Un arrêt de la Cour constitutionnelle de Turquie sur la liberté d’expression permet la libération de Füsun Üstel, mais atteste de la polarisation de la société turque.


Le 26 juillet 2019, la cour constitutionnelle de Turquie (Türkiye Cumhuriyeti Anayasa Mahkemesi, TC-AYM) a rendu un arrêt dans l’affaire des universitaires jugé(e)s et condamné(e)s pour avoir signé en 2016 la pétition dite des Universitaires pour la paix (qui avait recueilli au total 2212 signatures). En se fondant sur l’article 26 de la Constitution turque garantissant la liberté d’expression, la haute cour a jugé que les droits de ces universitaires avaient été violés. Elle a ordonné leur libération (dont celle de Füsun Üstel, emprisonnée depuis le 8 mai 2019), l’ouverture de procès en réparation, et l’indemnisation des 10 universitaires ayant fait appel de leur condamnation.

Cette décision a été très disputée au sein de l’AYM (http://www.hurriyetdailynews.com/opinion/serkan-demirtas/top-courts-ruling-on-academics-stirs-debate-145388) : sur les 17 juges du tribunal, huit ont voté en faveur des requérants, et les huit autres contre. C’est la voix prépondérante du président de la cour, Zühtü Arslan, qui a fait pencher la balance dans un sens libéral. Les divisions parmi les juges se sont immédiatement retrouvées dans les médias (aux ordres, donc sans surprise majoritairement hostiles à la décision de la cour), et parmi les partis politiques. Et même au sein de l’Université : une pétition intitulée « La cour constitutionnelle ne peut pas légitimer le terrorisme » circule actuellement pour dénoncer l’arrêt de la haute cour, et a déjà reçu plus d’un millier de signatures.

Ces attaques ne sont pas surprenantes. Dans une affaire précédente, concernant à l’époque (janvier 2018) deux journalistes du quotidien d’orientation kémaliste et laïque Cumhuriyet, un arrêt de la cour constitutionnelle avait fait l’objet d’un tir de barrage du gouvernement, et d’un refus de mise en œuvre par plusieurs tribunaux inférieurs (https://www.middleeasteye.net/fr/ ). Et ce, bien que, constitutionnellement, les décisions de la cour constitutionnelle soient définitives et contraignantes pour les organes législatif, exécutif et judiciaires, pour les autorités administratives comme pour les personnes physiques et morales.

Il est vrai que l’exemple vient du sommet de l’Etat : le 28 février 2016, le président turc Recep Tayyip Erdoğan avait fustigé la cour constitutionnelle pour une décision libérale du même ordre, déclarant qu’il « ne respecter[ait] ni ne suivr[ait] la décision ». (http://www.hurriyet.com.tr/gundem/cumhurbaskani-erdogan-aymnin-can-dundar-kararina-saygi-duymam-40061532 ) . De fait et de droit, la cour a infligé depuis une décennie une série de revers au premier ministre, puis président de la République, Recep Tayyip Erdoğan, qui poursuit donc les juges constitutionnels de sa vindicte. S’il a réussi à prendre le contrôle politique de la quasi totalité des hautes autorités administratives et judiciaires du pays, la cour constitutionnelle fait encore exception, malgré des efforts récurrents (arrestation de 3 juges en 2016, pour complicité avec les auteurs du coup d’Etat avorté de juillet). Car, comme aux Etats-Unis avec la Cour suprême, l’enjeu est d’importance : la composition de la cour est susceptible d’imprimer durablement la marque de la majorité des juges sur le fonctionnement politique et juridique de l’État, et sur l’ensemble de la société. Attaquée de toutes parts, la cour a dû justifier son arrêt sur la liberté d’expression dans un communiqué de presse du 31 juillet, et expliquer qu’il ne ne vaut pas approbation de la pétition des Universitaires pour la paix: « La cour est consciente de ce que la pétition en question a été préparée dans un but déterminé et qu’elle contenait des commentaires exagérés, blessants et agressifs à l’endroit des forces de sécurité. »

Dans tous les cas, les attaques contre les décisions de la cour constitutionnelle reposent sur un argumentaire simpliste, mais qui est mobilisateur dans un pays où le nationalisme est chauffé à blanc depuis des années, toutes tendances politiques confondues (ou presque): ces décisions libérales et au nom de l’État de droit sont en réalité inspirées par « le soutien au terrorisme. » Celui de « l’organisation terroriste de Fethullah Gülen » (le FETÖ), rendue responsable du coup d’Etat avorté de juillet 2016, mais plus largement d’à peu près tout ce qui va mal en Turquie, avec, évidemment, l’aide intéressée de « la main de l’étranger ». Et celui de l’organisation kurde de Turquie PKK, et de ses tentacules nationales (dont le parti pro-kurde HDP -légal) ou étrangères (le PYD de Syrie, à la tête du Rojava, le Kurdistan de Syrie). Autant de preuves manifestes donc de la profonde polarisation nationale-sécuritaire de la société turque sous la férule de Recep Tayyip Erdoğan.