
> Fiches-pays: « Bahreïn » et « Oman », in : Bilan stratégique 2018, Paris, Ed.Areion, Moyen-Orient no 39, juillet-septembre 2018, 98p , avec des fiches-pays de Jean Marcou (Turquie) et de Jean-Paul Burdy (Bahreïn et Oman).
ANALYSE BAHREÏN
Sept ans après le Printemps de la place de la Perle, une apparence de normalité: un Grand prix de Formule 1, une offre touristique, le dialogue inter-religieux, l’annonce de la découverte d’un gigantesque gisement de pétrole et de gaz de schiste. Et l’envers du décor: une répression ininterrompue, une ingéniérie électorale anti-chiite, un alignement systématique sur les choix régionaux de l’Arabie saoudite.
Le retour annoncé de l’or noir?
Bahreïn évolue vers un statut d’émirat post-pétrolier, mais les hydrocarbures représentent encore 85% des revenus de l’Etat. La faiblesse persistante du prix du baril a généré en 2017 un déficit budgétaire de 3,5 milliards de dollars – 11% du produit national brut, et creusé plus encore une dette de 26 milliards de dollars. Or, les ressources en pétrole s’épuisant, les hydrocarbures sont pour l’essentiel fournis par l’Arabie saoudite, et les investissements étrangers n’ont jamais redécollé depuis la crise de 2011. Dès lors, les agences de notation ont fortement dégradé la dette souveraine du royaume, et les choix de la Banque centrale sont contestés par le FMI. Le secteur tertiaire (61% du PNB), en particulier le secteur bancaire, est concurrencé par celui des Emirats arabes unis, de même qu’un secteur immobilier spéculatif, donc fragile. Les efforts de diversification économique sont réels. Manama mise sur le tourisme (6% du PNB), en menant des campagnes internationales de promotion du patrimoine, des musées et du sport (Formule 1, tennis, formation cycliste Bahrein-Merida). Le parc hôtelier monte en gamme, mais son taux d’occupation est faible. L‘archipel pâtit à l’évidence d’un important déficit de notoriété par rapport au Qatar, à Abou Dhabi et à Dubaï.
Comme dans les autres pétromonarchies, des réformes structurelles sont mises en oeuvre. La générosité (historiquement inégalitaire) de l’Etat-providence va déclinant: si le secteur public reste le principal employeur des nationaux, le gouvernement a progressivement supprimé les subventions pour la viande et les carburants, et augmente les tarifs de l’électricité et de l’eau. Une taxe à la valeur ajoutée sera introduite fin 2018. Le 1er avril, le royaume a annoncé bruyamment la découverte d’un gigantesque gisement de pétrole et de gaz de schiste près de ses côtes orientales, “ la plus importante découverte dans le Golfe depuis des décennies”. Mais les opérateurs internationaux attendent des évaluations fiables des ressources exploitables pour envisager d’investir: le retour annoncé de l’or noir est donc pour le moment virtuel. Seule la confirmation d’une remontée durable des cours du baril serait susceptible d’améliorer conjoncturellement les ressources du royaume : le budget serait à l’équilibre avec un baril à 99 dollars.
Une répression permanente
Les médias locaux étant aux ordres, et les médias internationaux interdits de séjour, seuls les réseaux sociaux et une société civile exsangue permettent de chroniquer une répression permanente depuis 2011. Les organisations politiques ont été dissoutes, les dirigeants et principaux militants de l’opposition condamnés à de lourdes peines de prison par des tribunaux civils ou militaires, pour atteinte à la sûreté de l’État, mais parfois aussi pour critique de la guerre au Yémen depuis 2015, ou des mesures prises contre le Qatar en 2017. Au printemps 2018, 22 condamnés à mort attendent leur exécution. Les militants des droits humains sont harcelés, régulièrement emprisonnés. Des opposants sont expulsés, d’autres privés de leur passeport pour les empêcher d’aller témoigner devant la Commission des droits de l’homme de l’ONU, à Genève. Le régime a prononcé 602 déchéances de nationalité depuis 2012, dont 96 depuis le début de 2018. Les jeunes qui participent aux manifestations récurrentes dans les quartiers chiites sont souvent torturés. La ville de Diraz, bastion historique du chiisme local, est en état de siège depuis juin 2016: la principale autorité chiite du pays, l’ayatollah Issa Qassem, 81 ans et de santé fragile, y est détenu à son domicile, et interdit de visites. Déchu de sa nationalité en 2016, il fait depuis 2017 l’objet d’une procédure pour “menées théocratiques en lien avec [l’Iran], soutien au terrorisme, et collecte illégale de fonds et blanchiment. ” Cette coûteuse coercition permanente (plus du quart du budget de l’Etat), largement anti-chiite, entretient la contestation. Les élections législatives prévues fin 2018 seront de pure forme, le découpage des circonscriptions minorant systématiquement le vote chiite. Et Manama signe de coûteux contrats avec des agences de lobbying anglo-américaines chargées d’améliorer l’image du régime.
ANALYSE OMAN
En Oman, la situation politique intérieure reste figée, alors que la hausse du prix du pétrole laisse entrevoir une amélioration des revenus de l’État. La traditionnelle position d’équilibre du sultan Qabous Al Said entre l’Arabie saoudite et l’Iran est mise à mal par l’accentuation des tensions régionales : crise du Qatar, guerre au Yémen, nucléaire iranien.
Il est difficile de parler d’une vie politique omanaise, tant le pouvoir est concentré sur la seule personne du sultan Qabous Al Saïd, avec un contrôle des médias et des réseaux sociaux rigoureux, et des menaces de répression dissuasives. Depuis des années, les apparitions publiques du sultan, dont la santé est fragilisée, sont très rares : le 18 novembre 2017, lors de la parade militaire de la fête nationale ; ou lors de la réception de dirigeants étrangers au palais d’Al Alam, à Mascate – le président égyptien Abdel Fatah al-Sissi en février 2018, le premier ministre indien Narendra Modi en mars. Lors de ces rencontres, le sultan Qabous apparaît affaibli, mais toujours vif. Agé de 77 ans, exerçant un pouvoir absolu depuis 48 ans, il est sans héritier direct, ni successeur désigné. La question de la continuité du pouvoir est donc un motif d’inquiétude, mais qui ne peut s’exprimer publiquement. Le sultan a prévu une procédure successorale : dans deux lettres cachetées, il a indiqué trois noms par ordre de préférence parmi des membres masculins de la famille Al Saïd. A la mort du sultan, un conseil de famille disposera de trois jours pour choisir un nom. Si aucun consensus n’apparaissait, un conseil de défense indépendant du conseil de famille désignerait le successeur. Il est cependant vraisemblable que l’un des cousins paternels fait déjà office de successeur potentiel, au plus près du sultan au palais d’Al Alam.
Une dépendance maintenue au cours du baril de pétrole
Pays rentier, Oman, modeste producteur d’hydrocarbures et pays de transit d’oléoducs, a souffert depuis 2014 de la faiblesse persistante du prix du baril de pétrole. Celle-ci pèse sur les budgets, creuse la dette, et impose une restriction aux dépenses publiques. Seules les dépenses militaires sont sanctuarisées: en leur consacrant en 2017 environ 14% de son produit national brut, Oman se classe au premier rang mondial (10% en Arabie saoudite, 3,4% aux Etats-Unis). La générosité clientéliste de l’Etat-providence, dont la fonction publique absorbe 70% des emplois de nationaux, se tarit progressivement, tel le subventionnement de l’essence, de l’électricité ou de l’eau. Les projets actés avec l’Iran en 2014 (livraison de gaz iranien, développement de plates-formes pétrochimiques en Oman), tardent à prendre forme, du fait du maintien des sanctions américaines, et donc des difficultés économiques de Téhéran. Le tourisme international connaît une réelle croissance : jusque-là limité aux circuits et à l’hôtellerie haut-de-gamme, il tend à s’ouvrir à des marchés plus larges, par l’amélioration des infrastructures (ouverture du nouveau terminal de l’aéroport de Mascate en mars 2018), et la diversification des capacités d’hébergement. Seule la confirmation de la remontée des cours du baril, amorcée à l’été 2017, et que les tensions régionales pourraient accélérer en 2018, serait susceptible d’améliorer conjoncturellement les ressources du sultanat. Sans cependant résoudre la question structurelle du chômage des jeunes Omanais, nombreux à partir chercher des opportunités d’embauche dans les Emirats arabes unis (EAU) voisins.
Une diplomatie régionale d’équilibre soumise à de fortes tensions
Adossé à des accords de défense avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis, le sultan Qabous a maintenu depuis des décennies un équilibre prudent entre ses deux puissants voisins et rivaux, l’Arabie saoudite et l’Iran. Tout en maintenant sa discrète présence au sein d’un Conseil de coopération du Golfe (CCG) dominé par Riyad, Mascate a évité de s’engager dans les conflits régionaux (Irak, Syrie, Yémen), offrant plutôt ses services de médiateur de bonne volonté. Mais depuis 2017, le sultanat est confronté à des tensions nouvelles et contraignantes. Dans le bras de fer qui oppose l’Arabie saoudite, les EAU et Bahreïn au Qatar, et qui déchire le CCG, Oman a appelé à l’apaisement, mais a de facto pris position en faveur de Doha: Mascate a ouvert ses ports et aéroports aux Qataris pour contourner l’embargo saoudien.
Le sultanat s’inquiète de l’évolution du conflit au Yémen voisin: intensification des combats menés par la coalition saoudienne (au nord, bombardements aériens par Riyad; au sud, opérations terrestres par les forces émiraties); dégradation de la situation humanitaire, qui pourrait provoquer l’arrivée de nombreux réfugiés en Oman; retour désormais possible à une partition nord-sud du Yémen, avec une balkanisation tribale et terroriste du centre, et une implantation saoudienne dans la province orientale; main-mise croissante (y compris militaire) des Emiratis sur la grande île yéménite de Socotra, à proximité du Dhofar omanais, etc. Historiquement floue, la frontière occidentale du sultanat redevient une ligne de tension.