Les relations inter-palestiniennes (entre les différentes factions, en particulier le Fatah et le Hamas), et les relations entre les Palestiniens (surtout le Hamas) et Israël passent, depuis des décennies, par les tentaculaires services de renseignement égyptiens, dirigés de 1991 à 2011 par Omar Souleimane. Ce rôle de médiation tenait à des facteurs multiples : le contrôle que l’Egypte nassérienne, autrefois « phare du monde arabe » et puissance tutélaire de la Ligue arabe, a exercé jusqu’en 1968 sur l’OLP (dont le premier secrétaire avait été un Palestinien nommé par Nasser, Ahmed Choukairy) ; le rôle longtemps incontournable du Caire pour la diplomatie arabe, du Proche-Orient au Maghreb (les monarchies de la Péninsule et du Golfe échappant cependant à ce contrôle) ; la paix froide signée à Camp David avec Israël, qui permettait désormais à l’Egypte d’avoir une relation directe avec Jérusalem ; sans oublier la frontière commune avec l’Etat hébreu dans le Sinaï, récupéré par l’Egypte en 1982, et les quelques kilomètres de frontière au sud de la bande de Gaza. Le Hamas, branche gazaouie des Frères musulmans, a remporté les élections palestiniennes en 2006, puis a monopolisé le pouvoir à Gaza par un coup de force contre le Fatah en 2007. Le mouvement étant classé comme « terroriste » par Israël, l’Union européenne et les Etats-Unis, tout contact avec le Hamas de Gaza passait donc nécessairement par Le Caire. Lors des crises ouvertes entre Israël et Gaza après 2007, Le Caire était donc sollicité officieusement et/ou officiellement par les Occidentaux (les Américains, en l’occurrence) pour appeler au cessez-le-feu, et proposer ses bons offices de médiateur.

Comment lire ce rôle de médiation de l’Egypte en août 2014, quand après un mois de bombardements, puis d’opérations terrestres de Tsahal à Gaza, les appels au cessez-le feu se multiplient de la part d’autres acteurs qu’Israël (qui estime avoir le droit de décider unilatéralement de suspendre les frappes) et que le Hamas (qui entend poser des conditions radicales pour suspendre ses tirs contre Israël) ? Il convient, tout d’abord, de rappeler que l’Egypte n’est pas, et depuis longtemps, un acteur « neutre » par rapport à Gaza et au Hamas, mais est bel et bien partie au conflit. Le rigoureux blocus israélien autour de la bande de Gaza depuis 2007, qui étrangle économiquement ses populations, ne peut ainsi s’exercer efficacement que parce que l’Egypte exerce le même blocus sur la limite sud de Gaza, au poste de passage de Rafah. La possibilité pour les Palestiniens de sortir de Gaza par Rafah n’a toujours été ouverte qu’au compte-gouttes, sous un strict contrôle des services égyptiens. De même que les nombreux tunnels creusés sous Rafah (on en aurait compté plus d’un millier) n’ont pu fonctionner qu’avec l’accord du Caire, la corruption massive des agents égyptiens atténuait les restrictions officielles.

La chute du président Moubarak avait donné aux Palestiniens de Gaza, et au Hamas, l’espoir d’une large ouverture de la circulation à Rafah, permettant de briser le blocus israélien par le sud. Mais le gouvernement militaire du SCAF, qui a exercé le pouvoir pendant 18 mois après avoir poussé Moubarak vers la sortie, n’a jamais eu l’intention de relâcher sa maîtrise d’une frontière très sensible, au nord d’une région du Sinaï qui échappé au fil des années au contrôle du gouvernement central au profit de tribus bédouines délaissées, et de groupes terroristes djihadistes. Cette position de l’armée (à l’époque commandée par le maréchal Tantawi) et des services de renseignement n’a pas changé après la victoire des Frères musulmans aux élections législatives, puis à l’élection présidentielle qui a vu Mohammed Morsi accéder à la magistrature suprême. En réalité, celui-ci n’a jamais eu les mains libres sur ce dossier sécuritaire à la fois national (le Sinaï) et bilatéral (avec Israël) : l’étau de Rafah ne s’est que très épisodiquement desserré, des centaines de tunnels ont été détruits par les Egyptiens, ralentissant certes les trafics, mais rendant aussi toujours plus précaire la situation économique de la bande de Gaza. Le Caire excipant d’ailleurs de la responsabilité d’Israël en droit international en ce qui concerne le contrôle des frontières de Gaza, et affirmant, contre toute évidence, que le poste de Rafah était ouvert à la circulation des Palestiniens et à l’aide humanitaire.

S’appuyant sur une mobilisation populaire anti-frériste à la fois sollicitée par l’armée et incontestable par son ampleur, le coup militaire contre le président Morsi, le 3 juillet 2013, suivi d’une répression sanglante contre les Frères musulmans dans l’été et à l’automne, a coupé les perspectives égyptiennes du Hamas. Alors qu’il pourchasse les Frères égyptiens accusés de terrorisme, le nouveau président égyptien, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, n’a aucune raison de faire le moindre cadeau au mouvement frériste palestinien, qu’un tribunal égyptien a même mis hors-la-loi le 4 mars 2014. On a pu, dès lors, constater que l’Egypte ne s’est pratiquement pas manifestée pendant les premières semaines de l’offensive israélienne, au-delà de déclarations largement rituelles, et d’un discret appel à un cessez-le-feu le 14 juillet. L’affaiblissement du Hamas par Israël ne pouvait, en effet, que faire le jeu du Caire. Ce n’est que tardivement, et sous pression internationale (de l’ONU et de Washington), et peut-être parce que l’opinion publique égyptienne a commencé à faire entendre sa solidarité avec les Palestiniens (mais pas nécessairement avec le Hamas ; toute manifestation publique étant par ailleurs interdite par la loi martiale), que le poste de Rafah s’est entrouvert pour laisser passer quelques ambulances emmenant des blessés palestiniens en Egypte.

Finalement, si l’on se reporte aux crises précédentes entre le Hamas et Israël– en 2006, 2008/2009, en novembre 2012 – on constate que l’on a toujours affaire au même processus. D’abord la montée des tensions, puis le déclenchement de la crise, avec des diplomaties internationales (États-Unis ou Ligue arabe) initialement totalement inefficaces. Puis on se résout à aller tirer la sonnette à la porte de l’Égypte, pour qu’elle propose un cessez-le-feu. Le scénario habituel s’est reproduit en ce mois d’août , les Etats-Unis exerçant, sans doute à partir du moment où les Israéliens l’ont estimé opportun, de fortes pressions sur le Caire pour que l’Egypte endosse, sans empressement, ce rôle de facilitateur. Il est vrai que l’un des enjeux est le maintien de l’aide militaire et financière de Washington au Caire. Les ministres des affaires étrangères arabes se sont donc réunis au Caire, au titre d’une Ligue arabe divisée et largement paralysée depuis la guerre en Syrie. Les délégations palestiniennes (arrivant de Ramallah et de Doha) et israélienne se retrouvent également dans la capitale égyptienne.

L’Egypte est donc toujours un acteur régional, mais profondément affaibli, et désormais largement incapable de peser sur des conflits qui lui sont pourtant proches, tels le Soudan ou la Libye. De là donc à qualifier le cessez-le-feu de « succès diplomatique égyptien », comme l’on écrit quelques organes de presse français, il y a un pas que nous ne franchirons pas. Le régime égyptien essaiera sans doute de valoriser ce rôle de médiation vis-à-vis de sa population et de l’ensemble du monde arabe, mais, en réalité, c’est une médiation a minima, poussée par les Américains, et qui est sans doute plus favorable à Israël qu’aux Palestiniens -et surtout qu’au Hamas. La diplomatie égyptienne n’est plus, depuis des années, ce qu’elle était aux temps glorieux du nassérisme et des non-alignés. Et cette perte d’influence régionale et internationale n’a fait que se confirmer depuis 2011, alors que le pays est plongé dans de fortes tensions politiques internes, et une crise économique qui le rend totalement dépendant des subsides accordés chaque mois par les pétro-monarques de la Péninsule et du Golfe.