La diplomatie du sultanat d’Oman est méconnue, au-delà de quelques dépêches qui retiennent brièvement l’attention : ainsi en 2013, l’accueil à Mascate de rencontres secrètes américano-iraniennes ; ou, à l’été 2015, le rôle du sultanat dans la libération d’une otage française au Yémen, et la présence simultanée à Mascate de représentants des deux principales parties au conflit yéménite.

Construite dans les tensions régionales de la Guerre froide, la politique étrangère omanaise mérite pourtant attention. Quand, en 1970, Qabous bin Saïd renverse son père et devient sultan d’Oman, son pays est inconnu et isolé : protectorat britannique, il n’a aucune ambassade à l’étranger, et les seuls consulats à Mascate sont ceux de l’Inde et du Royaume-Uni. Pourtant, entre Golfe persique et océan Indien, il partage avec l’Iran le contrôle du détroit d’Ormuz : une situation dont la valeur stratégique est allée croissant.

Pragmatique, le sultan va fonder une politique étrangère sur des considérations de long terme : sécuriser le territoire par une reconnaissance diplomatique garantie par Londres et Washington ; refuser les conflits idéologiques ou confessionnels qui divisent la région ; maximiser par le bon voisinage et la coopération les avantages d’un « petit Etat » occupant une position stratégique. En 2015, à l’heure des incertitudes sur la succession du sultan, notre article revient sur l’historique et les perspectives de cette « diplomatie de petit Etat »…

> J-P.Burdy,« « Une diplomatie de petit Etat» : quatre décennies de diplomatie omanaise « , Diplomatie no 74, mai-juin 2015, p.13-19


  « Une diplomatie de petit Etat »  (« A Small State Diplomacy») 1970-2015 Quatre décennies de politique étrangère omanaise

Quand,  en 1970 , Qabous bin Saïd renverse son père et devient sultan d’Oman, son  pays  est inconnu et isolé : protectorat britannique, il n’a aucune ambassade à l’étranger, et les seuls consulats à Mascate sont ceux de l’Inde et du Royaume-Uni. Pourtant, entre Golfe persique et océan Indien, il partage avec l’Iran le contrôle du détroit d’Ormuz : une situation dont la valeur stratégique est allée croissant. En 2015, à l’heure des incertitudes sur la succession du sultan, historique et perspectives d’une « diplomatie de petit Etat »…

La diplomatie du sultanat d’Oman est méconnue. Un seul épisode récent a retenu l’attention il y a peu: l’accueil à Mascate, début 2013, de rencontres secrètes américano-iraniennes.  Construite dans les tensions régionales de la Guerre froide, la politique étrangère omanaise mérite pourtant attention. Pragmatique, elle est fondée sur des considérations de long terme : sécuriser le territoire par une reconnaissance diplomatique garantie par Londres et Washington ;  refuser les conflits idéologiques ou confessionnels ; maximiser par le bon voisinage et la coopération les avantages d’un « petit Etat » occupant une position stratégique.

1/ A partir de 1970,  l’émergence d’un acteur jusque-là invisible

L’événement fondateur de l’Oman contemporain est le coup de palais qui, le 23 juillet 1970, voit Qabous déposer son père Saïd bin Taimour Al-Busaïd. Sous protectorat britannique, Saïd gouvernait sans partage, maintenant le sultanat dans un isolement total. Malgré la découverte de pétrole en 1964, c’est alors le pays le plus pauvre de la Péninsule arabique, affaibli par des conflits tribalo-religieux et  une rébellion marxiste au Dhofar (sud-ouest).  Le sultanat est pourtant l’héritier d’une longue histoire d’émirat ibadite -une confession de l’islam ni sunnite, ni chiite. Au XVIIe siècle, enrichi par le commerce des épices et la traite des esclaves, Oman devient une thalassocratie commerçante qui s’étend dans l’océan Indien du Baloutchistan à  Zanzibar et au Gujarat. Son déclin au XIXe siècle est imposé par les colonialismes français et britannique. La grande diversité ethnique, linguistique et confessionnelle de la population actuelle du sultanat (4 millions d’habitants) est le reflet de cette histoire d’ouverture maritime aux mondes lointains.

              [Une décennie de conflit au Dhofar, 1965-1976]

Oman est confronté, à partir de 1965, à une guérilla dans la province du Dhofar, aux confins du Yémen et de l’Arabie. Menée par le Front populaire de libération d’Oman et du Golfe arabe (FPLOGA), elle est le produit de l’autocratie du sultan, du sous-développement du pays, et d’un sécessionnisme tribalo-régional encouragé après 1967 par le régime marxiste du Sud-Yémen. La rébellion est soutenue par l’Arabie saoudite, des régimes arabes anti-britanniques (Egypte, Irak), et les pays socialistes (URSS, Chine). Alors que le protectorat prend fin le 2 décembre 1971, c’est le premier dossier vital que doit traiter Qabous, monarque absolu qui monopolise les fonctions régaliennes. Sa politique de contre-insurrection articule des volets militaires, diplomatiques et économiques. Pendant que Londres renforce les effectifs de ses forces spéciales et que le shah d’Iran envoie un corps expéditionnaire, le sultan développe une armée nationale efficace (mais coûteuse), appuyée par un service de renseignement réputé. Il obtient dès 1971 la reconnaissance de l’indépendance d’Oman:  adhésion à la Ligue arabe et à l’ONU, ouverture d’ambassades à Londres, New Delhi et Karachi, visites officielles à Riyad puis à Téhéran, garanties de sécurité de Londres et Washington .  Enfin, grâce à la rente pétrolière, Qabous lance une politique volontariste de développement économique.  Fin  1975, le sultan peut déclarer que la guerre au Dhofar est terminée, et offre une large amnistie aux rebelles, en partie cooptés dans l’appareil politique et les forces armées.  

2/ L’ancrage occidental du sultanat pendant et après la Guerre froide

C’est sa position sur l’artère maritime d’évacuation du pétrole du Golfe, avec le contrôle du détroit d’Ormuz partagé avec l’Iran, qui fait l’importance stratégique d’Oman.  La diplomatie omanaise se veut indépendante mais, pendant et après la Guerre froide, elle s’est déployée dans le cadre de partenariats privilégiés : avec le Royaume-Uni, l’ancienne puissance protectrice, et avec les Etats-Unis, parrain de la Péninsule depuis le Pacte du Quincy en 1945. Pour sécuriser sa vital line maritime, l’Empire britannique a établi au XIXe siècle son protectorat sur l’ensemble de la région: le golfe Persique, la mer d’Oman, le golfe d’Aden, la mer Rouge sont une Mare britannica.  Formé à l’Académie royale militaire de Sandhurst, Qabous doit aux Britanniques et son accession au pouvoir, et la répression du Dhofar. Après la fin du protectorat, et comme dans les émirats du Golfe, les Britanniques sont restés omniprésents à Mascate, y combinant hard power (le militaire) et soft power (l’influence).  En 1977, un accord bilatéral confirme ainsi aux Britanniques des facilités aéroportuaires et navales.  Et ils emporteront régulièrement  la part du lion dans les nombreux contrats d’armements du sultanat.

Le traité d’amitié omano-américain signé en 1958 reste longtemps obéré par les liens entre les compagnies pétrolières américaines et l’Arabie saoudite, toutes deux jugées expansionnistes par Oman. C’est donc après 1971 que  les Américains prennent le relais des Britanniques, avec l’installation d’un ambassadeur en 1972. En 1979, la révolution iranienne puis l’invasion soviétique en Afghanistan apprécient fortement la valeur stratégique d’Oman. En même temps qu’un accord de coopération économique et technique, un   accord de défense américano-omanais est signé le 4 juin 1980. Régulièrement renouvelé, il vaut au sultan Qabous les foudres  des régimes nationalistes-arabes et des Non-alignés, car il permet aux forces américaines d’utiliser sous conditions les installations militaires omanaises de Khasab (Ormuz), Mascate, Thumrait (Dhofar). Les pistes de l’île de Masirah, sur la côte sud, offrent un relais à la base stratégique américaine de Diego-Garcia, dans l’océan Indien. Basée au Bahreïn, la Ve Flotte américaine peut utiliser les ports omanais.  Pour Washington, Oman prend ainsi opportunément le relais des bases perdues en Iran. 

La doctrine de « la diplomatie d’un petit Etat »

Mascate va essayer de maximiser les avantages relatifs de sa situation de petit Etat, selon les principes officiellement théorisés au début des années 2000 de la « Small State Diplomacy »  [1] : « L’Oman est un petit pays qui déploie sa politique étrangère dans un environnement régional façonné par d’autres que lui, et par de grandes puissances. Le sultanat essaie de développer une action en autonomie relative en se proposant comme médiateur. Il entend utiliser sa position comme intermédiaire entre des Puissances plus importantes, ce qui permet de réduire le risque de conflit dans son environnement immédiat. Au même titre que la Norvège qui a proposé ses services sur le dossier israélo-palestinien […], Oman entend et peut agir de manière autonome, discrètement, sans attirer trop l’attention. Car ni la Norvège, ni Oman, ne représente une menace pour qui que ce soit [2] .» Oman entend éviter d’être entraîné dans les conflits régionaux et, pour cela, promeut une politique de bon voisinage, indépendamment des divergences politiques ou idéologiques.  Le sultanat s’engage dans des associations régionales de coopération, mais ne veut pas de processus d’intégration contraignant.  Enfin, Mascate met en avant sa volonté médiatrice dans les conflits. Les exemples en sont nombreux, le dernier étant les contacts secrets de 2013 entre Washington et Téhéran. Pendant la guerre Irak-Iran (1980-1988), le sultan Qabous est le seul dirigeant de la région à faire le choix de la neutralité, et Mascate abrite des négociations secrètes en 1988. En 1985, lors du conflit entre le Pakistan et l’Inde, Mascate joue les médiateurs. En 1990, le sultanat condamne l’invasion du Koweït par l’Irak, mais privilégie ensuite la recherche d’un règlement pacifique.  En 1978, le sultan Qabous est le seul dirigeant arabe à ne pas rompre avec l’Egypte après la signature des accords de Camp David.  Le 28 décembre 1994, le premier ministre israélien Yitzhak Rabin fait une visite surprise à Mascate, une première dans la Péninsule arabique depuis 1948 permettant aux Israéliens d’ouvrir discrètement un « bureau de liaison commerciale » à Mascate.

3/  Des relations privilégiées avec le grand voisin iranien

L’ouverture à l’Iran est incontestablement le trait le plus marquant et original de la diplomatie du sultanat, qui le distingue de ses voisins. Au-delà de la rivalité de puissance entre l’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran depuis 1979, les pétromonarchies entretiennent des relations variables avec celle-ci : mauvaises pour Bahreïn et Abou Dhabi, inquiètes pour le Koweït, de nécessité gazière pour le Qatar, bonnes pour Dubaï et Oman. Les relations de Mascate avec Téhéran sont de bon voisinage, à la fois pour des raisons historiques, et de co-gestion réaliste d’Ormuz. Et elles sont de plus en plus de coopération militaire et économique, ce qui irrite les tenants régionaux d’un renforcement des sanctions contre l’Iran.

Le « facteur ibadite » est parfois avancé pour expliquer ces bonnes relations. Une petite majorité des Omanais sont de confession ibadite, héritiers du mouvement kharidjite qui a refusé la fracture initiale de l’islam entre sunnites et chiites [3]. L’ibadisme serait alors facilitateur des relations avec le chiisme. L’argument n’emporte pas l’adhésion pour deux raisons. La première est iranienne :  la politique étrangère de l’Iran après 1979 n’a jamais été définie par un critère confessionnel, même si les conflits récents (Irak, Syrie) sont fortement confessionalisés. La seconde est que la politique religieuse et confessionnelle du sultanat ne promeut pas l’ibadisme, pourtant fondateur d’une identité omanaise éloignée du wahhabisme saoudien. Le régime de tolérance du sultanat ne met en avant aucune obédience particulière : bien plutôt que l’ibadisme, c’est un islam syncrétique national qui y est promu, sans tensions confessionnelles.

Outre les relations commerciales séculaires que Mascate, comme Dubaï et Bahreïn, entretient avec la rive persane du Golfe, le bon voisinage remonte au début du règne de Qabous: quand le shah, « gendarme du Golfe », envoie ses troupes combattre au  Dhofar. Les deux pays organisent des patrouilles maritimes conjointes dans le détroit d’Ormuz dès 1973,  se partagent le plateau continental en 1974, et mettent en œuvre en 1975 une surveillance commune du libre transit.  La révolution iranienne de 1979 n’a pas interrompu ces coopérations établies au temps du shah.  C’est dans une logique réaliste que les deux régimes -que tout ou presque  sépare- assument conjointement leur responsabilité stratégique sur Ormuz. Pendant la guerre Irak-Iran, Oman a gardé une neutralité médiatrice appréciée de Téhéran, même si l’épisode n’a pas été exempt de tensions, en particulier quand  l’Iran a menacé de bloquer le détroit. Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que, depuis 1979, ce soit Oman,  une monarchie absolue très proche des Américains, qui maintienne ouverts des canaux de dialogue et de copération avec une République islamique honnie et isolée.

La coopération s’est même renforcée dans la dernière décennie, alors que l’Iran est  sur la sellette des Occidentaux avec la montée en puissance de la « crise du nucléaire » et des sanctions internationales. Car Mascate a adopté  une position originale, considérant que « le sultanat n’a aucune raison de ne pas accorder crédit aux assurances données par Téhéran que son programme nucléaire n’a pas d’autres finalités que civiles. » Ce programme ne doit donc pas être une source d’inquiétude, et Mascate encourage tous les acteurs à « un dialogue direct ».  En août 2009,  le sultan se rend à Téhéran à l’invitation du président Ahmadinejad.  En août 2013, il rencontre à Téhéran le président Rohani et le Guide Ali Khamenei.  M.Rohani lui rend sa visite à Mascate en mars 2014, et développe coopération militaire et accords énergétiques. Les deux pays ont signé en 2010 un accord de renforcement de leurs activités de défense. Chaque année, indépendamment des tensions internationales, Oman et l’Iran organisent des manœuvres navales conjointes : Mascate est ainsi  à rebours des positions anti-iraniennes de la quasi totalité des autres acteurs régionaux -et de Washington. L’accord énergétique, négocié depuis 2005 (et qui butait sur le prix de vente du m3), prévoit la livraison par l’Iran pendant 25 ans de 10 milliards de m3 de gaz, et la construction d’un gazoduc reliant les gisements iraniens d’Hormozgan au port omanais de Sohar.  Les coûts sont partagés : pour Oman la construction du gazoduc, compensée par la revente du gaz ; pour l’Iran les investissements sur la plate-forme pétrochimique de Sohar, et dans les terminaux de Duqm et de Salalah.  Oman est donc l’un des rares pays du Moyen-Orient arabe qui permet à l’Iran de sortir de son isolement régional, offrant du même coup à Mascate un contrepoids à un hégémonisme saoudien qui hante la plupart des Etats du Golfe. 

4/ Une position spécifique au sein du Conseil de coopération du Golfe

Oman est, en mai 1981, l’un des six membres fondateurs du Conseil de coopération du Golfe (CCG), avec l’Arabie saoudite, le Bahreïn, les Emirats arabes unis, le Koweït,  et le Qatar. Cette création n’a été possible qu’après apurement de tensions bilatérales multiples, même si le sultanat n’a qu’une petite façade maritime sur le Golfe, à Musandam [4].  La question centrale a été celle de la délimitation des frontières entre les Etats autour de « l’Empty Quarter », le grand désert du sud-est de la Péninsule. Car la découverte du pétrole a amené les Etats à revendiquer des zones jusque-là sans intérêt. D’où, au nord d’Oman, de fortes tensions,  jusqu’à des accrochages armés, avec Riyad et Abou Dhabi. Elles ont persisté après 1971, accentuées par la richesse croissante des EAU, et leur effet d’attraction sur les Omanais, mais aussi sur les migrants clandestins attirés par les chantiers du Golfe. Alors que les émirats se sont vu confisquer par l’Iran, en 1971, trois îles du détroit d’Ormuz, les positions pro-iraniennes de Mascate n’ont rien arrangé. Réglée  avec l’Arabie dans la décennie 1990, avec les Emirats dans la décennie 2000, la délimitation des frontières a également été difficile avec le Yémen, en 1995. 

Le CCG, ou les enjeux de sécurité dans le Golfe

Après 1971, le sultan Qabous va appeler régulièrement ses pairs à organiser une sécurité régionale partagée par tous les riverains arabes, mais aussi par l’Iran ; puis, après 1991,  à la création d’une force militaire intégrée du Golfe:  sans succès cependant, à cause de la crainte croisée des acteurs du double hégémonisme de Riyad et de Téhéran. La création du CCG en 1981 visait à garantir la stabilité intérieure des régimes tribalo-dynastiques pétro-rentiers, et la sécurité régionale contre les menaces conventionnelles ou les attaques asymétriques du terrorisme transnational. Mais jamais, malgré des dépenses militaires parmi les plus élevées du monde, le CCG n’a démontré sa capacité d’autonomie en matière de sécurité régionale : celle-ci a été assurée pour l’essentiel par les Américains. Oman a toujours manifesté ses réticences vis-à-vis des projets d’approfondissement du CCG présentés par Riyad, repoussant toute intégration accrue, qu’elle soit politique, économique ou monétaire, au prix d’ailleurs d’une certaine marginalisation. En 2011, Oman n’a pas envoyé de contingent réprimer le soulèvement du Bahreïn, étant au même moment confronté à une contestation populaire inédite. Pourtant Oman a, comme Bahreïn, bénéficié d’une importante subvention de ses partenaires pour racheter la « paix sociale ».  En décembre 2013, lors  du  sommet du CCG à Koweït , Oman se déclare « opposé à une intégration régionale accrue », et menace de se retirer du conseil « si cette union était mise en œuvre ». Un an après, lors de la crise qui oppose Riyad, Manama et Abou Dhabi à Doha, Mascate refuse de s’associer aux rétorsions contre le Qatar. Alors que la majorité des membres du CCG pousse à un renforcement des sanctions contre l’Iran, Mascate élargit ses coopérations militaires et économiques avec Téhéran : Oman critique ainsi dans le projet d’Union de feu le roi Abdallah sa dimension de « coalition arabe dirigée contre l’Iran. » Mascate, a donc toujours entendu « suivre sa propre voie » au sein du CCG, et tout particulièrement par rapport à  l’Arabie saoudite.  

5/ Un renforcement de l’importance stratégique, et des incertitudes

Oman n’a jamais été un gros producteur d’hydrocarbures, et  l’épuisement de ses ressources est annoncé pour 2030. Pour autant, le sultanat va occuper, dans les prochaines décennies, une place accrue dans les enjeux pétroliers et gaziers. En effet, plusieurs projets d’infrastructures vont renforcer sa position stratégique actuelle. Sur la côte sud, le port de Duqm est appelé à devenir la principale sortie terrestre pour les hydrocarbures du Golfe, un forme de hub portuaire et énergétique permettant d’éviter le passage maritime par Ormuz. Duqm sera à terme le principal terminal gazier et pétrolier pour les producteurs saoudiens, qataris et émiratis, ainsi qu’un terminal à conteneurs desservant la Péninsule par la route ou le rail.  Historiquement ouvert sur l’océan Indien, Mascate a diversifié ses relations avec l’Asie orientale, s’appuyant sur l’importance de sa communauté indienne (plus de 700000 personnes, soit 20 % de la population).  Oman s’est  tourné vers l’Inde à partir des années 1990 : accords commerciaux, vente de gaz et de pétrole, manœuvres navales communes. Outre les hydrocarbures, New Delhi y a d’ailleurs un intérêt stratégique : le containment de l’expansion navale chinoise du « collier de perles » (les facilités dont dispose la marine de guerre chinoise à Gwadar, au Pakistan, et Marao, aux Maldives). Dans une zone instable et menacée par la piraterie, Pékin tient tout autant à la sécurisation d’Ormuz, artère majeure de son approvisionnement pétrolier. 

Deux facteurs de fragilisation à court terme : le Yémen, et la succession

Depuis le « printemps yéménite » de 2011-2012,  la déliquescence de l’Etat central yéménite représente une menace sécuritaire croissante pour Oman. La prise de Sanaa par les rebelles chiites houthistes en 2014, puis leur main-mise sur le pouvoir politique début 2015, ont renforcé ce délitement : l’irrédentisme d’Aden et des provinces du sud-ouest s’est réveillé ; le centre est aux mains de tribus plus ou moins favorables à l’ex-président Saleh ;  les provinces orientales sont sous le contrôle d’Al-Qaeda dans la Péninsule arabique (AQPA). Mascate ne cesse donc de renforcer la surveillance déjà étroite de sa frontière yéménite, à la fois sur l’immigration du travail, et contre toute tentative de débordement des djihadistes d’AQPA. A court terme, l’enjeu principal est cependant celui de la succession du sultan Qabous, un « père de la patrie » omnipotent et omniprésent, mais sans héritier direct. Le 18 novembre 2014 marquait le 44e anniversaire de l’arrivée du sultan au pouvoir [5]. Or, pour la première fois depuis 1970, il n’était pas présent dans le pays, et n’a pas pris la parole en public. Soigné depuis des mois en Allemagne pour « une longue maladie », il s’est adressé au peuple omanais par un message télévisé pré-enregistré, ce qui n’a pas manqué d’attrister et d’inquiéter la population [6]. La  question de la succession est dès lors un motif d’inquiétude, et d’éventuelle fragilisation du régime, au moins autant  que les tensions sociales qui ont parcouru le pays en 2011.

Au final, tout en menant grâce à la rente pétrolière une politique de développement reconnue, le sultan Qabous a réussi à préserver son pays des tensions et des conflits qui se succèdent dans la région. Adossé à deux protecteurs historiques, il a pu conclure des accords de sécurité et de coopération de long terme avec ses voisins – sa position d’équilibre entre les deux poids lourds que sont l’Arabie et l’Iran méritant d’être soulignée. A l’aune des attitudes conflictuelles prévalant sur les deux rives du Golfe, ce bilan peut être considéré comme positif au plan diplomatique, à défaut d’une démocratisation politique qui tarde en interne.

Encadré 1 : Chronologie omanaise

1964 : Découverte du pétrole

1965-1976 : Guérilla du Dhofar

23 juillet 1970 : Le sultan Qabous détrône son père Saïd bin Taimur Al-Busaïd

2 décembre 1971 : Fin du protectorat britannique,  indépendance d’Oman.

Fin 1971 : Adhésion à la Ligue arabe, à l’ONU. Ambassades à Londres, New Delhi, Karachi.  Visites officielles du sultan à Riyad puis Téhéran

1972 : Adhésion à l’OCI. Relations diplomatiques avec les Etats-Unis, la France, les monarchies du Golfe

1973-1975:  Accords sécuritaires Oman-Iran sur le détroit d’Ormuz

1977 : Accord anglo-omanais sur l’utilisation des bases omanaises

1978 : Signature des accords de Camp David : Oman maintient ses relations avec l’Egypte

1979 : Révolution iranienne, invasion soviétique en Afghanistan

4 juin 1980 : Accord de défense avec Washington sur l’utilisation des bases omanaises

1980-1988 : Guerre Guerre Irak-Iran : neutralité d’Oman, puis médiation

Mai 1981 : Oman, un des six pays fondateurs du Conseil de coopération du Golfe (CCG).

1985 :  Relations diplomatiques avec l’URSS

1990-1991 : Invasion irakienne du Koweït : condamnation d’Oman,  puis médiation

28 décembre 1994 : Visite à Mascate du premier ministre israélien Y.Rabin

2005 : Plusieurs partenariats signés entre Oman et l’Inde

2008 : Début du chantier du hub portuaire et énergétique à Duqm

Août 2009 : Le sultan Qabous à Téhéran à l’invitation du président Ahmadinejad

Août 2010 : Accord Oman-Iran de renforcement des activités de défense

Février-mars 2011 : « Printemps arabes ». A Oman : tensions sociales et revendications de démocratisation ; aide financière du  CCG, mais le sultanat ne participe pas à l’intervention au Bahreïn.

2012-2015 : Déliquescence du Yémen, menace sécuritaire pour Oman

Printemps 2013 : Discussions secrètes Etats-Unis-Iran à Mascate

Août 2013 : Le sultan Qabous  à Téhéran, rencontre le président Rohani  et le Guide Ali Khamenei

Décembre 2013:  Sommet du CCG à Koweït : opposition d’Oman au projet saoudien d’Union renforcée

Mars 2014 : Le président Rohani à Mascate. Accord de coopération militaire, et important accord gazier

18 novembre 2014 : Le sultan Qabous absent d’Oman pour la 44e Fête nationale

Encadré 2 :  La France et Oman

Les relations franco-omanaises remontent au XVIIIe siècle, avec la présence épisodique de consuls français à Mascate. Les relations diplomatiques sont formalisées en 1972. La première visite officielle du sultan Qabous à Paris date de 1989 (puis 1996, 1999, 2002). Le président Mitterrand inaugure, en 1992, le Musée franco-omanais de Mascate, dasn l’ancien consulat de France. Avec le Centre franco-omanais de Mascate (1974), et la convention bilatérale de coopération (1979), ultérieurement élargie par une commission mixte (1982), les échanges sont culturels (éducation, culture, archéologie), techniques et économiques (santé, agriculture, gestion de l’eau, ingéniérie, tourisme). La coopération est également militaire (la France obtient 15 à 20 % des marchés militaires) et sécuritaire (sécurisation des routes maritimes, lutte contre la piraterie et  le terrorisme), la France étant très présente dans l’océan Indien par ses territoires, ses points d’appui  (La Réunion, Mayotte, la base de Djibouti), et sa marine de guerre.


[1]     Badr bin Hamad AL-BUSAÏD, « Small States » Diplomacy in the Age of Globalization : an Omani Perspective, The Review of International Affairs, 2003, no2, p.352-357. L’auteur est alors sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères.

[2]    S.E. Humaid Al-Maani, ambassadeur du Sultanat d’Oman à Paris, lors d’une conférence à Sciences Po Grenoble,  le 10 mars 2014.

[3]            Le reste de la population nationale est sunnite (wahhabite). Le sultanat a considéré après 1979 que sa petite communauté chiite n’était pas une source potentielle de troubles.

  1. [4]       Certains observateurs estiment d’ailleurs que, « adossé, donc tournant le dos » à l’Arabie et aux Emirats, sans  « identité khalijienne [golfienne] », le sultanat ne devrait pas être défini comme « Etat du Golfe ».

[5]            Pour éviter que la fête nationale du 23 juillet (1970) ne commémore une révolution de palais, elle est décalée dès 1972 au 18 novembre, anniversaire de la naissance de Qabous en 1940.

[6]    Observation de l’auteur en Oman en novembre 2014