
R.T. Erdoğan reçoit Khaled Mechaal et Ismaïl Haniyeh en juin 2013
La Turquie a longtemps été, avec l’Iran du shah, un des très rares pays musulmans entretenant des relations diplomatiques avec Israël -la Jordanie du roi Hussein n’entretenant avec Jérusalem que des relations secrètes. Au temps de la Guerre froide, puis après 1991, ces relations turco-israéliennes découlaient, pour l’essentiel, de l’appartenance d’Ankara aux alliances occidentales (en particulier à l’OTAN), et à la forte influence américaine sur la diplomatie et l’armée turques. En 1996, puis en 2000, les militaires turcs avaient imposé aux gouvernements islamistes d’alors la signature d’importants accords de coopération sécuritaire et militaire, dans lesquels les deux parties trouvaient leur compte : l’armée turque bénéficiant des technologies militaires avancées d’Israël pour moderniser ses armements ; les Israéliens bénéficiant de la possibilité d’utiliser l’espace aérien turc dans une profondeur stratégique à revers de l’Iran, de l’Irak et de la Syrie ; et les services de renseignement des deux pays croisant leurs informations sur des dossiers sécuritaires régionaux. Les échanges économiques et touristiques ont également connu une croissance soutenue dans les dernières décennies, et des projets énergétiques (dans le domaine du gaz off shore en particulier) ont émergé plus récemment. Pour autant, la Turquie n’a jamais renié son appartenance au monde musulman, et son soutien aux Palestiniens, par exemple à travers l’Organisation de la conférence (actuellement : coopération) islamique (OCI), dont on peut rappeler qu’elle avait été fondé en 1969 en défense de la cause palestinienne, et en particulier sur la question de Jérusalem. Ekmeleddin Ihsanoğlu, actuel principal candidat d’opposition à Recep Tayyip Erdoğan, a ainsi été secrétaire général de l’OCI de 2005 à janvier 2014. On peut également souligner que l’opinion publique turque est devenue de plus en plus sensibilisée à la « cause palestinienne », les guerres récurrentes à Gaza participant largement de cette mobilisation en soutien.
Jusqu’en 2007, le poids de l’armée turque sur les décisions stratégiques, ainsi que la présence à la tête de l’Etat d’un président laïque hostile aux islamistes, ont empêché l’AKP de déployer sa propre diplomatie au Moyen-Orient, et en particulier à l’égard d’Israël et sur le dossier palestinien. Ayant les mains libres après 2007, Recep Tayyip Erdoğan a profondément infléchi l’attitude d’Ankara. Les relations sont devenues de plus en plus tendues avec Jérusalem, au fil de la politique menée par Israël sur le dossier palestinien, et tout particulièrement à l’occasion des sanglantes opérations menées contre la bande de Gaza. Le premier ministre turc, qui a régulièrement mis en avant l’identité sunnite de son pays, a noué des relations privilégiées avec le Hamas, et a fait, en quelque sorte, du sort de Gaza l’axe premier de sa politique palestinienne, sans pour autant négliger l’Autorité palestinienne de Ramallah et le Fatah. Ankara a donc à la fois proposé ses services de médiation entre le Hamas et Israël, et stigmatisé « la barbarie israélienne », en particulier lors de la sanglante opération Plomb durci fin 2008-début 2009. D’autant que le premier ministre turc avait été humilié par le fait que le premier ministre israélien Ehud Olmert, en visite à Ankara quelques heures avant le déclenchement de l’opération contre Gaza, ne l’en avait pas prévenu. En janvier 2009, le premier ministre turc avait ainsi interpellé de manière spectaculaire le président israélien au Forum de Davos, provoquant ce qu’on a baptisé l’incident du « One minute ! »
En mai 2010, les relations turco-israéliennes ont été encore dégradées par l’affaire de la flottille « Liberté pour Gaza ! », organisée par l’ONG islamiste turque IHH, proche de l’AKP, et qui entendait briser le blocus maritime israélien de la bande de Gaza. La flottille a été abordée par les commandos israéliens dans les eaux internationales, au prix de 9 morts et de nombreux blessés. L’affaire dite du « Mavi Marmara » est resté, depuis lors, un dossier qui empoisonne les relations bilatérales, Ankara exigeant des excuses officielles de Jérusalem (obtenues en 2013), l’indemnisation des victimes turques (toujours à confirmer) et, inadmissible du point de vue israélien, la fin du blocus de Gaza. Le premier ministre turc a reçu à plusieurs reprises les dirigeants du Hamas, en particulier en janvier 2012, et en juin 2013, à la fureur de Jérusalem, et malgré les critiques de ses propres alliés stratégiques, en particulier les Etats-Unis. Si les échanges économiques avec Israël (y compris, curieusement, dans le domaine militaire) sont restés importants, les relations diplomatiques se sont donc dégradées, jusqu’au rappel des ambassadeurs respectifs.
Après le début des printemps arabes de 2011, alors que la Turquie entendait encore conseiller le président syrien en matière de réformes de démocratisation, et proposer aux Egyptiens (ainsi qu’aux Tunisiens et aux Libyens) son modèle de « régime musulman laïque démocratique et économiquement performant », le premier ministre turc a pensé qu’il lui était désormais possible de réaliser un projet déjà ancien : aller à Gaza, et y apparaître comme l’acteur du déblocage politique du dossier. Las ! Ni Israël, bien évidemment, ni l’Egypte -co-partie au dossier gazaoui, n’entendaient laisser au dirigeant turc l’opportunité politique de se rendre à Gaza. Finalement, c’est l’émir du Qatar, Hamad Al-Thani qui fera un très bref, mais très spectaculaire déplacement à Gaza en octobre 2012. La tentative d’Ankara de profiter des tensions apparues entre le Hamas et Téhéran (à propos du dossier syrien, dans lequel le Hamas a pris le parti des rebelles contre le régime de Damas, lequel est soutenu militairement par l’Iran et le Hezbollah libanais) n’a pas paru non plus déboucher sur des évolutions significatives, la direction politique du Hamas misant plus à l’époque sur le soutien du Qatar, et surtout du nouveau président égyptien, le Frère musulman Mohammed Morsi.Ankara n’est donc pas devenu le nouveau « parrain » du Hamas.
Quand les affrontements à Gaza se sont développés en juillet 2014 , le premier ministre turc, par ailleurs en pleine campagne électorale présidentielle, a multiplié, comme à son habitude, les déclarations aussi virulentes que populistes contre Israël et son action militaire : « terrorisme d’Etat », « barbarie dépassant celle de Hitler », etc. Et le gouvernement turc, toujours prompt à interdire et à réprimer brutalement les manifestations de rue, a laissé faire plusieurs rassemblements en direction des bâtiments diplomatiques et consulaires israéliens à Ankara et Istanbul, au cours desquels des slogans clairement antisémites ont été scandés par des groupuscules islamistes radicaux.
Dans ce contexte, on conçoit que la volonté exprimée de M. Erdoğan de se poser en défenseur de premier plan de Gaza et du Hamas, et en organisateur d’un pont aérien en direction de l’enclave palestinienne pour briser le blocus, n’a recueilli aucun écho d’une partie israélienne totalement hermétique aux pressions internationales, d’où qu’elles viennent, y compris de Washington et de New York. Quand aux Egyptiens, ils n’ont aucunement relayé les projets turcs, le président al-Sissi ne pardonnant pas à Ankara son soutien réitéré aux Frères musulmans désormais pourchassés, et tout particulièrement au président déchu Mohammed Morsi. Au contraire Le Caire, soutenu par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, très hostiles aux Frères musulmans, ne peuvent que se satisfaire des déboires de la Turquie et du Qatar, soutiens des Frères en 2011-2013 en Egypte, en Syrie et à Gaza. Dès lors, les déclarations du premier ministre turc sont largement restées à usage (électoral) interne, mais sans le moindre effet sur la crise à Gaza.
Au final, sur ce dossier gazaoui comme sur de nombreux autres (l’Irak et l’Etat islamique à l’offensive ; la Syrie et l’enlisement de la guerre civile ; les relations avec l’Egypte anti-frériste du président al-Sissi), la diplomatie turque, encensée pendant quelques années pour la vision néo-ottomaniste (« Bon voisinage, zéro conflit avec nos voisins ») du ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu, paraît désormais plus qu’à la peine. Contexte électoral intérieur aidant, elle est beaucoup plus de l’ordre du déclamatoire démagogique que de la médiation opérationnelle.