Une carte de la Syrie et du Liban au temps du Mandat français réutilisée en 2014, puis en 2018

Le conflit syrien a été, dès 2012, abondamment cartographié (notre post du 3 octobre 2014: https://questionsorientoccident.blog/2014/10/03/letat-islamique-daech-une-representation-cartographique-des-espaces-et-des-dynamiques/ ). Et des cartes anciennes sont parfois utilisées par l’une ou l’autre des parties au conflit à l’appui de ses objectifs politiques ou militaires.

Dans le cadre du mandat français au Levant, confié à Paris par la Société des nations (SDN), les autorités françaises ont abondamment cartographié la région. La carte présentée ici, à l’échelle 1/2000000e, a été dressée par le Bureau topographique des Troupes françaises au Levant (BT-TFL), dépendance du Service géographique des Armées (SGA)1. Disponible à la cartothèque de l’Institut français du Proche-Orient, à Beyrouth (https://ifpo.hypotheses.org/2753 ), elle est datée de 1935, après que le BT-TFL a publié en 1929 de très intéressants plans des principales villes du Mandat (Beyrouth, Damas, Alep), utilisant pour cela entre autres les campagnes de photographies aériennes menées en Syrie (dont les finalités étaient à la fois militaires et archéologiques). Elle propose une vision du Levant à travers les appartenances ethniques, linguistiques et confessionnelles réelles et supposées, construites sur des sources hétéroclites, y compris parfois des représentations anciennes de ces appartenances issues des « voyageurs en Orient ». C’est sur la base de ces représentations (et des rapports de forces d’alors sur le terrain, plutôt en défaveur des TFL) que la France a procédé au découpage de la Grande Syrie en « Etats indépendants » dans les années 1920, selon le principe colonial bien connu du « Diviser pour régner » 2.

Montage JP.Burdy 2013

Nous n’entrerons pas dans une critique des données utilisées pour élaborer cette carte. Nous retiendrons que, dans le contexte de la guerre en Syrie, elle a été très largement reprise sur l’internet et les réseaux sociaux, comme en témoigne une recherche élémentaire sur Google Images :

Quand on cherche à préciser la chronologie d’apparition et de multiplication des occurrences de cette carte, on relève qu’elle renvoie à deux épisodes de la guerre en Syrie :

– la bataille de Kobâné (Aïn al-Arab), fin 2014-2015 : alors tenue par les Kurdes syriens, la ville est attaquée par les forces de l’État islamique (Daech) qui en reprennent les environs et l’encerclent (nos posts des 6-7-11 octobre 2014 : https://questionsorientoccident.blog/2014/10/06/letat-islamique-a-kobane) . Or, la Turquie établit son propre blocus du côté de sa frontière, pour empêcher que de l’aide extérieure arrive par voie terrestre aux Kurdes de Kobâné. Les pressions internationales contraindront Ankara à accepter le passage d’un millier de combattants kurdes venant du Kurdistan d’Irak (KRG) pour aider les combattants de Kobâné. En réalité, ce sont des bombardements massifs de l’aviation américaine qui forceront les djihadistes de Deach à renoncer à la prise de la ville, et à se replier plus au sud dans la vallée de l’Euphrate.

– et surtout à l’attaque du canton d’Afrine, fin janvier 2018 : l’opération militaire turque «Rameau d’olivier » est lancée le 21 janvier 2018 contre une zone mitoyenne de la Turquie, devenue progressivement dans les années précédente une enclave sous contrôle des milices kurdes YPG, qualifiées de « terroristes » par Ankara. L’objectif de «Rameau d’olivier » est d’établir une zone de sécurité d’une profondeur de 30 km à partir de la frontière entre la Turquie et la Syrie, et surtout d’empêcher une continuité territoriale kurde tout au long de la fontière turco-syrienne. Dans son offensive sur Afrine, l’armée turque s’appuie localement sur des milices pro-turques, soit turkmènes (un groupe largement instrumentalisé par Ankara, d’abord au nord-Irak après 2003, puis au nord de la Syrie ces dernières années), soit arabes et stipendiées par les Turcs, sous le drapeau d’une Armée syrienne libre idéologiquement hétéroclite. Le 18 mars 2018 l’armée turque entre dans le centre de la ville, sans combats, les milices kurdes s’étant repliées dans les heures précédentes.

La carte de 1935 se retrouve alors massivement saisie à l’appui des thèses kurdes. En effet, Ankara justifie son intervention par l’illégitimité de la présence kurde à Afrine, où le peuplement serait historiquement turc, turkmène et arabe. Les Kurdes et pro-Kurdes défendent, à l’inverse, un peuplement historiquement majoritairement kurde. Ainsi, le site pro-kurde turc Sendika s’appuie sur la carte de 1935 (et d’autres documents cartographiques et statistiques) pour expliquer l’inanité de l’argumentaire turc officiel à propos d’Afrine, et de l’expulsion des Kurdes de ce canton , alors que ceux-ci en constituent un peuplement ancien et majoritaire: http://sendika63.org/2018/01/afrin-ve-tarih-dersleri-aydin-selcen-gazete-duvar-471009/ . On remarque, sur une bonne partie des cartes affichées par Google Images, que la carte portant un cerclage du canton d’Afrine a été reprise de manière virale par les internautes, focalisant ainsi sur Afrine, et son peuplement majoritairement kurde.

Kobâné et Afrine sont deux des épisodes de la guerre menée par Ankara contre les Kurdes de Syrie, après l’abandon par la Turquie de l’objectif initial de son intervention en Syrie : le renversement de Bachar al-Assad (notre post du 15 novembre 2018 : https://questionsorientoccident.blog/2018/11/15/turquie-le-grand-ecart/.)

Sur la question kurde en Syrie, on se reportera au dossier d’articles publiés dans la dernière livraison de Moyen-Orient:  

Le Kurdistan syrien (Rojava), Moyen-Orient no 41, janvier-mars 2019, 98p. (Thèmes des articles: Cartographie ; Espace kurde ; Désunion kurde ; Öcalan et les matrices idéologiques; Raqqa ; Utopie autogestionnaire ; Economie ; Rojava & KRG ; Combattantes kurdes)

NOTES

1 Créé par Louvois en 1688, le Dépôt de la Guerre était le bureau de cartographie et d’archives à intérêt militaire de l’armée française depuis Louis XIV, en charge de l’établissement et de la tenue à jour de cartes détaillées, qui conserveront longtemps en France l’appellation de « cartes d’État-Major ». Après plusieurs réorganisations, le Dépôt de la guerre entreprend la publication de la grande « carte de France de l’Etat-Major » au 1/80 000e. En 1887, le Dépôt de la guerre est scindé en deux organismes distincts :

– le Service géographique de l’armée (SGA) qui deviendra en 1940 l’Institut géographique national (IGN), qui s’élargit en 2012 en Institut national de l’information géographique et forestière;

– le Service historique de l’armée (SHA), ultérieurement Service historique de l’armée de terre (SHAT), actuel Service historique de la défense (SHD).

2 La philatélie est une source annexe de l’histoire. Les productions philatéliques françaises au Proche et Moyen-Orient sont très riches pour le suivi des zones occupées, et des divisions territoriales auxquelles Paris a procédé dans l’entre-deux-guerres au Levant mandataire : https://semeuse25cbleu.net/usages-hors-de-france/bureaux-de-lempire-ottoman-syrie-alaouites-grand-liban/