
AUBIN de la MESSUZIERE Yves, Profession diplomate. Un ambassadeur dans la tourmente, Paris, Plon, 2018, 398p.

La carrière de diplomate d’Yves Aubin de la Messuzière couvre quatre décennies d’histoire des relations internationales. Spécialiste du Proche et du Moyen-Orient, il a été l’un des grands ambassadeurs français (notre chronique du 15/9/2011). Il est entré dans la carrière en réussissant le concours d’Orient en 1969. Son premier poste a été à Amman en 1970, lors du « Septembre noir » qui a opposé les fedayins de Yasser Arafat à la Légion arabe du roi Hussein de Jordanie. Il a été « Directeur ANMO » – Afrique du Nord Moyen-Orient –, l’une des directions les plus prestigieuses du « Département » (le Quai d’Orsay) de 1999 à 2002 . Il a terminé sa carrière comme ambassadeur à Tunis de 2002 à 2005. « Il fut ainsi l’un des protagonistes de la politique arabe de la France, revendiquée comme « gaullo-mitterrandienne », fondée « sur l’indépendance et le volontarisme » et ensuite balayée dans les années Sarkozy par la montée en puissance des atlantistes. » (Marc Semo, Le Monde du 15/1/2019).
Un rappel sur la diplomatie française et le régime Ben Ali, 2008-2012
Pendant son passage à l’ambassade de Tunis, il a reçu aussi bien les officiels tunisiens que les opposants politiques ou les membres de la société civile, harcelés par la police du régime Ben Ali. Le contraste n’en sera que plus frappant avec certains de ses successeurs qui timorés, n’ouvriront plus guère les portes de l’ambassade, pour ne pas irriter le régime. D’autant que le président de la République, Nicolas Sarkozy, au cours de sa visite à Tunis en 2008, se félicitera « des progrès de l’espace des libertés publiques dans le pays » -il ne faisait d’ailleurs que reproduire ce qu’avaient été les positions du président Jacques Chirac. Du coup, Paris « tombera des nues » quand la contestation sociale puis politique enflera fin décembre 2010. On se souvient qu’une ministre des Affaires étrangères, ayant par ailleurs des intérêts personnels et familiaux en Tunisie, Michèle Alliot-Marie, ira à l’époque -le 12 janvier, la veille de la fuite de Ben Ali, jusqu’à proposer devant l’Assemblée nationales les compétences de la police française pour aider Ben Ali à réprimer les manifestations populaires… Moyennant quoi, le 14 janvier, Ben Ali s’enfuit piteusement avec son clan, mais avec des valises de devises et de bijoux, pour se réfugier en Arabie saoudite. Après les déclarations de la ministre, la polémique enfle en France sur l’attitude des autorités politiques et des diplomates français vis-à-vis du régime Ben Ali.
C’est alors qu’Yves Aubin de la Messuzière publie dans Libération, le 26 janvier 2011, une tribune titrée : «Les autorités [françaises] étaient parfaitement informées des dérives du système Ben Ali» , qui mérite d’être relue.
« La Tunisie est entrée de plain-pied dans une période de transition démocratique dont tout laisse penser qu’elle sera irréversible. Dans un premier temps, ce mouvement a été porté par la jeunesse, plus particulièrement les jeunes chômeurs, pour s’étendre aux classes moyennes mobilisées par les réseaux sociaux dont Facebook est l’acteur principal. Les mots d’ordre des manifestants revendiquaient la liberté et la démocratie tout autant que la restauration de la dignité (karama), en écho à Gandhi : «S’il est contraire à sa dignité d’homme d’obéir à des lois injustes, aucune tyrannie ne peut l’asservir.» Cette transition ne sera pas un long fleuve tranquille, tant apparaît forte la volonté d’un changement profond, voire radical, de la part de larges couches de la population. Ces derniers jours, ce sont des manifestants venus de l’intérieur du pays qui manifestent avec des slogans appelant à la dissolution du RCD et à la démission du gouvernement. Des courants s’expriment dans la rue et dans les médias pour mettre en garde contre la confiscation de la «révolution démocratique». L’appellation de «révolution du jasmin», venue de France, n’a pas cours en Tunisie et rejoint les stéréotypes en référence à la douceur et à la docilité supposée du peuple tunisien.
A ce stade, aucune personnalité ni aucune des formations politiques constituées n’incarnent le changement qu’elles ont accompagné. Probablement émergera dans ce contexte nouveau une formation politique issue de la société civile qui ne se reconnaît que partiellement dans les partis politiques participant au gouvernement transitoire. Le RCD, prolongement du Néo-Destour de Bourguiba, dévoyé par le régime Ben Ali, est-il en mesure de se rénover ? Beaucoup estiment qu’il ne faudrait pas commettre la même erreur qu’en Irak, lorsque le Baas a été dissous après la chute de Saddam Hussein. Les sections locales de l’UGTT, syndicat unique, mais seul contre-pouvoir dans la période Ben Ali, ont souvent soutenu le mouvement en opposition à la direction centrale, déconsidérée. L’armée, dont le comportement républicain est remarquable, n’a pas vocation à sortir de son rôle de surveillance des frontières et d’appoint pour assurer provisoirement la sécurité dans les villes. Le courant islamiste représenté par le parti «Al-Nahda» victime d’une répression féroce au début des années 90, retrouvera une audience dans un pays qui a été le premier foyer de la contestation islamiste au Maghreb. A l’instar des mouvements islamistes, au Maghreb comme au Machrek, il s’appuiera sur une forte capacité de mobilisation sociale et politique, surtout dans un contexte troublé. Les formations et associations laïques s’en inquiètent dans la perspective des échéances électorales à venir.
Le renversement du régime de Ben Ali était-il prévisible ? On évoque la perspicacité de la diplomatie américaine, dont les correspondances ont été révélées par WikiLeaks, pour mieux critiquer à l’excès une diplomatie française prise de court et inefficace. Aucune chancellerie n’avait inscrit dans ses prévisions le scénario qui a débouché sur la chute du régime Ben Ali. Au cours de la décennie passée, les analyses de notre ambassade à Tunis et celles du Quai d’Orsay soulignaient régulièrement la dégradation des libertés publiques et la répression qui touchait les associations et les organisations non gouvernementales telle que la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la première dans le monde arabe. Les rapports diplomatiques mettaient aussi l’accent sur l’exaspération et le mal-être de la jeunesse tunisienne, liés certes au problème de l’emploi mais aussi à l’absence d’espace et d’expression politiques. Enfin, la prévarication et le développement d’un système de prédation du secteur privé de l’économie par le clan Trabelsi étaient perçus comme l’un des risques pesant sur la stabilité du pays. L’antienne de Ben Ali, présentant son régime comme un rempart contre la menace islamiste, relayée avec complaisance par nombre de politiques en France, était considérée dans les notes diplomatiques comme le fonds de commerce du régime et le prétexte pour s’abstenir de toute ouverture politique jugée déstabilisante. L’analyse diplomatique privilégiait le risque de mouvements sociaux à la menace islamiste.
Les autorités politiques françaises étaient donc parfaitement informées des dérives du système Ben Ali, qui rejetait toute référence à la question des droits de l’homme, notamment dans le cadre de la politique européenne de voisinage initiée en 2000. L’expertise du Quai d’Orsay, marginalisé depuis 2007, était négligée. Les propos du président de la République, au cours de sa visite à Tunis en 2008, se félicitant des progrès de l’espace des libertés publiques, avaient suscité l’incompréhension et l’indignation, qui marquent encore les esprits aujourd’hui. Les premières déclarations françaises, au lendemain de la chute de Ben Ali, n’ont pas été à la hauteur de la nouvelle situation puisqu’on s’est contenté dans un premier temps de «prendre acte de la transition démocratique». Celles-ci sont à mettre en regard de la déclaration de Barack Obama saluant d’emblée le «courage et la dignité du peuple tunisien». Il en reste la perception, probablement loin de la réalité, que Washington a favorisé la chute de Ben Ali.
Un effort important est nécessaire pour rétablir la confiance, plus particulièrement en direction des représentants des différentes composantes de la société civile avec lesquelles les contacts se sont nettement distendus au cours de ces dernières années (cela vaut aussi pour les autres pays de la région). Des messages forts de solidarité devraient être adressés à cette nouvelle Tunisie en marquant nettement notre volonté d’accompagner sa marche vers la démocratie et de remobiliser l’Union européenne dans la perspective de l’octroi d’un statut avancé. Notre proximité humaine, culturelle, économique, stratégique, avec ce pays, bientôt peut-être modèle de démocratie dans le monde arabe, mériterait un engagement déterminé de notre part. »
Aubin de la Messuzière publiera quelques mois plus tard aux Editions Cérès « Mes années Ben Ali. Un ambassadeur de France » (2011, 220p.).
Peu après, le 9 février 2011, le jeune diplomate Boris Boillon, qualifié de « sarkoboy » et alors ambassadeur en Irak (2009-2011) est nommé ambassadeur à Tunis, en remplacement de Pierre Ménat accusé, à tort semble-t-il, d’avoir mal apprécié une situation sociale et politique qui allait provoquer la chute de Ben Ali. L’arrogance des débuts du nouvel ambassadeur Boillon a immédiatement braqué et les médias tunisiens, et la classe politique issue de la révolution, ses prétentions à plagier dans un magazine people James Bond 007 l’amenant très vite à être caricaturé en OSS 117. Les relations franco-tunisiennes en souffriront plusieurs années…
Référence de la tribune dans Libération : https://www.liberation.fr/planete/2011/01/26/l-elysee-etait-informe-des-derives-du-systeme-ben-ali_709901
Par ailleurs, Yves Aubin de la Messuzière était intervenu le 25 octobre 2016 aux « Midi de l’IReMMO », pour présenter son ouvrage « Monde arabe : le grand chambardement » , Plon, 2016: https://www.youtube.com/watch?v=LBrbpbOrBSo (durée de la vidéo : 1h45)