1911: Officiers ottomans et « gendarmes yéménites »

A l’automne dernier, au plus fort de la bataille de Kobanê, la Turquie a refusé de participer aux frappes de la coalition menée par les Etats-Unis contre l’Etat islamique. Ce week-end, Ankara s’est félicité de la prise de la ville d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, par les opposants au régime de Bachar menés par Jabhat al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaeda. Au même moment, la Turquie annonce bruyamment sa participation à la coalition « Tempête de fermeté » menée par l’Arabie saoudite contre les rebelles zaïdites (chiites) houthis qui, après s’être emparé de Sanaa, s’approchaient d’Aden. Familier des déclarations péremptoires depuis toujours, mais plus encore depuis son élection à la présidence de la République, Regep Tayyip Erdoğan a donc prononcé quelques phrases martiales pour annoncer et la participation de la Turquie à l’opération saoudienne contre les houthis, et l’envoi de conseillers militaires à Doha. En ajoutant une vigoureuse dénonciation de la « tentation hégémonique régionale » de l’Iran chiite, au risque évident de dégrader les relations bilatérales Ankara-Téhéran. Ces déclarations et ces choix amènent à revenir sur les tenants et les aboutissants de la politique yéménite d’Ankara. Un retour à l’histoire n’est pas sans intérêt (Volet 1), avant d’interroger de possibles évolutions de la diplomatie turque au Moyen-Orient, principalement en direction de Riyad, du Caire et de Téhéran (Volet 2).

Les deux volets de l’analyse ont également été publiés sur le site de l’OVIPOT :

http://ovipot.hypotheses.org/11049 (1) http://ovipot.hypotheses.org/11069 (2)


VOLET 1/ Les Turcs Ottomans ont eu maille à partir
avec les chiites zaïdites du nord du Yémen
depuis… le XVIe siècle

Après l’annonce par Ankara d’une participation turque à la coalition saoudienne contre les milices zaïdites (chiites) houthies du Yémen 1, on peut rappeler que les Turcs sont familiers du Yémen et des zaïdites depuis… le XVIe siècle. Ils ont eu maille à partir avec ces chiites du nord du Yémen à trois reprises : au XVIe siècle, puis au XIXe siècle, et enfin au début XXe siècle.

1/ Ce sont les Mamelouks d’Egypte qui s’emparent du littoral du Yémen en 1516, à la recherche d’épices et d’encens. Mais, la même année, les Turcs ottomans sunnites l’emportent sur les Mamelouks et conquièrent l’Egypte. Ils s’établissent donc également au Yémen, non sans se heurter à la vive résistance des tribus chiites zaïdites qui ont proclamé l’imamat chiite, avec Saada comme capitale. Les Ottomans, qui qualifient les zaïdites d’hérétiques, s’appuieront donc sur les tribus yéménites sunnites du centre et du sud contre les chiites du nord. La présence de garnisons turques permanentes au Yémen (qui englobe alors la province côtière septentrionale du Asir) est importante à double titre pour les Ottomans. D’une part, parce qu’elle permet le contrôle des deux villes saintes de l’islam, La Mecque et Médine, confortant ainsi l’autorité du sultan turc qui, en transférant à Constantinople le pouvoir symbolique du califat du Caire, est devenu le « commandeur des croyants ». D’autre part, parce que la rive orientale de la mer Rouge (avec les villes d’Hodeida, de Zabid et d’Aden) permet le contrôle des grandes routes commerciales caravanières qui relient le Levant à l’océan Indien : une route terrestre des épices et des encens, alors que les galions portugais se font de plus en plus présents en mer Rouge, dans l’océan Indien et dans le golfe Persique. Ce contrôle sur le Yémen ne sera pourtant jamais vraiment acquis, malgré la campagne de Sélim II, fils de Soliman le Magnifique et de Roxelane. Les Ottomans établiront surtout des places-fortes côtières, tout en essayant d’installer des garnisons à l’intérieur du pays avec plus ou moins de succès. La première domination des Ottomans sur l’eyalet du Yémen (en réalité surtout sur la région littorale du Tihama) se termine d’ailleurs par leur expulsion en 1636 : les tribus zaïdites les ont successivement chassés d’Aden, puis de Sanaa, puis de Zabid et du Tihama…

2/ Cette difficulté à tenir le pays explique d’ailleurs une deuxième conquête ottomane, qui commence en 1833 quand, profitant des guerres intestines entre tribus zaïdites, et en s’appuyant à nouveau sur des tribus sunnites, les Turcs reconquièrent – lentement et difficilement – les zones contrôlées par l’imamat, de la côte vers l’intérieur. La région prend une importance stratégique nouvelle avec l’ouverture du canal de Suez en 1869. Les Ottomans ont déjà largement perdu leur autorité sur l’Egypte (dans la première moitié du XIXe siècle), qui passe peu à peu sous l’autorité de Londres (à partir des années 1880), comme Aden, qui devient un des bastions de la « vital line » maritime qui relie Londres à l’Empire des Indes. Mais les Ottomans réaffirment leur autorité sur les villes saintes, et sur le Yémen occidental , où le sunnisme wahhabite monte en puissance au détriment de l’imamat chiite. Dans ce qui est désormais le vilayet du Yémen, divisé en quatre sandjaks, avec Sanaa comme capitale (1872), les Ottomans essaient d’appliquer aux tribus locales les réformes de modernisation des tanzimat, avec comme objectif premier d’affaiblir l’imamat chiite du nord, et les seigneurs de la guerre ailleurs. Les résultats seront mitigés, car les tribus ne cessent de s’agiter, voire de se révolter.

3/ Le dernier et cuisant épisode de la domination ottomane est la période 1904-1911. La rébellion quasi permanente des zaïdites se transforme en révolte de l’imamat, aggravée par l’agitation tribale dans l’Asir. L’armée ottomane va y perdre des milliers de soldats et, dans le contexte politique agité de la révolution jeune-turque, Constantinople est contraint de signer un traîté avec l’imam Yahya Hamid ed-Din en octobre 1911. Celui-ci obtient une large autonomie pour les tribus du nord sous son autorité, et le rétablissement de la charia au détriment des codes que les Ottomans avaient essayé d’introduire, après les réformes des tanzimat pour affaiblir l’autorité des religieux. Les Ottomans resteront au Yémen jusqu’en 1918, quand l’Empire s’effondre. Mais déjà depuis 1911, leur autorité ne s’exerce plus guère que sur les grandes villes du centre, entre Hodeida et Sanaa, et sur les zones sunnites. Ailleurs, les tribus sunnites comme chiites font la loi, encouragées en cela pendant la Première guerre par l’or et les fusils des Britanniques. Au départ des Ottomans en 1918, Hamid ed-Din proclame le Royaume mutawakkilite du Yémen, qui disparaît en 1962 lors de l’abolition de la monarchie chiite au profit de la République arabe du Yémen.

Mais les royalistes monarchistes zaïdites déploient une résistance acharnée à l’idée de se voir imposer une république dirigée par les sunnites et soutenue par l’Egypte de Nasser. Le paradoxe est qu’à cette époque, ils sont soutenus par l’Arabie Saoudite sunnite wahhabite qui, finalement, à l’instar des Occidentaux, reconnaît le gouvernement rebelle en 1970. La nouvelle République arabe du Yémen (capitale Sanaa), mieux connue dès lors sous le nom de Yémen du Nord, entretient de bonnes relations avec le Yémen du Sud, qui s’est émancipé de la colonisation britannique en 1967 en formant la République démocratique populaire du Yémen (RDPY, capitale Aden). Dès 1972, une unification des deux Etats est envisagée mais il faudra attendre 1990 pour la voir se réaliser et donner naissance à la République du Yémen. Celle-ci sera dirigée par le président Ali Abdallah Saleh (lui-même zaïdite, et originaire, comme les houthis, de la confédération tribale des Hached) jusqu’à la révolution de 2011 et son départ consécutif en février 2012.
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Au bilan donc, une longue, mais irrégulière, présence ottomane au Yémen, avec un adversaire permanent pendant des siècles : les tribus chiites zaïdites de l’imamat du nord. Et une tentative régionale, depuis les années 1960 de contrer la présence chiite pour faire du Yémen un Etat sunnite. Pourtant, les tribus chiites zaïdites de l’imamat du nord, adversaire permanent des projets sunnites séculaires ou plus contemporains, ont fini par revenir sur le devant de la scène après les événements révolutionnaires qu’a connus le Yémen ces dernières années. Rappelons que ce sont ces tribus qu’a affronté l’armée égyptienne au temps de Nasser, dans les années 1960, en la contraignant à un retrait piteux 2. Cet épisode yéménite, bien qu’il ait finalement abouti à l’instauration d’une république, sera parfois qualifié de « Vietnam des Egyptiens »….

Retenons néanmoins de la longue histoire ottomane vécue par le Yémen qu’elle pourrait donner une dimension ottomaniste à ce regain d’intérêt de la Turquie, en 2015, pour l’une de ses anciennes possessions. On sait certes que la diplomatie de l’AKP, pour ne pas parler de la politique intérieure turque, ont été fortement teintées de réhabilitation de l’Empire ottoman, au point d’être parfois qualifiées de « néo-ottomanistes ». Mais les préoccupations de Recep Tayyip Erdoğan, en s’engageant, à propos du Yémen, aux côtés de l’Arabie Saoudite contre l’Iran, sont peut-être plus politiques (rassembler son électorat sunnite conservateur avant les élections législatives du 7 juin prochain) et géopolitiques (sortir la Turquie de son isolement stratégique actuel au Moyen-Orient), que véritablement ottomanistes et confessionnelles….

NOTES

Les zaïdites sont des chiites du Yémen qui reconnaissent Zaïd (Zayd ibn Ali as-Sajjad) comme cinquième et dernier imam. Ils se distinguent donc des duodécimains, largement majoritaires dans le monde chiite, qui se réfèrent à une lignée de douze imams dans la succession d’Ali. Par ailleurs les zaïdites sont, au plan des rites, assez proches des sunnites. Les houthis (du nom d’un chef tribal, Hussein Badreddin al-Houthi, tué en 2004, et auquel son frère Abdul Malik al-Houthi a succédé) sont une fraction politique radicalisée des zaïdites.

La « guerre du Yémen » (1962-1970) oppose les républicains et nationalistes arabes du sud-Yémen (Aden) aux monarchistes zaïdites (chiites) du nord. L’Egypte et l’URSS soutiennent Aden, alors que l’Arabie saoudite (pourtant sunnite wahhabite), la Jordanie hachémite et le Royaume-Uni soutiennent les monarchistes. Cette guerre d’usure dans le nord du Yémen sera un échec cuisant pour Nasser.