Publiée par Estudios de Politica Exterior (Madrid) et l’Instituto Europeo del Mediterraneo (IEMed, Barcelone), la revue trimestrielle Afkar / Idées, no 46, été 2015, consacre son dossier central à la « nouvelle guerre froide » opposant l’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran sur presque tous les terrains du guerre de la région : Irak, Syrie, Yémen, en particulier. A l’occasion d’un débat public à l’IRREMO (Paris 5e) le 22 septembre 2015, une série de questions
nous donc ont été posées sur ce thème, ainsi qu’à Ali Mamouri, chercheur & journaliste:

1/ La République islamique d’Iran cherche-t-elle à renforcer un « croissant chiite » allant de Téhéran au Liban en passant par l’Irak et la Syrie? Si la réponse est positive, quels seraient les objectifs à long terme de la construction de ce « croissant chiite » ?

2- La défense des intérêts de puissance de l’Iran dans la région passe-t-elle par des relations privilégiées avec les acteurs chiites ?

3- Les communautés chiites du Golfe se sentent-elles plus attachées à l’Iran chiite ou à leur pays d’appartenance ? Peut-on dire que l’Iran essaie de les instrumentaliser ?

4- Avec la montée en puissance de Daech en Syrie et en Irak, la cohabitation entre chiites et sunnites dans la région MENA peut-elle être affectée ?

> J-P.Burdy, « Existe-t-il un croissant chiite ? », in « Guerre froide au Moyen-Orient », Afkar / Idées, Revue trimestrielle pour le dialogue entre le Maghreb, l’Espagne et l’Europe, no 46, été 2015, p.24-31



Débat IEMED à l’IRREMO Paris le 22/9/2015

1/ La République islamique d’Iran cherche-t-elle à renforcer un « croissant chiite » allant de son territoire au Liban en passant par l’Irak et la Syrie? Si la réponse est positive, quels seraient les objectifs à long terme de la construction de ce « croissant chiite » ?

Depuis 2011, le conflit syrien a alimenté de manière croissante une grille de lecture des conflits du Moyen-Orient opposant  un « arc [ou « croissant »] chiite » à un « bloc sunnite ». « L’arc chiite » serait piloté par l’Iran, au titre de bastion historique du chiisme duodécimain, et  seul Etat musulman chiite depuis les Séfévides au XVIIe siècle. Ce « croissant » serait composé de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie et du Hezbollah libanais, avec quelques appendices au Bahreïn et au Yémen (ce dernier « front » s’étant enflammé en 2014 avec la prise de Sanaa par les rebelles houthis du nord, qualifiés un peu rapidement par les Saoudiens de « chiites soutenus par l’Iran »). Le «bloc sunnite » comprendrait l’Arabie saoudite et les émirats du Golfe (dont le Qatar, qui joue un rôle particulier de rival de l’Arabie ; mais on relèvera que le sultanat d’Oman reste à l’écart de cette logique de « bloc » ), l’Egypte et la Turquie.  En réalité, ces deux notions doivent être déconstruites, et chacun des « blocs » relativisé.

On rappellera ainsi, sans aucune prétention à l’exhaustivité, que la notion « d’arc chiite », telle qu’actuellement utilisée, est apparue à la fin 2004 , quelques mois donc après l’expédition américaine qui a démantelé l’Etat irakien jusque-là structuré par le parti Baas et par l’armée: c’est le roi Abdallah de Jordanie qui l’utilise le premier dans une interview accordée au Washington Post, en décembre 2004. Elle est ensuite largement reprise par les néo-conservateurs américains (qui considèrent depuis longtemps l’Iran comme un pilier de « l’Axe du Mal »), par les Saoudiens, dans le Golfe, et en Israël (où la démonisation de l’Iran comme « menace vitale pour Israël » est un des principaux arguments idéologiques des gouvernements successifs de Benjamin Netanyahu). Il est donc clair que cette formule exprime surtout la crainte des monarchies conservatrices et pro-américaines face à la disparition de l’Etat baasiste sunnite en Irak en 2003, au profit d’un gouvernement des chiites à Bagdad, pour la première fois depuis la création de l’Irak en 1920 et, plus largement face à ce qui est construit et/ou perçu comme une vaste offensive chiite contre l’orthodoxie sunnite de l’islam [1]

On ne reviendra pas sur les connexions historiques et théologiques  entre le chiisme iranien et l’Irak (les « villes saintes chiites » irakiennes de Najaf et Kerbala), le Golfe (Bahreïn), le Liban, non plus que  sur l’émergence du chiisme comme acteur (et facteur) politique majeur au Moyen-Orient depuis trois décennies : le chiisme est évidemment un élément important du soft power iranien. Mais cela ne suffit pas à créer un « arc chiite » inféodé à Téhéran. L’Irak post-2003, sous la férule policière et sectaire de l’ex-premier ministre chiite Nouri Al-Maliki, a son propre agenda arabe, même si Bagdad dépend désormais,  face à l’Etat islamique, de l’aide iranienne. De même, les ayatollahs chiites quiétistes irakiens de Najaf, dont le plus célèbre est l’octogénaire Ali al-Sistani, n’ont que peu d’affinités avec la théorie khomeyniste du « pouvoir du juriste-théologien » (velayat-e faqih) . La Syrie abrite certes quelques lieux-saints chiites (comme le mausolée de Sayyeda Zeinab dans la banlieue sud de Damas, mais elle ne compte qu’un nombre infime de chiites (1%) , et le régime syrien ne peut pas simplement être qualifié d’alaouite, même si quelques clans alaouites ont monopolisé le pouvoir politique et économique -mais en alliance avec les bourgeoisies commerçantes sunnites de Damas et d’Alep. L’agenda politique du Hezbollah libanais est spécifique, à la fois « national » (insertion dans la vie politique libanaise) et régional (lutte contre Israël), et ne reflète que pour partie les positions iraniennes -même si la crise syrienne a renouvelé la dépendance de l’organisation à Téhéran.

 Quand au « bloc sunnite » supposé, il est fissuré dès le départ : l’Arabie saoudite et le Qatar s’opposent depuis des années (et au moins jusqu’en 2014) dans la répression (Riyad) ou le soutien (Doha) aux Frères musulmans ; l’Egypte a été et reste largement absente de la scène régionale depuis la chute de Moubarak début 2011, sinon dans le soutien (sous le président Morsi) puis le lâchage (sous le maréchal-président al-Sissi) du Hamas à Gaza. Elle n’esquisse son retour qu’à l’occasion de la coalition saoudienne au Yémen, et par la signature de gros contrats militaires avec la France, mais financés par Riyad . Quand à la Turquie de l’AKP (parti parfois défini comme la « branche turque des Frères musulmans »), elle peut partager avec les autres Etats des objectifs communs (renverser Bachar Al-Assad), mais elle s’est compromise dans son soutien à M.Morsi, et se retrouve rejetée par le maréchal al-Sissi. Elle est actuellement brouillée avec presque tous ses voisins -même si l’on exalte ces dernières semaines, l’entente cordiale entre le nouveau monarque saoudien, Salman, le nouvel émir du Qatar, Tamim, et le président turc R.T. Erdoğan. Et les décisions post-électorales du président Erdogan viennent de replonger la Turquie dans la violence et le chaos, la lutte anti-Kurdes l’emportant sur quelques interventions symboliques contre l’EI

Que les conflits se soient fortement confessionnalisés depuis le milieu des années 2000 (d’abord en Irak), puis surtout à partir de 2011 (les Printemps arabes) est indéniable. Les discours de confessionnalisation des conflits, tenus à Bagdad (à partir de 2006), puis au Bahreïn lors du « Printemps de Manama » (février-mars 2011) et surtout en Syrie (dès l’été 2011)  sont devenu réalité sur le terrain. La stratégie cynique du régime syrien a été de présenter dès les premiers jours une contestation initialement pacifique et séculière comme une offensive de « djihadistes sunnites » manipulés de l’étranger, menaçant la cohabitation, puis l’existence même des minorités non sunnites en Syrie. La confessionnalisation visait, bien évidemment, à masquer les enjeux politiques et sociaux qui étaient à la base de la contestation du régime policier de Damas.  Sur un terreau favorable entretenu depuis des décennies, ces discours  et ces pratiques des régimes ont été performatifs,  Ils ont pour partie discrédité les contestataires séculiers, ils ont encouragé les opposants islamistes, ils ont facilité les manœuvres d’autres acteurs de la confessionnalisation, et tout particulièrement l’Arabie saoudite et le Qatar.

L’Irak est une première illustration de cette confessionnalisation, avec les affrontements sunnites/chiites dès 2006, puis le (re)surgissement majeur de l’Etat islamique au nord du pays au printemps 2014. Mais, derrière cette réalité de la confessionnalisation, il faut retrouver d’autres facteurs politiques tout aussi essentiels : la mobilisation des sunnites en Irak après 2006 est ainsi largement le produit de la politique sectaire de monopolisation du pouvoir et des ressources économiques par le premier ministre chiite Nouri Al-Maliki. La rapidité avec laquelle l’Etat islamique a conquis Mossoul et pris le contrôle de l’essentiel du nord de l’Irak, en juin 2014, ne peut s’expliquer que par les alliances que l’organisation djihadiste a conclu avec une partie de l’ancien appareil baasiste sunnite, et avec une partie des tribus sunnites, que les Américains s’étaient ralliés, mais que la politique sectaire du premier ministre irakien a rejeté dans une opposition armée. Au total, il est clair que depuis 2011, les références confessionnelles n’ont cessé de monter en puissance, jusqu’à saturer, à l’excès sans doute, les analyses sur des tensions ou des conflits dont les fondements premiers étaient politiques et sociaux.

2/ La défense des intérêts de puissance de l’Iran dans la région passe-t-elle par des relations privilégiées avec les acteurs chiites ? Non & Oui

* Non, en ce sens que, sur la longue durée, la politique régionale iranienne n’a jamais été déterminée par une idéologie pan-chiite, mais par des alliances géostratégiques dans la pure tradition de la théorie réaliste des relations internationales : une politique étrangère déterminée par les intérêts de l’Etat (du très vieil Etat perse), de la nation (une nation iranienne plus nationaliste que chiite, même depuis 1979) et de la puissance (longtemps face à l’Irak et à l’Arabie saoudite, désormais face à la seule Arabie, sur la défensive). L’alliance avec la Syrie d’Hafez Al-Assad, dès 1979, reposait sur des intérêts stratégiques partagés (face à Israël, contre l’Irak, au Liban), et non sur les affinités supposées entre le régime syrien « alaouite » (en réalité très sécularisé), et le chiisme duodécimain iranien. La realpolitik iranienne a toujours cherché à éviter de s’enfermer dans un « ghetto chiite » . En direction du monde arabe, et malgré les antagonismes historiques chiites-sunnites et Perses-Arabes, Téhéran a développé dès les années 1980 une certaine capacité à obtenir un soutien de « rues arabes » sunnites par des intermédiaires : promotrice depuis Khomeyni de la journée internationale antisraélienne « Al-Qods » (Jérusalem),  la République islamique se veut un pilier de « l’Axe de la résistance » ou du « Front du refus »contre Israël, avec la Syrie baasiste, le Hezbollah chiite libanais (créé par les Iraniens au début des années 1980), le Hamas palestinien (qu’elle alimente en missiles), certains Palestiniens installés en Syrie.

Côté nord, après 1991, Téhéran a ainsi pu privilégier l’alliance avec l’Arménie (« chrétienne ») face à l’Azerbaïdjan (« laïque », mais majoritairement musulman chiite) ; ou jouer la carte du Hamas à Gaza (pourtant branche palestinienne des Frères musulmans égyptiens, donc sunnites). En 2011, le soutien aux contestataires (majoritairement chiites) du Bahreïn est resté verbal -on rappellera d’ailleurs que c’est l’Arabie saoudite voisine, sunnite et wahhabite, qui est intervenue à Manama pour écraser la contestation dès mars 2011.

* Oui, en ce sens que le « renouveau chiite », incontestable dans toute la région depuis la révolution iranienne de 1979, puis la confessionnalisation générale des conflits dans la dernière décennie, et surtout depuis 2011, tendent à renforcer des liens religieux et confessionnels parfois très anciens, longtemps distendus ou occultés, et qui reviennent en force comme déterminant intérêts partagés et alliances sur le terrain [2]. La fitna, la division conflictuelle entre sunnites et chiites est un facteur historique infrastructurel au Moyen-Orient. Mais on peut estimer qu’en ce qui concerne Téhéran, c’est moins le fruit d’une « politique chiite » expansionniste, que le fruit des circonstances : ce n’est pas Téhéran qui a renversé le régime « baasiste laïque sunnite » de Saddam Hussein en 2003, mais bien les Américains. Lesquels avaient mis à bas le régime des talibans sunnites à Kaboul deux ans plus tôt. En 2003, avec  l’intervention américano-britannique en Irak, sans mandat de l’ONU,  les Iraniens ont vu disparaître la menace  du régime expansionniste arabe irakien. Dès lors, ils ont pu rétablir leurs liens historiques avec les chiites de Mésopotamie , rompus par la guerre lancée par Saddam Hussein en 1980, et retrouver une capacité d’influence sur les lieux saints chiites, de Najaf à Kerbala, sur les milices chiites formées après 2003, puis sur le gouvernement central de Bagdad quand le chiite Nouri Al-Maliki en prend la tête en 2006. Téhéran a ainsi comblé, dans un pays majoritairement chiite certes, mais arabo-kurde et héritier d’une longue histoire d’Etat mésopotamien « phare du monde arabe », un vide de puissance créé par les Américains, et non par une opération d’expansionnisme chiite iranien. Il faut cependant remarquer que l’évolution des conflits djihadise les deux côtés : il y a un djihadisme salafiste sunnite, il y a désormais un djihadisme chiite, porté principalement par des milices irakiennes, et aussi par le Hezbollah en Syrie.

3/ Les communautés chiites du Golfe sont-elles plus attachées à l’Iran chiite qu’à leur pays d’appartenance ? L’Iran essaie-t-il de les instrumentaliser ?

* On peut tout d’abord rappeler que, transnationale, la « galaxie chiite » est hétérogène, ne serait-ce que par les divergences sur le nombre d’imams révérés:  les duodécimains iraniens, irakiens, bahreïnis, libanais (soit 80% des chiites) attendent le retour du douzième imam;  druzes libanais et alaouites syriens  reconnaissent dix imams;  les septimains ismaéliens du Pakistan et de Syrie, sept ;  les zaydites yéménites (dont les houthis, actuellement en rébellion dans le Nord), cinq. Au plan politique,  la théorie khomeyniste du velayat-e faqih (le « pouvoir du juriste-théologien », qui s’engage dans la lutte politique, jusqu’à exercer le pouvoir, comme en Iran depuis 1979) n’est accepté que par une majorité relative des clercs chiites iraniens, irakiens et libanais : la majorité des grands ayatollah irakiens, les marjaa, rejette ce principe khomeyniste, et se positionne plutôt pour le quiétisme : les religieux ont le droit et le devoir de s’exprimer si besoin est sur la chose politique, mais n’ont pas vocation à exercer le pouvoir politique. Au plan national : le poids des Etats et des Etats-nations depuis un siècle, et le poids de l’histoire, font que les chiismes ont inévitablement une dimension nationale, sinon nationaliste: les duodécimains iraniens sont d’abord Iraniens, comme les chiites de Mésopotamie sont d’abord des Arabes, comme les alaouites sont d’abord Syriens. 

* La révolution iranienne a été un tel traumatisme régional (parce que révolution renversant une vieille monarchie pro-occidentale, et révolution dite « chiite » qui plus est) et international (les Occidentaux, et au premier chef les Américains, ne s’en sont pas encore totalement remis) que l’on a tendance à imputer à l’Iran un projet chiite expansionniste auprès de toutes les communautés chiites du Moyen-Orient, projet auquel celles-ci adhéreraient sans réticence. C’est faire fi de la complexité de l’histoire interne du chiisme -des chiismes ; du poids des nations et des nationalismes. Et de la « nationalisation » des aspirations politiques ou confessionnelles des sociétés du Moyen-Orient.

* Le transnationalisme chiite, bien étudié [3], n’a jamais fait disparaître les stratégies nationales des communautés chiites. L’exemple du Bahreïn est éclairant : dans l’histoire politique contemporaine du chiisme bahreïni, l’influence irakienne a été forte à partir des années 1960, avant que la révolution iranienne de 1979 ne fasse pencher une partie des clercs de l’émirat vers Téhéran et Qom. Mais à partir des années 1990, on observe que le chiisme bahreïni s’est très largement « nationalisé », quand bien même la majorité des clercs ont été formés à Najaf (Irak) ou à Qom (Iran), et souvent dans ces deux villes successivement. En 2011, les contestataires de la Place de la Perle, à Manama, très majoritairement chiites, ont multiplié les déclarations de non-confessionnalité de leur mouvement (avec le mot d’ordre : « Ni sunnite, ni chiite, mais Bahreïni ! ») ; et d’autonomie totale de leur mouvement pour une monarchie constitutionnelle (ou une république, pour une minorité des manifestants) par rapport à Téhéran : le drapeau national a submergé les manifestations contestatrices, pour bien affirmer le caractère national du mouvement, et repousser toute ingérence étrangère -en particulier iranienne [4]. Que le régime monarchique sunnite des Al-Khalifa ait multiplié les accusations contre Téhéran de manipulation des chiites du Bahreïn, et que l’Arabie saoudite ait multiplié les dénonciations du « complot iranien à Manama » ressort non de la réalité politique sur le terrain, mais de la volonté des monarchies du Golfe de discréditer puis d’écraser cette contestation démocratique, ce que confirmera l’intervention au Bahreïn de l’armée saoudienne en mars 2011.

* Les soubresauts des conflits en cours depuis 2011, et surtout la percée fulgurante des djihadistes de l’Etat islamique  en Syrie et en Irak depuis 2014, font que l’Iran peut apparaître désormais à certaines communautés chiites comme le dernier rempart contre les massacres antichiites dont les salafistes radicalisés se sont faits une spécialité quand l’occasion s’en présentait.  Il est indéniable que l’Iran exerce ces derniers mois une emprise politique et militaire croissante sur l’Irak. On le mesure avec les quatre grandes milices chiites mobilisées depuis des années par des acteurs locaux (Moqtada Sadr), mais dont l’envol date de  l’appel d’Ali Al-Sistani à l’été 2014 à la mobilisation chiite générale contre l’EI. Ces milices chiites se substituent à une armée irakienne décomposée et débandée. Elles sont encadrées, sinon commandées par des pasdarans iraniens. Certaines d’entre elles ont, dès 2014, multiplié les exactions contre les sunnites, particulièrement dans les zones qui étaient tombées sous l’influence de l’Etat islamique. En 2015, elles sont intervenues massivement dans les batailles de Tikrit puis de Ramadi. En pratiquant d’ailleurs des exactions qui soudent la population sunnite contre elles et derrière Daech : la radicalisation est partagée dans les deux camps désormais.  Du coup, les pasdarans iraniens de la force Al-Qods, et certains de leurs chefs, sont la concrétisation sur le terrain du soutien vital apporté par les Iraniens (en particulier le général Ghassem Soleimani, devenu le héros de nombreux chiites irakiens et syriens). Récemment (le 5 mars 2015) le quotidien français Libération titrait ainsi un article de Jean-Pierre Perrin : « en Irak, le choc de deux djihads » [5] . Pour autant,  une sortie des guerres civiles -pour le moment des plus hypothétiques- pourrait à terme relativiser ce tropisme pro-iranien qui ressort actuellement de la nécessité pour la survie de certains groupes chiites ; comme l’Etat islamique peut être soutenu par une partie des populations sunnites inquiètes des exactions des milices chiites.

4/ Avec la montée de Daech en Syrie et en Irak, la cohabitation entre chiites et sunnites dans la région MENA peut-elle être affectée ?

Il faut tout d’abord préciser que  seul le Moyen-Orient est concerné, du Levant (Syrie-Liban) au Golfe et au Pakistan (pays où les affrontements sunnites-chiites sont quotidiens, les chiites, très minoritaires, étant victimes de massacres et d’attentats à la bombe récurrents). Les chiites sont pratiquement inexistants en Afrique du Nord, au-delà de quelques petits groupes étroitement surveillés au Maroc.

* L’Etat islamique n’est que l’avatar djihadiste le plus récent d’un néo-salafisme sunnite radicalisé encouragé par une pluralité d’acteurs, au premier rang desquels l’action prosélyte de l’Arabie saoudite et autres wahhabites du Golfe; et, à partir de 2003,  de l’invasion américaine en Irak, et des menées syriennes en Irak . La révolution iranienne de 1979 a réintégré les chiites de toute la région du Golfe dans l’historicité, après des décennies, sinon des siècles, d’occultation et d’invisibilité. Les émirs du Golfe ont détesté la révolution iranienne, et la promotion subséquente du chiisme, postulant d’ailleurs, à tort, que  l’Iran bénéficierait de l’allégeance de l’ensemble des communautés chiites du Moyen-Orient. Du coup, le « renouveau chiite » post-1979  a eu une contrepartie à laquelle on n’a pas suffisamment prêté attention du côté des analystes :  la radicalisation néo-salafiste confessionnelle et politique, jusqu’au djihadisme dans ses avatars. L’Arabie saoudite et wahhabite en est le chef de file, dont l’idéologie radicale s’inscrit dans la lignée des thèses fondamentalistes radicalement antichiites d’Ibn Hanbal (à Bagdad, au IXe siècle), d’Ibn Taymiyyah (à Damas, au XIVe siècle) et d’Abd el-Wahhab (dans le Nedjed au XVIIIe siècle).

* Car, depuis les années 1970, la matrice idéologique et financière du djihadisme sunnite radical est bien attestée. Les pétromonarchies wahhabites y ont joué un rôle idéologique et financier central, en particulier Riyad. Le wahhabisme, doctrine officielle de l’Etat saoudien, est la version la plus sectaire de l’islam néo-salafiste,  avec une obsession anti-soufie, anti-libérale, anti-moderne et anti-chiite.  L‘Etat islamique, radicalement obsédé par une pureté intolérante, iconoclaste et destructrice, contre les autres confessions musulmanes (soufisme, chiisme, alaouisme) et les autres religions (christianisme, yézidisme), peut être lu comme une version exacerbée du modèle saoudo-wahhabite. Qui se retourne d’ailleurs désormais contre cet Etat saoudien wahhabite, en une forme de «retour du boomerang» idéologique: par des menaces politiques, et par des attentats antichiites sur le sol saoudien. Le prosélytisme wahhabite en direction de l’ensemble du monde musulman, du Maroc à l’Indonésie, en passant par l’Afghanistan et le Pakistan, repose depuis des décennies sur la manne de la rente pétrolière.  Il est donc porté par des Etats, des organisations ou personnalités para-publiques (grandes fondations religieuses,  télé-prédicateurs) et « de grandes fortunes privées »  liées aux dynasties régnantes du Golfe.  A partir de 2012, ces acteurs  ont ainsi largement contribué à la djihadisation de l’opposition syrienne, en abondant financièrement et par des livraisons d’armes des groupes engagés dans des surenchères de radicalité,  autant sur les réseaux sociaux que sur le terrain des combats.  Pour le Qatar, dans le cadre de sa rivalité avec le royaume saoudien. Avant 2011, Riyad comme Doha entretenaient de bonnes relations avec le régime syrien ; en 2011, les deux capitales n’ont jamais cherché à faire croire qu’elles soutenaient en Syrie les aspirations démocratiques et sécularisées des contestataires. Pour le Qatar, il s’agissait, en soutenant les Frères musulmans, de profiter du vide de pouvoir à Riyad, le roi Abdallah étant alors très affaibli par la  maladie.  Pour l’Arabie saoudite, l’objectif, en soutenant des djihadistes anti-alaouites et anti-chiites, était et reste prioritairement de fragiliser la position de l’Iran, soutien de Damas et de Bagdad, et mécène du Hezbollah libanais.  Au-delà des guerres civiles, la Syrie, comme l’Irak, sont donc aussi des guerres par procuration de l’Arabie contre l’Iran, dans le cadre de la rivalité de deux puissances pour l’hégémonie régionale dans un monde en transition.

* Avec la nouvelle guerre froide entre Riyad et Téhéran, qui se déroule désormais sur les champs de bataille irakiens et syriens, il faut désormais parler d’affrontements confessionnels : le sunnisme wahhabite militant de Riyad, et sa version radicalisée et djihadiste de l’Etat islamique contre l’Iran chiite et ses alliés chiites irakiens et hezbollahis, et les alaouites syriens. L’offensive néo-salafiste sunnite, impulsée par l’Arabie wahhabite, est désormais mise en œuvre ces trois dernières années par des djihadistes violemment antichiites et antialaouites qui n’hésitent pas en même temps à se retourner contre le régime saoudien, trop lié aux Etats-Unis. En retour, on a assisté, surtout en Irak, à une radicalisation des chiites : le rôle des milices chiites irakiennes (dans une mobilisation de masse appelée par l’ayatollah Al-Sistani en 2014) est désormais central depuis un an dans les combats contre Daech, alimentant la dimension sectaire des conflits.

* On n’est certes pas dans un affrontement confessionnel généralisé :la majorité des sunnites et des chiites cohabitent encore vaille que vaille. Mais les chiites sont désormais visibles, y compris dans des espaces que l’on a tendance parfois à croire exclusivement sunnites : 10 % des Saoudiens sont chiites, concentrés dans la région orientale et pétrolière de Qatif, sur le Golfe [6] ; le tiers peut-être des Libanais également, longtemps invisibles derrière les chrétiens et les sunnites. Ils affichent leur identité confessionnelle à travers leurs grandes cérémonies annuelles, souvent spectaculaires (l’achoura, l’arbaïn) ; et leur place dans l’espace social et politique. Ce qui ne va pas sans tensions avec des régimes sunnites qui n’avaient pas, et n’ont toujours pas l’habitude de laisser une grande place aux chiites ; et encore moins de partager le pouvoir absolu qu’ils imposaient ou imposent encore à leurs populations (dans le Golfe, en particulier) [7].  En ce sens, la « question chiite » croise la « question démocratique » : on le voit bien au Bahreïn depuis 2011, où le refus du partage du pouvoir par la dynastie sunnite des Al-Khalifa s’impose à une population bahreïnie très majoritairement chiite (aux deux tiers), qui aspire à une monarchie constitutionnelle et à des élections non faussées.

* Avec la faillite des idéologies modernisatrices séculières au Moyen-Orient depuis les années 1970 -nationalisme arabe, nassérisme, baasisme, marxisme, etc., les référents religieux et confessionnels ont eu tendance à combler le vide. Le wahhabisme saoudien a été l’idéologie néo-salafiste sunnite la plus répandue dans l’ensemble de la région, grâce aux pétrodollars.  Son affrontement avec le chiisme est désormais ouvertement mené [8], constitutif de ce qui est fondamentalement l’affrontement indirect des deux grandes puissances régionales, dans le contexte de la recomposition générale des rapports de force dans la région, et qui implique au premier chef les Américains.On l’a dit, Riyad, comme ses alliés des émirats (à l’exception du sultanat d’Oman) s’estiment menacés par le déclin évident, voir la disparition de régimes sunnites au Moyen-Orient, arabes ou non. Ils en imputent une large responsabilité à Washington depuis depuis 2001 (intervention contre le régime sunnite des talibans en Afghanistan, soutenu par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis), 2003 (renversement du régime arabe sunnite de Saddam Hussein en Irak, ennemi juré du régime des mollahs de Téhéran), et depuis 2011. L’antiaméricanisme dans le Golfe a été exacerbé par l’attitude  américaine à l’égard des Printemps arabes depuis 2011, en particulier le « lâchage » du président égyptien Moubarak par Washington, en janvier 2011 ; et, plus récemment par l’émergence d’un éventuel « pivot iranien » de Barack Obama, suite à l’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015, qui est susceptible de faire évoluer significativement  les conditions de la sécurité régionale  [9].


NOTES

[1]         Mohammad-Reza DJALILI, L’émergence d’un arc chiite ?, in Islam, islams, La Documentation française, Questions internationales no 21, sept-octobre 2006, p.19-21 ; JP.BURDY, Le « croissant chiite » : un discours récurrent sur la « menace iranienne » à l’épreuve de la realpolitik, article du 28/6/2012 : http://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-croissant-chiite-un-discours.html

[2]          Sabrina MERVIN (dir.), Les mondes chiites et l’Iran, Paris, Karthala- Beyrouth, IFPO, 2007, 484p.

[3]    Par exemple  Laurence LOUËR, Transnational Shia Politics. Religious and Political Networks in the Gulf, Londres-Hurst, New York-Columbia University Press, 2008, 328p.

[4]     JP.BURDY,  « La Place de la Perle à Manama, ou la territorialisation confessionnelle de l’affrontement politique au Bahreïn en 2011-2012« , in Karine BENNAFLA (dir.), « Villes arabes. Conflits et protestations », Confluences Méditerranée no 85, Printemps 2013, p.33-48.

[5]    On lira d’un œil critique mais avec profit trois longs articles publiés sur le blog « Un œil sur la Syrie » qui dénoncent une « chiitisation de la Syrie » consécutive à « l’expansionnisme iranien » :http://syrie.blog.lemonde.fr/2015/03/29/les-djihadistes-chiites-lautre-menace-pour-lavenir-de-la-syrie-et-des-syriens/

[6]    Malgré quelques ouvertures du régime saoudien aux clercs chiites dans les années 2000 sous le roi Abdallah, les tensions politico-confessionnelles  restent à vif dans la région de Qatif : manifestations chiites réprimées en 2011-2012, arrestations et lourdes condamnations, parfois à mort ;  plusieurs agressions contre des chiites ces derniers mois, et attentat (attribué à l’Etat islamique) contre une mosquée chiite à Qoudeih (Qatif) le 21 mai 2015 (21 morts, 80 blessés), etc.

[7]     Roel MEIJER Roel & Joas WAGEMAKERS, The Struggle for Citizenship of the Shiites of Saudi Arabia, in : MARECHAL Brigitte, ZEMNI Sami (eds.), The Dynamics of Sunni-Shia Relationships : Doctrine, Transnationalism, Intellectuals and the Media, Hurst Publishers, 2013, 361 p., p.117-140.

[8]    Il est significatif que plusieurs ouvrages soient récemment parus, centrés sur la confessionnalisation du politique par les régimes du Golfe :  Toby MATTHIESEN, Sectarian Gulf: Bahrain, Saudi Arabia, and the Arab Spring That Wasn’t,  Stanford Briefs, Stanford University Press, 7/2013, 208p. ;

            Lawrence G. POTTER (ed),  Sectarian Politics in the Persian Gulf, C Hurst & Co Publishers Ltd,  1/2014, 360p. ; Frederic M. WEHREY, Sectarian Politics in the Gulf. From the Iraq War to the Arab Uprisings, Columbia University Press, 1/2014, 352p.

[9]          Clément THERME, La nouvelle « guerre froide » entre l’Iran et l’Arabie saoudite au Moyen-Orient, in Confluences Méditerranée no 88, hiver 2013-2014, p.113-125 ;  JP.BURDY, L’alliance avec les Etats-Unis, entre antiaméricanisme et sécurité régionale,  Moyen-Orient no 22, avril-juin 2014, p.61-65.