver l’accord nucléaire de Vienne du 14 juillet 2015. INSTEX vise à offrir aux opérateurs une solution de paiement. Ainsi, elle vise à pallier l’exiguïté des canaux bancaires et à permettre aux opérateurs qui le souhaiteront de continuer à commercer avec l’Iran. INSTEX est aujourd’hui créée mais des travaux restent à mener afin de le rendre pleinement opérationnel. Fruit des efforts communs de trois Etats, notre objectif est d’avancer pas à pas vers l’opérationnalisation de la structure. »

D’après le spécialiste de l’économie iranienne et des questions géopolitiques Michel Makinsky, l’Iran a travaillé de son côté à la mise en œuvre d’une «structure miroir » à l’INSTEX, le STFI 4  : un groupe de services électroniques et bancaires visant à faciliter des échanges de biens « humanitaires » (agricoles, alimentaires, santé….) avec l’Union européenne; et le commerce d’hydrocarbures avec les pays voisins (surtout l’Irak, l’Inde, le Pakistan et la Turquie, éventuellement la Russie….) selon une formule « pétrole contre des produits à définir ».

Les faits sont cependant cruels : l’INSTEX n’a encore aucune concrétisation, alors même que les sanctions américaines, sans cesse renforcées par la Maison Blanche et le Trésor américain, asphyxient de plus en plus l’économie iranienne (y compris et en l’occurrence les structures financières et bancaires), et la vie quotidienne des Iraniens. La notion de « biens humanitaires » a un périmètre limité aux biens alimentaires et aux médicaments, beaucoup trop restreint évidemment pour avoir un impact sur une économie iranienne reposant très largement sur l’exportation des hydrocarbures. On peut donc comprendre l’irritation de la partie iranienne face à des initiatives européennes qui ne font en rien évoluer la position unilatéraliste américaine. Les Iraniens sont fondés à souligner la faiblesse insigne des Européens en matière internationale, sur ce dossier comme sur beaucoup d’autres. Le 10 juillet 2019, lors de sa rencontre avec Emmanuel Bonne, le secrétaire du Conseil de sécurité nationale, l’amiral Ali Chamkhani,  a ainsi critiqué les signataires européens du JCPoA (E3) pour leur manque de volonté et d’initiative pour contrer les décisions de la Maison Blanche : « Nous attendons que les pays de l’Union européenne agissent pour défendre leur identité et leur autonomie face à l’unilatéralisme américain » 5 . Le 12 novembre, le très affable autant que redoutable négociateur ministre iranien des Affaires étrangères M.Javad Zarif interpelle directement ses trois homologues et partenaires européens sur son compte tweeter, en leur demandant ce qu’ils ont fait concrètement pour sauver le JCPoA après le retrait américain 6.

La France est ainsi l’acteur le plus visible d’une Europe perçue par Téhéran, à raison, comme acteur géopolitique faible par rapport à Washington. Et les Iraniens n’oublient pas, par ailleurs le tropisme saoudien de la diplomatie française, toujours prompte à faire preuve de fermeté et d’exigences à l’égard de Téhéran, mais toujours plus discrète sur la politique de Riyad en interne (l’affaire Khashoggi) ou au plan régional (la guerre d’agression au Yémen, et le désastre humanitaire qu’elle provoque depuis 2015). Il est vrai que la France a remporté ces dernières années d’énormes marchés d’armements dans le royaume saoudien, grâce à l’efficacité de l’ancien ministre de la Défense et actuel ministre des Affaires étrangères Joël Le Drian, qui connaît il est vrai parfaitement le chemin du palais royal de Riyad… Quitte d’ailleurs à ce que des armes françaises se retrouvent utilisées contre les populations yéménites, par les Saoudiens ou les Emiratis.

NOTES

1 Emmanuel Bonne, diplômé de Sciences Po Grenoble, a reçu en 1998 le prix Michel Seurat pour ses travaux de recherche sur « La justice en Syrie : institutions, pouvoir et société » , effectués au sein du CERMOC à Beyrouth (actuel IFPO) et à Sciences Po Aix-en-Provence. Il a été conseiller à l’ambassade de France à Téhéran (2003-2006) puis à Riyad (2006-2009) puis au Nations-Unies à New York (2009-2012). Il a été conseiller Afrique-du-Nord-Moyen-Orient à l’Elysée (2012-2015), puis ambassadeur de France à Beyrouth (2015-2017). Il est conseiller diplomatique et sherpa G20 (et G7) du président Macron depuis le 20 mai 2019.

2 Discours du président Macron : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/09/24/discours-du-president-emmanuel-macron-a-la-tribune-de-lassemblee-generale-onu

3Marc SEMO, «  La tentative ratée de « contact direct » entre Trump et Rohani à New York », Le Monde 2/10/2019, https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/02/la-tentative-ratee-de-contact-direct-entre-trump-et-rohani-a-new-york_6013917_3210.html

4Michel MAKINSKY, « Iran : un nouveau paysage extérieur, un dangereux durcissement à l’intérieur », L’Opinion.fr, 26 Octobre 2019 https://www.lopinion.fr/edition/international/iran-nouveau-paysage-exterieur-dangereux-durcissement-a-l-interieur-201514

5 Agence Pars, Téhéran, 10/7/2019 : http://parstoday.com/fr/news/middle_east-i79984-je_ne_suis_pas_le_m%C3%A9diateur_des_%C3%89tats_unis_(emmanuel_bonne)

6 Javad Zarif – ‏Compte certifié @JZarif – 2019, Nov.12. « To my EU/E3 Colleagues : « Fully upheld commitments under JCPOA » YOU? Really? Just show ONE that you’ve upheld in the last 18 months. ». https://twitter.com/JZarif